Bébé se rebelle
« La vérité est dans l’imaginaire » (Eugène Ionesco)
Nous étions deux dans la pouponnière de la maternité : une fille et moi. Deux nouveau-nés, plus ou moins rouges et fripés. Elle portait à son poignet droit un bracelet en plastique rose. Le mien était bleu. Étant donné l’odeur qui flottait dans l’air, nous devions avoir chié tous les deux dans nos couches.
Un couple d’adultes est entré dans la pièce : un type d’une quarantaine d’années, d’allure plutôt sportive, et une femme un peu plus jeune au visage énergique. Ils étaient venus rendre visite à la fille au bracelet rose qui braillait dans l’autre berceau. Ce qui m’a plu chez eux, c’est qu’ils se sont adressés à elle avec gentillesse et intelligence, sans se croire obligés de lui parler comme s’il s’agissait du chienchien à sa mémère.
─ Dites, ça vous ennuierait de m’emmener avec vous ?
L’homme et la femme ont jeté sans comprendre un regard circulaire autour d’eux. D’où venait cette voix ? Il n’y avait qu’eux dans la pièce.
Sur un ton plus insistant, j’ai réitéré ma demande, en précisant :
─ C’est moi qui vous parle, là, dans le berceau.
Le couple m’a regardé d’un air éberlué.
─ Ça alors, un bébé qui parle ! s’est étonné l’homme.
─ C’est... c’est fou ! s’est exclamé sa compagne.
Forcément, j’ai dû leur donner des explications :
─ Je me nomme Sébastien, mais tout le monde ici m’appelle Seb. Vous avez dû voir ma mère, elle se repose dans la chambre voisine, avec la mère de Nathalie, Nat si vous préférez. Moi, je suis sur le départ. Dès que mon père arrive, je sors de la maternité, et c’est parti pour une vingtaine d’années de vie commune avec mes darons. Et là, je dis non, il n’en est pas question ! Je revendique le droit de divorcer de mes parents dès aujourd’hui...
Le couple continuait de me regarder avec des yeux stupéfaits. Pire que si je venais de débarquer d’une lointaine galaxie avec des oreilles en pointe et des tentacules visqueux. Je sentais bien qu’il y aurait des difficultés. De nos jours, les gens écoutent sans broncher les discours d’un vulgaire perroquet et ils tombent des nues dès qu’un bébé les interpelle. On nage en plein paradoxe !
Heureusement, la situation s’est vite débloquée. Après quelques mouvements de tête pour chasser une éventuelle hallucination, l’homme s’est repris :
─ OK, a-t-il dit, on se calme (ce qui valait pour son épouse et lui, vu que j’étais pour ma part doté d’un sang-froid tout à fait remarquable pour un nouveau-né). Donc, vous êtes un bébé qui parle. Soit. J’en déduis que vous êtes apte à me comprendre. Pouvez-vous, dans ce cas, m’expliquer : primo, pourquoi vous parlez, parce que sans vouloir vous vexer, à votre âge, les bébés normaux en sont encore au stade des vagissements ; deuzio, pourquoi vous voulez divorcer de vos parents, alors que vous ne les connaissez pas encore, ou du moins ne les connaissez-vous que de manière très superficielle. Je ne sais pas comment sont ces braves gens, mais je suis persuadé qu’après vous avoir attendu pendant des mois, ils sont probablement débordants d’amour pour vous et très fiers d’avoir un fils aussi mignon.
─ Ecoutez, ai-je répliqué du tac au tac, inutile de me jouer cette partition, vous ne m’aurez ni au sentiment ni à la flatterie. Cela dit, pour répondre à vos questions, sachez que tout est lié. Je parle parce que je tiens à exprimer dès maintenant mon hostilité à toute forme de vie commune avec mes parents. Quant à savoir pourquoi je ne veux pas vivre avec eux, c’est tout simple : ce sont des beaufs ! Je dirais même plus : des beaufs de chez beauf ! comme on dit de nos jours. La preuve : ils raffolent de Fort Boyard et se pâment devant Koh-Lanta, pour vous dire le niveau d’aliénation ! Vous êtes marrants, vous les vivants du dehors, vous croyez qu’il n’y a que vous qui puissiez percevoir les choses. Eh bien, sachez que les vivants du dedans, immergés bien au chaud dans la poche amniotique de l’utérus maternel, ont accès eux aussi à des millions d’informations. Du moins ceux qui s’en donnent la peine…
À cet instant, la femme s’est penchée vers son mari pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille. L’homme a haussé les épaules et levé les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin d’une telle énormité.
─ Mais non, Hélène, ce n’est pas le Christ. Tu vois le Christ demander à divorcer de ses parents au motif que ce sont des fans de Koh Lanta ?… Euh, excusez-nous de cette interruption, mon cher Seb ; vous permettez que je vous appelle Seb ?
