Bac Philo, séries technologiques, explication d’un extrait des Essais de Montaigne
" Je ne connais qu'un seul écrivain que, pour l'honnêteté, je place aussi haut, sinon plus, que Schopenhauer, c'est Montaigne. En vérité, qu'un tel homme ait écrit, vraiment la joie de vivre ...
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La thèse de l'auteur :
Notre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit. (il n'y a pas de pouvoir naturel de juger)
Ses arguments :
a) Il n' y aucune thèse qui ne soit débattue et controversée entre nous ou qui ne puisse l'être.
b) Mon jugement ne peut faire admettre ce que je saisis par le jugement de mon semblable.
c) Les hommes ne sont d'accord sur rien. (il y a une diversité et une division infinie des opinions.)
d) Le trouble que notre jugement nous donne et l'incertitude que chacun sent en lui montre que l'assise de ce jugement est mal assurée.
e) Les hommes ne sont pas plus d'accord avec eux-mêmes qu'ils ne le sont entre eux : ils changent constamment d'opinion sur les mêmes choses.
Les exemples :
Montaigne donne l'exemple d'un jugement concernant "le fait que le ciel est sur notre tête". Ce jugement qui semble "évident" n'est pas partagé par l'ensemble de la communauté des "savants les mieux nés et les plus capables".
"Notre jugement ne saisit pas bien ce qu'il saisit" : il faut distinguer un jugement d'un fait. Un fait peut exister indépendamment d'un jugement. Un jugement est la constatation verbale (donc par un être humain) d'un fait exprimé dans une proposition, ou encore, selon saint Thomas d'Aquin, l'adéquation entre les choses (la réalité) et notre intellect (adequatio rei et intellectus). Par exemple, je dis : "il pleut". S'il pleut réellement, alors ce jugement est vrai ; s'il ne pleut pas, alors ce jugement est faux.
Selon Montaigne, "notre jugement naturel ne saisit pas bien ce qu'il saisit". En d'autres termes, il nous arrive bien souvent de nous tromper. A l'appui de cette thèse, Montaigne avance un premier argument : "le fait qu'on ne voit aucune thèse qui ne soit débattue et controversée entre nous ou qui ne puisse l'être".
Le raisonnement de Montaigne peut s'énoncer sous la forme d'un syllogisme hypothético-déductif :
Majeure : s'il y avait un pouvoir naturel de juger, les hommes seraient toujours d'accord.
Mineure : Or on constate qu'ils ne sont jamais d'accord.
Conclusion : (Donc) il n'y a pas de pouvoir naturel de juger.
Montaigne propose au lecteur de laisser de côté la "confusion infinie d'opinions que l'on voit parmi les philosophes et ce débat perpétuel et général sur la connaissance des choses."
Parmi les exemples innombrables de la diversité des opinions en philosophie, on peut citer la théorie des quatre éléments chez les Présocratiques qui ne sont pas d'accord sur l'élément primordial : l'eau, la terre, l'air ou le feu ; ou encore la définition contradictoire de l'Etre. Selon Parménide "L'Etre est, le non-être n'est pas", alors que pour Héraclite "rien n'est, tout est en devenir". On peut citer également les contradictions entre les systèmes philosophiques. Par exemple, pour Spinoza, Dieu est "sive natura", pour Leibniz, il est transcendant, pour Hegel "l'esprit absolu" se réalise dans l'Histoire humaine.
Montaigne prend un "malin plaisir", tout au long des Essais à montrer les contradictions entre les doctrines des philosophes de l'antiquité : Stoïciens, Epicuriens, Cyniques, Platoniciens, Aristotéliciens, Sophistes qui s'opposent les uns aux autres...
Il donne comme exemple de l'absence de jugement naturel le fait que les savants "les mieux nés et les plus capables" ne sont pas d'accord sur le fait que le ciel est sur notre tête.
Il aurait pu prendre d'autres affirmations contradictoires bien connues, telles que : "La Terre est plate/La terre est une sphère" ou encore : "Le Soleil tourne autour de la Terre/ La Terre tourne autour du Soleil."
Le jugement : "Le ciel est sur notre tête" semble évident. Il suffit de lever les yeux pour voir le ciel au-dessus de notre tête et de les baisser pour voir la terre.
