Banlieues, comment mettre le feu aux poudres avec une bougie d’anniversaire
« Ils vont y arriver... »
« Ils », ce sont bien évidemment les médias, et en premier lieu les télévisions. Les maires des « zones urbaines sensibles » (ZUS), considérés par le gouvernement comme « les vrais pilotes » de ce que sera le « plan de national de prévention des violences », dénoncent[1] leur présence renforcée dans les quartiers ces dernières semaines et le discours, les questions qui se répandent actuellement dans les journaux télévisés, les magazines d’information et les colonnes de nos journaux comme de l’essence. Le phénomène n’est pas strictement français, les médias internationaux n’ont pas oublié « les évènements », terme pudique pour désigner l’embrasement pendant vingt-et-un jours de certains territoires de nos banlieues et « le climat insurrectionnel » qui a donné des frissons dans le dos à la bonne société qui se croyait jusque-là bien à l’abri derrière ses privilèges. Ils ont bien cru que la révolution était aux portes de Paris quand les télex de presse annonçaient des voitures brûlées jusque dans le 11e arrondissement !
Panique générale ! Qu’ils se tapent dessus dans leur coin avec des policiers, qu’ils brûlent leurs voitures passe encore, mais qu’ils aient l’idée d’étendre la révolte et là, les grands mots sont lâchés et la situation mérite qu’on s’y intéresse de plus près.
Force est donc de constater que les émeutes de 2005 ont eu le mérite, en s’invitant à la une pendant trois semaines, de faire émerger le problème des banlieues dans toute sa profondeur et sa complexité. Les vraies questions ont enfin été posées et notamment celles de leur cloisonnement, de la diminution des crédits apportées aux associations de terrain, de leur caractère déshumanisé, des problèmes structurels loin des idées reçues et rebattues au café du commerce selon lesquelles « ils ont tout, que veulent-ils encore ? ».
Pourtant, derrière le résultat positif (on pourra toujours critiquer la prime ainsi donnée à la violence qui apparaît comme le seul moyen de se faire entendre et prendre en considération), il y a eu l’instrumentalisation des médias. L’article du Monde sur les blogs des cités le rappelle[2] : la course à l’audience entre bandes rivales a entraîné une surenchère dans les actes de vandalisme et de violence. Il y allait d’une certaine forme de reconnaissance entre pairs dans un classement inquiétant de la banlieue la plus « chaude ». Les élus des ZUS évoquent à ce propos une collusion entre émeutiers et journalistes quand ces derniers arrivaient en avance sur les lieux des incendies...
Difficile de ne pas leur donner raison... Les médias ont joué à nous faire peur et ce faisant, il y a bien eu connivence, car tel était bien l’objectif de la poignée de jeunes à l’origine des émeutes.
Il importe en effet de ramener les choses à de plus justes proportions. Derrière la brutalité des images et des chiffres livrés en valeur absolue (bilan des trois semaines d’affrontement :10 000 véhicules détruits, plus de 200 bâtiments publics incendiés, évaluation des dommages à 160 millions d’euros par les compagnies d’assurance, 120 policiers et gendarmes blessés, 3200 interpellations et 400 condamnations à de la prison ferme[3]), il y a d’abord des proportions. Plusieurs centaines de jeunes ont en effet contribué à faire naître cette catégorie sociale originale « jeune de banlieue ». Etiquette bien commode par l’uniformité qu’elle confère aux millions d’individus sur le front desquels elle vient se coller ; elle permet de ne plus penser les différences, de se contenter des caricatures quand il faudrait des analyses fouillées. A titre d’exemple, la cité des 3000 à Aulnay compte 18 000 habitants...
Oui, ils ont joué à nous faire peur en faisant augurer une révolution improbable tant les acteurs s’avèrent dépourvus de toute culture politique, de toute visée politique. Hélas, pourrait-on rajouter... Ils ne remettent absolument pas en cause une société ultra-matérialiste de consommation dont ils ont au contraire totalement intégré les symboles et le fonctionnement (marques, apparences, violence des symboles sexuels, notamment dans la publicité). Il suffit pour s’en convaincre de regarder les clips de rap « gangsta » ou Rn’B où paradent des caïds en grosses cylindrées toujours entourés de bimbos plus sexys les unes que les autres, plus lascives les unes que les autres. L’article précité sur les blogs des cités montre qu’il s’agit avant tout d’un jeu grandeur nature, et d’abord d’une confrontation à l’autorité matérialisée par les forces de l’ordre perçues comme une force d’occupation d’un territoire dont ils se sentent les maîtres absolus. La politique ne les intéresse pas (les chiffres d’inscription sur les listes électorales restent très faibles) et du reste, la grande majorité des émeutiers était très largement mineure et ne sera donc pas concernée par les prochaines élections... Absence de culture politique, absence de culture tout court, pourrait-on également déplorer. Les études sur l’étendue du vocabulaire des jeunes en difficulté laissent pantois. Georges Orwell, dans son livre 1984, montre comment la diminution du nombre de mots dans le dictionnaire officiel participe de la mainmise sur les populations par l’atteinte portée à leur capacité à exercer leur esprit critique. Il s’agissait alors de la mise en œuvre d’une volonté. Aujourd’hui, le résultat est le même pour une certaine frange de la population sans que l’on puisse dire qu’il s’agit d’une volonté similaire et clairement identifiée. Le résultat n’est toutefois pas celui envisagé par l’auteur d’anticipation, car en l’absence de mots, c’est l’action violente qui s’impose dans une forme de gratuité qui nous dérange et déstabilise plus encore...