─ J’allais vous en prier.
─ Merci… Euh… Où en étions-nous ?
─ Je vous parlais des capacités de perception du fœtus.
─ Très juste ! Vous affirmiez avoir accès, in utero, à de multiples informations. OK, je l’admets. Mais cela n’explique pas votre capacité à parler, surtout que votre niveau d’expression est tout à fait remarquable.
─ Tout cela est élémentaire, cher monsieur… ?
─ Portefoin, Olivier Portefoin. Et voici ma compagne : Hélène Bordenave.
─ Tout cela, disais-je, est élémentaire, cher monsieur Portefoin. Dès que j’ai commencé à entrevoir l’avenir qui m’était destiné, en fait dès le cinquième mois de gestation, j’ai mis les bouchées doubles pour structurer mon cerveau le plus rapidement possible. Et quand je dis « doubles », je suis largement en dessous de la vérité. En réalité, j’ai fabriqué mes neurones à une cadence exponentielle. Naturellement, j’ai développé au même rythme toutes les connexions nécessaires au fonctionnement de mon intelligence.
─ Hum, je vois... Mais, dites-moi, quelque chose me chiffonne : comment se fait-il que vous soyez unique dans votre genre ? À ma connaissance – et en ma qualité de journaliste scientifique, je suis bien placé pour l’affirmer – il n’existe nulle part ailleurs dans le monde un autre bébé doué des mêmes facultés. N’est-ce pas, chérie ?
─ Absolument, je n’ai jamais entendu la moindre allusion à un tel cas, a confirmé Hélène ; et pourtant, étant sage-femme moi-même, j’en ai vu défiler, des nouveau-nés. Eh bien, tous les bébés sont comme Nathalie : ils pleurent, ils braillent, ils gazouillent, ils vagissent, mais il leur faudra des années pour parler correctement… Croyez-moi : vous êtes bel et bien unique, mon petit Seb !
─ Voilà qui est singulier ! Moi qui pensais avoir agi comme des milliers d’autres fœtus. Vraiment, vous me surprenez. Je serais donc une anomalie de la nature ? Une sorte de phénomène ? Une espèce de monstre ?
─ Comme vous y allez ! Disons plutôt une exception, a corrigé Hélène.
Olivier s’est empressé d’approuver de la tête avant de reprendre la parole :
─ Cette étonnante précocité vient probablement de l’acuité de vos observations intra-utérines. Contrairement à la plupart des fœtus qui se contentent d’un développement passif, vous avez très tôt appris à reconnaître vos sensations et à les analyser. À l’évidence, c’est cette capacité qui a engendré la construction accélérée de votre cerveau. Votre niveau d’expression et la richesse de votre vocabulaire n’en sont pas moins stupéfiants.
─ Je dirais même : tout à fait extraordinaires ! a surenchéri Hélène. À peine né, vous surpassez déjà un grand nombre d’adultes.
Pour être franc, j’avais effectivement conscience d’être un nouveau-né hors normes, une sorte de surdoué des pouponnières, talqué du derrière et fleurant bon la crème Poupina, du moins lorsque je n’avais pas chié dans mes couches. Ces compliments n’en comblaient pas moins d’aise mon ego de bébé précoce et, je l’avoue, un tantinet cabotin.
Désireux de faire bonne impression au couple, j’ai pourtant gardé une attitude modeste :
─ Je n’ai guère de mérite à m’exprimer ainsi, cela tient sans aucun doute à la profession de ma mère. Elle est hôtesse d’accueil dans une station de radio généraliste. Les programmes sont diffusés en direct dans le hall d’accueil pour immerger dès leur entrée les visiteurs dans l’ambiance de la station. Plongé dans mon bain amniotique, je n’entendais au début qu’une sorte de bouillie incompréhensible. C’était très agaçant. J’ai donc développé mes capacités auditives pour obtenir un niveau de réception correct. C’est comme cela que j’ai pu me mettre peu à peu à l’écoute du monde extérieur, en suivant assidûment les programmes radio. J’ai naturellement tâtonné durant de nombreuses semaines avant d’avoir une idée quelque peu structurée de mon futur environnement. Très vite pourtant, j’ai eu une prédilection marquée pour les volets sociopolitiques de l’actualité. L’économie et l’écologie m’ont également beaucoup intéressé. La pauvreté de la programmation musicale de la station et les goûts personnels désastreux de mes parents n’ont en revanche pas réussi à accrocher ma sensibilité sur cette forme d’expression artistique...