Or, ce n'est pas parce qu'un jugement (une proposition) est évidente qu'elle est vraie. Nous voyons que la Terre est plate, mais nous savons que c'est une sphère légèrement aplatie aux pôles. Nous voyons le Soleil tourner autour de la Terre (géocentrisme), mais nous savons que c'est la Terre qui tourne autour du soleil (héliocentrisme).
Les sens peuvent nous tromper. C'est le raisonnement, le jugement droit, le bon usage de la raison qui rétablit la vérité, l'adéquation entre ce que je perçois et ce qui est réellement.
Dans Le Discours de la Méthode, Descartes donne plusieurs exemples analogues, empruntés au scepticisme dont se réclame Montaigne : une tour carrée qui paraît ronde de loin, le soleil qui semble plus grand à l'horizon qu'au zénith, un bâton fiché dans l'eau qui semble brisé, alors qu'il est droit...
Reprenons l'exemple donné par Montaigne : "Le ciel est sur notre tête". A partir du moment où je sais que la Terre est ronde, qu'elle tourne autour du Soleil et qu'elle n'est pas au centre de l'univers, je suis capable de rétablir la réalité par rapport à ce que je perçois. Le ciel n'est pas, comme je le perçois, au-dessus de ma tête, puisqu'il entoure la Terre.
Il y a donc une contradiction entre ce que nous percevons et ce que nous enseigne la science. Nos sens (notre perception) nous disent que le ciel est au-dessus de notre tête, mais la science nous enseigne qu'il n'y a pas de direction privilégiée dans l'espace, un "haut" et un "bas" absolus. Tout dépend de la position de l'observateur.
Par exemple, un cosmonaute qui sort de son vaisseau spatial pour effectuer une réparation, ne percevra pas le "ciel" comme "au-dessus de sa tête", mais tout autour de lui, aussi bien en-dessous qu'au dessus. Le mot "ciel" n'a de sens que pour un observateur placé sur la Terre ou éventuellement sur la Lune.
Devant le même fait, deux personnes peuvent porter un jugement contradictoire, parce qu'ils ne se placent pas du même point de vue.
La proposition : "Le ciel est sur notre tête" est vraie dans le modèle d'univers de Ptolémée et d'Aristote, qui distingue un "monde sublunaire" et un "monde supra lunaire" avec une sphère des "étoiles fixes". Elle devient fausse dans le modèle d'univers de Copernic, de Galilée et de Giordano Bruno avec des étoiles en mouvement et un univers infini s'étendant dans toutes les directions.
La proposition "le ciel est sur notre tête" correspond à l'assimilation (rassurante) d'un univers fini qui ressemblerait à une maison avec un toit.
On pourrait donner un autre exemple : "La Terre est immobile". Un grand penseur rationaliste comme Husserl, que l'on ne saurait suspecter d'ignorer la science (en l'occurrence l'astronomie), affirmait ce paradoxe que "l'arche originel Terre ne se meut pas". Notre expérience originelle de la Terre n'est pas celle d'une planète en rotation, mais d'un milieu de vie, d'un "Lebenswelt", d'une "maison" immobile.
"Laissons de côté cette confusion infinie d'opinions que l'on voit parmi les philosophes" : L’opinion est un jugement que l'on porte sur un individu, un être vivant, un phénomène, un fait, un objet ou une chose. Elle peut être considérée comme bonne ou mauvaise. Une opinion (terme issu du verbe latin opinari) est un ensemble d'idées que l’on se fait.
Une opinion (en grec Doxa) est donc un simple point de vue qui peut être vrai ou faux. Platon oppose la simple opinion (Doxa) à l'opinion droite et à la science. L'opinion est subjective, fondée sur la perception, les préjugés, l'intérêt personnel, alors que la science est universelle et fondée sur la raison.
Comme Montaigne, contemporain des Guerres de religion a pu le constater, la diversité des opinions entraîne la division des esprits. Si je considère tel ou tel dogme de l'Eglise à laquelle j'appartiens comme la vérité absolue, il me sera difficile de tolérer qu'un autre ait un avis différent du mien. S'il pense différent de moi, c'est que j'ai peut-être tort et cette idée me met mal à l'aise.