Alors oui, dans un climat qui n’a guère évolué, tant au regard des causes qui ont produit les émeutes en 2005 que dans la perception du « problème des banlieues » par la masse de la population, qui ne s’y trouve pas directement confrontée, la question de la légitimité aujourd’hui d’évoquer les émeutes un an après doit se poser. Non pas sous l’angle de la récupération politique, voire de la manipulation politique, et ceci même s’il ne fait pas de doute que de nouvelles émeutes feront le lit de la droite et de l’extrême droite, la présence des médias internationaux suffisant à en contester la valeur explicative générale, mais bien sous celui du sens de l’information, du rôle des médias, et du métier de journaliste.
Nous sommes en effet à la limite de la création de l’événement, quand l’information devient proactive.
Bien sûr, les journalistes pourront toujours dire qu’ils ne sont pas responsables des émeutes qui ne manqueront pas de se produire dans la mesure où, comme le noteraient les renseignements généraux, « la plupart des conditions qui ont amené, il y a un an, un déclenchement de la violence collective [...] sont toujours réunies[4] ».
A titre d’exemple, en droit, deux théories permettent d’apprécier la difficile question de la causalité dans l’appréciation d’une responsabilité. La première, la causalité adéquate, fait peser l’ensemble de la responsabilité d’un événement sur la dernière cause, à savoir celle sans laquelle rien ne se serait produit. En application de ce principe, la responsabilité des émeutes ne peut finalement peser que sur les émeutiers. La seconde, la théorie de l’équivalence des conditions, étend le cercle des responsables à quiconque a participé à créer la situation dommageable.
Seule la seconde peut permettre de comprendre la mécanique complexe des violences urbaines, qui ne sont pas une spécificité française (on peut citer Brixton en 1981 et 1985, en Angleterre, Los Angeles en 1990, aux Etats-Unis, et également
Et à ce titre, la responsabilité des journalistes ne peut être ignorée.
Or quel peut être le rôle du journaliste dans ces conditions ? Comment peut-il remplir sa mission, informer, sans l’outrepasser et basculer dans la manipulation ? Quelles questions devait-il se poser ?
S’il est légitime de suivre l’évolution d’un dossier et de ne pas être seulement tributaire de l’actualité lorsqu’elle se présente - on critique si souvent le « zapping » de l’actualité (le tremblement de terre passé, on omet de dire comment les secours luttent quotidiennement contre les différents maux qui se succèdent pendant plusieurs mois après la catastrophe) - il convient de s’interroger sur la manière de mener le suivi. Et en premier lieu, en l’espèce, sur la pertinence du délai d’un an, et sur le concept d’« anniversaire » qui s’y trouve nécessairement associé.
N’aurait-il pas été préférable de prendre le calendrier des mesures édictées par le gouvernement au sortir des émeutes et de s’y caler, date après date, pour en vérifier l’application, l’expliquer, la commenter, la critiquer ? Par quels moyens ? Fallait-il ressortir les images d’archives ? L’image n’est-elle pas nécessairement réductrice pour donner à penser la complexité de ce qui se joue ainsi dans la rue ? Peut-elle échapper à ce qu’elle montre, à savoir une population pour l’essentiel noire, ramenant le problème à une question « raciale » lorsque l’analyse du phénomène, pris dans son ensemble et intégrant les exemples internationaux, établit, sans contestation possible, qu’il s’agit avant tout d’un problème social, à savoir la constitution de zones de pauvreté imperméables à toute évolution positive ou tout du moins ressenties comme telles par leurs habitants... La proximité d’échéances électorales telles que les présidentielles ne renforce-t-elle pas la responsabilité des médias dans le traitement de sujets aussi sensibles ? Peuvent-ils ignorer les conséquences de ce qu’ils montrent ?
Il est dommage qu’à chaque surmédiatisation d’un événement, laquelle n’est jamais sans incidence sur son objet, les mêmes questions se posent sans que les réponses qui y sont apportées ne servent pour l’avenir.
Alors, il en reste une que j’aimerais poser : que fêterons-nous exactement à la fin du mois d’octobre ?
[1] Le Monde 27 octobre 2006 : « Des élus critiquent l’emballement médiatiques sur les banlieues »
[2] Le Monde du 11 octobre 2006 : « Les bogoss baizent les rageux ! »
[3] Corse-Matin, jeudi 26 octobre 2006 : « Cette nuit où tout a commencé »
[4] Le Monde 27 octobre 2006 « Des élus critiquent l’emballement médiatiques sur les banlieues »
[5] Supplément au « Monde » du 26 octobre 2006 « Banlieues un an après » - article « Comment font-ils ailleurs ? » interview de Claude Jacquier
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