BHL : si la Libye m’était contée ou la chancelante statue du commandeur
Si le ridicule philosophique tuait, Bernard-Henri Lévy serait mort et enterré depuis ce jour où, croyant très sérieusement assassiner Kant, il ressuscita des seules limbes de l’imaginaire littéraire le plus loufoque, sans même le savoir de surcroît, un certain Jean-Baptiste Botul.
Mais voilà, BHL, qui aime la surenchère médiatique et le défi historique, a fait mieux ces derniers jours : c’est au registre cinématographique du burlesque qu’il touche carrément, avec un rare génie de la mise en scène, dans ce Serment de Tobrouk censé faire la lumière, par-delà celle qui n’est là que pour éclairer sa propre personne, sur cet événement majeur qu’est la récente guerre de Libye.
Pensez : pas un seul plan dans ce film, à de très rares exceptions près, où il n’apparaisse pas, en complet veston noir et sa chemise blanche immaculée, comme trônant, dissimulé derrière ses lunettes de star, au-dessus de ce carnage où périrent, toutes factions confondues, des milliers de vies humaines !
BHL, c’est la chemise en soi(e) : des bataillons d’hommes et de femmes sacrifiés sur l’autel de sa gloire, il n’en a pas vraiment cure. Probablement ne sont-ils même, pour ce très dogmatique idéologue qui flirta naguère avec un stalinien nommé Pierre Victor, mieux connu aujourd’hui sous le plus acceptable nom de Benny Lévy, que les douloureuses mais inévitables victimes collatérales de ce « grand cadavre à la renverse » nécessaire, de mémoire sartrienne, à toute révolution.
La guerre, du reste, BHL l’aime passionnément, contrairement à ce qu’indique le très malrusien titre, La Guerre sans l’aimer, de son « Journal d’un écrivain au cœur du printemps libyen ».
Que ferait-il d’ailleurs sans elle, maintenant qu’elle est devenue, au niveau éditorial, son principal fond de commerce ? Même le célèbre et très exclusif Festival de Cannes, malgré ses embruns d’ambre solaire, n’a pas pu résister à ce narcissique appel du grand large libyen !
Pensez, là encore, au seul titre de son avant-dernier livre, celui-là même où il se prit les pieds dans le tapis rouge, qui n’était pourtant pas celui des marches du fameux palais du cinéma cannois, de l’inénarrable Botul : De la guerre en philosophie !
BHL, qui ne doute décidément pas de cet immense pouvoir que lui confère son ego hypertrophié, y écrit, sans rire, textuellement : « Philosopher contre Hegel et les néo-hégéliens. Philosopher contre l’interprétation pré-Bataille, et pré-Collège de sociologie, de la politique de Nietzsche. Philosopher contre le néo-platonisme (…). Philosopher contre Bergson et son avatar (…) deleuzien. (…). Philosopher contre Badiou. Philosopher contre la gidouille Zizek. ». Rien que ça !
BHL, en ce « portrait du philosophe en guérillero et en voyou » (on ne le lui fait pas dire) précise, plus radical encore et même un tantinet méprisant (car ce « bon chic bon genre » de Neuilly immigré à Saint-Germain-des-Prés ose, tel l’effronté qu’il est, vraiment tout) envers ses confrères : « Philosopher pour nuire à ceux qui m’empêchent d’écrire et de philosopher. Philosopher pour empêcher, un peu, les imbéciles et les salauds de pavoiser. »
Ô le méchant ! Mais que BHL se rassure : il n’y a que lui qui, pour le coup, « pavoise », fût-ce en ce funeste cas sur les morts de Libye, à l’horizon de sa très approximative et, pour tout dire, médiocre « nouvelle philosophie ».
Mais le pire, en cette lamentable affaire, c’est que BHL, d’autant plus exalté qu’il triompha naguère aussi à Sarajevo, aime récidiver.
Je me souviens, à ce propos, de ce que Michel Field avait déjà dit, dans sa chronique d’Info-Matin du 3 juin 1994, concernant cette véritable œuvre de propagande (pour reprendre là les mots d’Alain Juppé, alors Ministre des Affaires Etrangères), qu’était aussi son film Bosna ! : « Ainsi donc, Bernard-Henri Lévy aura-t-il réussi l’impossible : faire ricaner à propos de la Bosnie. (…) Tout est indigne : l’incohérence des paroles et des actes, l’utilisation cynique de l’appareil médiatique (…), la caricature de la figure de l’intellectuel et de son engagement. (…). Cette impudeur à se servir d’une guerre pour poser en Malraux, en pastichant son lyrisme épique faute de s’inspirer de son courage physique, ces palinodies devant les objectifs à seule fin de croire, et surtout de faire croire, que l’histoire passe par soi ; cette pathologie du narcissisme sur fond de morts et de décombres… Tout cela soulève le cœur. A l’heure où des patrons sont mis en examen pour détournements de fond, qui mettra en examen (de conscience) certains intellectuels pour détournement de cause ? »
Cette tribune, Field, devant tant d’indécence, l’avait judicieusement intitulée Mise en examen (de conscience). Le problème, c’est que Lévy, qui de l’antique sagesse philosophique ne connaît que le moderne vernis médiatique, n’a jamais appris la leçon.
Le motif de cette incapacité quasi congénitale à saisir une réalité objective, sinon à travers l’obsédant et encombrant prisme de son moi le plus subjectif ? Une utopie, probablement : obnubilé par le désir fou d’entrer dans l’Histoire, se rêvant perpétuellement en Malraux ou en Gary (à défaut de pouvoir rivaliser avec Sartre ou de se comparer à Camus), il n’aura cessé, foulant et broyant pour cela la philosophie à ses pieds, de façonner le Réel, plus encore que de travestir le sens même de cette Histoire, à sa propre et seule (dé)mesure. Les anciens Grecs appelaient cela l’hybris : moteur, certes, du génie, mais alibi, aussi, de l’orgueil, ce péché suprême pour l’intelligence, et donc antichambre surtout, lorsqu’il n’est pas contrôlé, de la déraison… la pire des tares, en philosophie !
Bref : à trop vouloir se construire sa propre statue devant l’Eternel, BHL n’aura fait finalement qu’en détruire, au fil de ses livres comme de ses films, le socle même. Plus besoin, dès lors, de la déboulonner : il vient de le faire tout seul et définitivement, avec cet infatué mais pathétique Serment de Tobrouk, comme un grand qu’il ne sera jamais.
Je l’ai déjà dit ailleurs : BHL en Libye, c’est le narcissisme guerrier. Il s’y mire tellement, en ce beau miroir, qu’il finit par s’y éblouir, le pauvre, plus encore qu’il n’aveugle, par cet incongru et quasi obscène reflet de sa seule personne, ses contemporains. Mais c’est surtout, aujourd’hui, la chancelante statue du commandeur !
Il est plus à plaindre que les Libyens eux-mêmes, dont le sort sera pourtant bien peu enviable, dans un futur proche, sous l’abominable et très rétrograde charia que les amis de BHL, tous issus de l’ancienne nébuleuse du CNT, sont en train de leur concocter de main de nouveaux maîtres.
Mais, de cette tragédie à venir pour un peuple tout entier, BHL s’en moque à présent : Tripoli vaut bien, sinon une messe cathodique, du moins une consécration, fût-elle pas très catholique, sur la Croisette.
Ah, que je ris de me voir si beau en ce miroir !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur).
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