Il est donc nécessaire de laisser une place au doute, à la suspension du jugement, au moins dans les domaines où la vérité n'est pas assurée ou entre en contradiction avec la science. Le domaine de la foi est distinct de celui du savoir et entre le vrai et le faux, il y a l'immense territoire du possible.
Selon Montaigne, il y a deux signes qui montrent que "l'assise du jugement est mal assurée" : le trouble et l'incertitude. S'il y avait un pouvoir naturel de juger, nous n'éprouverions ni l'un ni l'autre.
"Comme nous jugeons différemment des choses !" Combien de fois changeons-nous d'opinion" :
Rappelons la thèse de Montaigne :
Notre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit. (il n'y a pas de pouvoir naturel de juger).
Rappelons les arguments qu'il avance à l'appui de sa thèse :
a) Il n' y aucune thèse qui ne soit débattue et controversée entre nous ou qui ne puisse l'être.
b) Mon jugement ne peut faire admettre ce que je saisis par le jugement de mon semblable.
c) Les hommes ne sont d'accord sur rien. (il y a une diversité et une division infinie des opinions.)
d) Le trouble que notre jugement nous donne et l'incertitude que chacun sent en lui montre que l'assise de ce jugement est mal assurée.
Il avance à présent un cinquième et dernier argument : les hommes ne sont pas plus d'accord entre eux qu'ils ne le sont avec eux-mêmes et ils changent constamment d'opinion sur les mêmes choses.
Autrement dit, il n'y a pas de pouvoir naturel de juger puisque non seulement nous n'arrivons pas à tomber d'accord les uns avec les autres, mais encore, nous ne sommes même pas d'accord avec nous-mêmes puisque nous changeons constamment d'avis à propos des mêmes choses.
Montaigne évoque ici l'idée de certitude. Il ne devrait être question de certitude (raisonnable) que dans le domaine de la science, mais non dans le domaine de la politique ou de la religion.
Mais "ce que je soutiens aujourd'hui et que je crois, je le soutiens et le crois de toute ma croyance, toutes mes facultés et toutes mes forces empoignent cette opinion et m'en répondent sur tout leur pouvoir. Je ne saurais embrasser aucune vérité ni la conserver avec plus de force que je ne fais pour celle-ci. J'y suis totalement engagé. J'y suis vraiment engagé..."
Montaigne décrit ici avec un réalisme saisissant les caractères psychologiques de la croyance (ou de la passion) à cause de laquelle toutes nos facultés et toutes nos forces "empoignent" une opinion.
La croyance est aveugle ; elle prend le chemin inverse de celui de la connaissance. Nous croyons qu'une chose est vraie parce que nous désirons qu'elle le soit et non parce que nous l'avons jugée vraie.
De nombreux facteurs "irrationnels" favorisent nos croyances : l'appartenance à une communauté, l'esprit d'imitation, la peur d'être rejeté, le snobisme...
Les systèmes de pensée dogmatiques satisfont notre désir d'échapper à l'inconfort du "trouble" et de "l'incertitude" dont parle Montaigne. Quel que soit l'événement (le fait contingent) qui se produit, ces systèmes se font fort d'expliquer ce fait en l'intégrant à une théorie. De contingent qu'il était : il aurait pu ne pas se produire, ce fait devient nécessaire en raison d'un "sens immanent de l'Histoire" ou encore d'un "complot" mondial (les "Sages de Sion", les "Illuminati", les "Skulls and Bones", ...)
Des affirmations telles que : "Les hommes n'ont jamais marché sur la Lune" ou bien : "Les chambres à gaz n'ont jamais existé" ou encore : les événements du septembre 2001 ont été organisés par le Gouvernement américain sont difficiles, voire impossibles à réfuter parce que la vérité n'est pas contraignante et qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre un fait et un jugement (une opinion).
Selon Karl Popper, des théories comme la psychanalyse ou le marxisme sont irréfutables. Mais leur irréfutabilité n'est pas le signe de leur vérité, mais au contraire de leur caractère non scientifique.
