BHL, la Tunisie et le Maroc, ou l’engagement à géométrie variable
Que Bernard-Henri Lévy fût l’un des maîtres incontestés, en France, de l’indignation sélective, du « deux poids, deux mesures » et autre engagement à géométrie variable, c’est là un fait que les observateurs les plus avisés de l’intelligentsia parisienne, pour ne pas dire germanopratine, savaient depuis longtemps déjà. Mais c’est un pas de plus, dans ce genre d’escalade à l’hypocrisie, qu’il vient de franchir, doté là d’un incroyable sens de l’opportunisme, avec son tout récent appel, ainsi que le clame haut et fort sa revue « La Règle du Jeu », au boycott des biens et intérêts de Ben Ali, dictateur que le peuple tunisien vient très courageusement, avec une dignité sans pareille, de chasser, après près d’un quart de siècle d’un règne sans partage, du pouvoir.
De fait : « Hackers de tous les pays, unissez-vous. Continuez à hacker et à bloquer tous les sites officiels de Ben Ali ! », enjoignait BHL sur Internet, y retrouvant soudain là quelque vague et nostalgique accent de son mao- trotskysme d’antan, à la veille de la chute définitive de ce tyran. Et, certes, avait-il pleinement raison, même si les risques qu’il prenait là n’étaient que très limités au vu de la situation alors déjà très instable de Ben Ali, de s’indigner de la passivité du monde occidental, et de la France en particulier, face à ce qui allait devenir, en quelques jours à peine, la bien surnommée « révolution de jasmin », dont l’historique apogée fut atteint ce 14 janvier 2011 : « On ne peut pas se contenter de regarder en spectateur cette révolte sociale, cette révolte de la misère et cette révolte des libertés. », y renchérissait-il, en effet, à juste titre.
Ainsi aurait-on voulu saluer là très objectivement, malgré les quelques réserves que nous venons d’émettre à son endroit, cet apparent acte de courage intellectuel, allié à une non moins manifeste dose de lucidité politique, de la part de BHL. Impossible, toutefois, de satisfaire à cette exigence. Car ce que Bernard-Henri Lévy omet sciemment de dire, en cette diatribe par ailleurs en tout point justifiée, c’est que, pour s’en tenir au seul Maghreb, son cher ami Mohammed VI, Roi tout puissant d’un Maroc où ce même Lévy possède de somptueuses demeures (une villa à Tanger, avec vue imprenable sur la Mer Méditerranée, décorée à coups de millions de dollars par l’architecte d’intérieur Andrée Putman, et un palais à Marrakech, baptisé la « Zahia », digne des Contes des Mille et Une Nuits), s’avère un monarque à peine plus acceptable et démocratique, malgré quelques largesses de façade, que l’ancien président Ben Ali.
Il est vrai que c’est à son père, le très redoutable et peu fréquentable Hassan II, dont les geôles étaient remplies d’opposants politiques et autres prisonniers d’opinion, que Mohammed VI, couronné le 30 juillet 1999, doit aujourd’hui, via la holding ONA (groupe financier investissant dans des domaines d’activité aussi variés que les mines, l’agroalimentaire, la grande distribution, les banques, les assurances, l’immobilier…) son immense fortune, laquelle équivaut, à elle seule, à 6% du produit intérieur brut du Maroc, faisant ainsi de la famille royale le premier opérateur économique de ce pays. N’est-ce pas, du reste, le magazine américain « Forbes » à l’avoir classé, en 2009, à la septième place des monarques les plus riches de la planète ? Et ce pendant qu’une grande partie de son peuple, privé lui aussi des libertés les plus élémentaires, ploie, peut-être plus encore que la population tunisienne, sous le poids de la misère tout autant que le joug de la tyrannie, le fléau de la corruption tout autant que le fardeau de la désespérance ? Aves, au bout de ce terrible compte, où les richesses de la nation se voient confisquées par un parti unique et sous la férule d’une poignée de notables, une impitoyable répression, parfois sanglante !
Mais de cela, de ce scandale sans nom et occulté depuis des décennies, Bernard-Henri Lévy, lui aussi accroché sans pudeur ni vergogne à ses nombreux privilèges, ne souffle évidemment mot dans l’appel qu’il vient donc d’adresser publiquement, ces jours derniers, à la Résistance au régime tunisien. Au contraire : silencieux mais très pragmatique complice des actuels dignitaires marocains, il se garde bien, soucieux de gérer sa propre fortune et de sauvegarder ainsi ses avantages, y compris en ces régions trop souvent défavorisées, d’y faire la moindre allusion ! Et pour cause : j’ai bien peur, hélas pour lui, que, si la révolution tunisienne devait faire tache d’huile, comme c’est à espérer, dans certains pays arabo-musulmans, dont le Maroc précisément, Bernard-Henri Lévy y serait lui aussi cruellement balayé, à l’instar de tous ces honteux potentats, sous l’incontrôlable déferlante de la colère populaire. Ce que, bien sûr, je ne lui souhaite pas, pas plus qu’à mon pire ennemi !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, auteur de « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (Bourin Editeur).
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