Après un soupir, je repris la parole :
─ C’est bien évidemment cette acuité acoustique qui m’a ouvert les yeux, si je puis dire, sur la médiocrité intellectuelle de mes géniteurs. J’ai éprouvé de grandes difficultés à l’admettre, mais il a bien fallu que je me rende à l’évidence : mes parents sont des beaufs, des vrais de vrai, des archétypes de la beauferie, obnubilés par les émissions de télé les plus ringardes et inconditionnels des jeux à gratter. Côté distraction, ils en sont encore à la Danse des canards et hurlent de rire aux jeux de mots les plus affligeants, style : « Comment vas-tu, yau de poêle ? » Je ne vous parle même pas des vacances au camping des Flots bleus en tongs et marcel, avec concours de pastis obligé deux fois par jour en compagnie du meilleur pétomane du camp et de miss tee-shirt mouillé. Des beaufs, je vous dis… Des beaufs et des obsédés sexuels. Malgré la grossesse de ma mère, ils ont continué leurs galipettes presque jusqu’au bout. Forcément, j’étais aux premières loges pour recevoir les coups de boutoir, et je vous jure qu’il n’y a rien de plus inconfortable pour un fœtus que d’être agité comme je l’ai été. Sans compter que mes chers parents se croyaient obligés d’accompagner leurs coïts des commentaires les plus vulgaires. Décidément, je trouve cette animalité écœurante !
─ Bah ! Vous ne direz pas toujours ça à propos de sexe. Évidemment, à votre âge, vous êtes encore un peu jeune.
─ C’est sûr que ce n’est pas avec mon corps de bébé et mes deux centimètres de pénis que je peux conclure. L’ennui, c’est que mon intellect n’est pas en rapport avec mon physique. Résultat : je ne peux pas m’empêcher d’être sensible aux situations érotiques dont je suis le témoin.
Regard étonné du couple.
─ Mais... vous ne totalisez que cinq jours d’existence ! avait observé Hélène. Ce n’est quand même pas ici, à la maternité, que...
─ Détrompez-vous, ma chère Hélène, cet établissement n’est qu’un vaste lupanar. Tenez, pas plus tard que ce matin, l’un des médecins est venu copuler dans cette pouponnière avec une infirmière, la petite rousse aux yeux verts. Il l’a prise sur la table à langer. Ce spectacle a laissé Nathalie de marbre. Moi pas. Et croyez-moi, il est très frustrant de s’échauffer dans son berceau en sachant qu’il faudra attendre des années pour pratiquer sa première branlette...
Antoine interrompit sa lecture. Assise devant la cheminée de granit dans le fauteuil élimé hérité de la défunte tante Denise, Julie contemplait le feu de bois derrière la vitre de l’insert. De temps à autre, une bûche crépitait en libérant un petit nuage d’étincelles. Dehors, la neige tombait à gros flocons. La cour pavée et le chemin du village avaient d’ores et déjà été repeints en blanc. Demain matin, il faudrait monter les chaînes pour se rendre au bourg. Antoine versa un nouveau cognac dans les verres placés sur le petit guéridon de bois.
─ Alors, questionna-t-il, que penses-tu du début de mon roman ?
─ J’aime beaucoup, c’est amusant, bien enlevé et un poil provocateur... Le problème, c’est que tu vas droit dans le mur : il n’y a pas là matière à un roman, au mieux à une nouvelle fantastique. Car enfin, à qui feras-tu croire durant trois cents pages qu’un bébé peut non seulement parler, mais également développer des raisonnements de cette qualité ? Sans vouloir te vexer, tu n’es pas Marcel Aymé. Lui, peut-être, aurait pu tirer parti de cette idée... Sincèrement, je crois que, malgré tes réelles qualités d’auteur, tu ne tiendras pas la distance. Tu ferais mieux de changer de sujet.
Une voix enfantine mais ferme vint se mêler au débat :
─ Au contraire, c’est un thème en or, et papa a parfaitement raison de l’aborder. Croyez-moi, s’il va au bout de son propos, il apparaîtra comme un visionnaire...
Deux paires d’yeux effarés se tournèrent vers le couffin où Adrien reposait tranquillement en agitant ses petites menottes. Pas de doute, c’était bien lui qui parlait. Sous le regard abasourdi de ses parents, le bébé poursuivit son discours :
─ ... Nous sommes quelques-uns parmi les nourrissons capables, comme ce Sébastien, de tenir des conversations. Jusqu’à présent, nous avons préféré taire nos capacités pour ne pas bouleverser un ordre social établi depuis des millénaires. Mais à présent, le temps est venu de laisser éclater la vérité...
Avec un synchronisme parfait, Antoine et Julie jetèrent un regard inquiet sur la bouteille de cognac. Celle-ci leur parut anormalement guillerette. Il leur sembla même qu’elle leur adressait un clin d’œil moqueur.
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