En fondant la certitude sur le désir et non sur une vérité éprouvée, nous prenons le risque de tomber dans l'illusion et dans l'erreur.
La preuve que notre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit, qu'il n'y a pas de pouvoir naturel de juger, c'est que nous changeons d'opinion, "non pas une fois, mais cent, mais mille et tous les jours".
S'il y avait "un pouvoir naturel de juger", tout le monde aurait la même opinion et personne ne changerait d'opinion. Tous les hommes seraient d'accord entre eux et chacun serait d'accord avec lui-même.
Cette constatation devrait, comme on dit "nous faire réfléchir", mais il arrive bien souvent que les individus comme les peuples "s'engagent totalement" dans une nouvelle opinion avec la même passion et la même opiniâtreté qu'ils avaient mis au service d'une opinion précédente qu'ils ont abandonnée en la considérant à présent comme une "erreur".
S'il y avait un "jugement naturel" infaillible, partagé par tous, il n'y aurait jamais de désaccord entre les hommes. Mais le fait que les hommes ne sont pas d'accord entre eux montre qu'il n'en est rien.
Descartes au contraire, dans le Discours de la méthode, avance que "le bon sens, qui est la faculté de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux, est la chose du monde la mieux partagée." Il est possible, selon lui, d'émettre des jugements vrais et de les faire partager aux autres, pourvu qu'ils soient fondés sur des "idées claires et distinctes".
Mais pour Montaigne, le fait que mon jugement ne peut faire admettre ce qu'il saisit par le jugement d'autrui est le signe que je l'ai saisi par un autre moyen que par un pouvoir naturel qui serait en moi et en tous les hommes.
Autrement dit, pour Montaigne, il n'y a pas de pouvoir naturel de juger et le "bon sens" n'est pas la chose du monde la mieux partagée.
Montaigne se réclame du scepticisme. Le mot "sceptique" vient du grec "skeptomaï" qui veut dire chercher.
Il y a plusieurs sortes de sceptiques. Certains sceptiques comme Pyrrhon, le fondateur du mouvement concluent de la faiblesse de nos sens et des limites de notre entendement à l'impossibilité du savoir quoi que ce soit, à la suspension (épokè) définitive du jugement et au doute radical.
Pour d'autres, comme Descartes, le doute n'est pas une fin en soi, mais une méthode, un moyen de chercher une vérité assurée qui échappe au doute : "Je pense donc je suis". Je peux douter de tout, sauf du fait que je pense, car douter, c'est penser. Donc je suis, j'existe (au moins) en tant que pensée. Première certitude d'où Descartes va faire découler, dans les Méditations métaphysiques, toutes les autres (l'existence de Dieu, celle du monde, celle du corps et celle de l'union de l'âme et du corps).
Il y a donc trois sortes de doute : le doute radical ou "hyperbolique" qui refuse la notion même de vérité, le doute méthodique qui cherche un point d'appui assuré (Descartes) et le doute "zététique" (du grec zétein = chercher) qui permet la réflexion et l'enquête critique (Montaigne).
Note :
La zététique est définie comme « l'art du doute » par Henri Broch, le terme d'art se comprenant au sens médiéval (ars) d’habileté, de métier ou de connaissance technique, en clair, de « savoir-faire » didactique qui permet la réflexion et l’enquête critiques. La zététique est présentée comme « l'étude rationnelle des phénomènes présentés comme paranormaux, des pseudosciences et des thérapies étranges ». La zététique est destinée aux théories scientifiquement réfutables, c'est-à-dire respectant le critère de discrimination de Karl Popper. De fait, contrairement aux autres mouvements sceptiques, elle ne pose pas la question des religions et des croyances non réfutables. Son objectif est la mise à l'épreuve d'énoncés pourvus de sens et de nature scientifique (c'est-à-dire réfutables selon Popper) dont les explications ne semblent pouvoir se rattacher à aucune théorie communément acceptée. La zététique se réclame aussi du scepticisme scientifique, et plus généralement de la démarche de doute cartésien qu'elle décrit comme nécessaire en science comme en philosophie. Elle se veut, pour reprendre le mot du biologiste Jean Rostand, une « hygiène préventive du jugement » (source : wikipedia)
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