Boris Chertok, des regrets éternels
Le nom de l'homme qui vient de disparaître hier, à l'âge de 99 ans, ne vous dit sans doute rien. La page de la terrible bataille technologique qui a opposé les russes et les américains dans les années de guerre froide a été tournée depuis longtemps, et beaucoup ont oublié le nom de ce pionnier de l'espace. Boris Chertok, qui a été le plus proche adjoint de Sergueï Korolev, et a travaillé longtemps dans son ombre, est pourtant l'un de ceux qui a le plus fait pour tenter de déposer le premier russe sur la Lune (ce devait être Alexeï Léonov, autre extraordinaire personnage) : hélas, ce ne fut pas le cas, et Boris Chertok l'a regretté pendant 42 ans avant de rejoindre les étoiles. L'homme, malgré tout, nous a laissé derrière lui un superbe document sur les toutes premières années de l'astronautique russe. Un livre, dans lequel il décrit tous les espoirs mais aussi toutes les désillusions de cette incroyable course à l'espace que les russes ont failli remporter de peu. Ultime hommage de ceux qui se cachaient derrière les blouses blanches des techniciens spécialisés, du côté russe comme du côté américain, son formidable ouvrage (au complet) se trouve sur le site internet de la NASA (*), qui fut son concurrent acharné pendant des années ! Je vous en propose d'en découvrir quelques extraits.
Dans ce livre fondamental sur les débuts de l'astronautique soviétique, Chertok, né à Lodz, en Pologne, revient en effet sur une date cruciale : celle du 17 octobre 1947 (et non le 18 comme souvent indiqué), la nuit du lancement de la toute première fusée V2 ramenée d'Allemagne et entièrement remontée (et déjà modifiée) par les russes. L'engin aurait du décoller le 16, mais les préparatifs s'étant avérés plus longs que prévus, le V2 rebaptisé R1 n'avait donc pu décoller qu'en pleine nuit (le Spoutnik de 1957 le sera également, comme le montre la photo ci-dessous). Un décollage et un vol qui seront une parfaite réussite, de quoi rassurer l'impatience de Staline, dont on connaît les colères mémorables. Les russes mettaient alors les bouchées doubles.
Les américains ayant déjà procédé incognito à un tir similaire plus d'une année auparavant, le 16 avril 1946 : entre cette date et le lancement russe, ils auront "usé" dix modèles, déjà. Soit 1/5 ème de leur réserves d'origine : ayant du stock, ils pouvaient se permettre d'en gaspiller, ce qui n'était pas le cas des russes qui devaient agir avec plus de circonspection. L'engin russe montera à 206,7 kilomètres d'altitude, et ne déviera de sa trajectoire que de 30 kilomètres sur la gauche de sa ligne de tir. On ne retrouvera pas d'impact au sol, le V2 s'étant désintégré lors de sa rentrée dans l'atmosphère. Un tir parfait, mais les suivants dévieront davantage, jusqu'à 270 km parfois, obligeant à revoir les réglages délicats du gyroscope, tâche demandé aux allemands recrutés de force dans l'affaire : c'est Hans Hoch et le Dr. Magnus en effet qui trouveront la parade, dûe à une mise en résonnance du gyroscope dans certaines fréquences, aux alentours de 100 hz. Aux Etats-Unis, Helmut Gröttrup, lui aussi ancien adjoint de Von Braun (voir ici aussi les épisodes sur Von Braun), saluera plus tard leur performance, affirmant que "si le docteur Magnus et Dr. Hoch avait travaillé avec nous à Peenemünde pendant la guerre, les pertes britanniques au cours de notre bombardement de Londres auraient été beaucoup plus grandes." Comme quoi le nazisme de l'entourage de Von Braun et de ses collaborateurs de Dora n'était plus à prouver, même chez ceux passés du côté soviétique.
Au départ, ce sont bien en effet des deux côtés des missiles A4 (ou V2) allemands qui vont servir aux essais : comme les américains à White Sands (voir nos trois épisodes historiques sur l'aventure**), les russes ont également récupéré des V2, en quantité moins impressionnante que les américains, qui, je le rappelle, en avaient raflé une cinquantaine en état de fonctionner (voir aussi ici **). Chertok avait été envoyé à la fin de la guerre en Thuringe par Korolev pour superviser l'envoi de missiles allemands récupérés sur place. "La gare de banlieue de Moscou avec le nom poétique Podlipki était situé à 20 kilomètres de la gare Yaroslavskiy. C'est là que notre train spécial en provenance d'Allemagne est arrivé. Les missiles A4 que nous avions assemblés en Thuringe ont été logés dans des hangars d'aérodrome sur le même site où le centre de la mission de contrôle de vol spatial qui s'y trouve maintenant. Pendant la guerre c'était le site d'un des aérodromes de la défense aérienne où l'aviation de chasse qui assurait la défense de Moscou a été fondée. Pendant les premières années, nous avons utilisé cet aérodrome pour sa fonction réelle."
Les missiles sont donc bien là, prêts à être testés, mais les équipements autour manquent cruellement : les russes vont bâtir leur industrie spatiale... de rien. C'est ce que raconte en effet Boris dans son ouvrage : "honnêtement, quand on a aperçu la future usine de missiles Podlipki, nous étions horrifiés. On y trouvait de la saleté et des équipements forts primitifs, et même d'autres, mais saccagés. Par rapport à l'industrie de l'aviation d'où nous avions été transférés, cela semblait l'âge de pierre, pour nous. Il n'y avait même pas moyen de le comparer avec les conditions en Allemagne. Il n'y avait aucune comparaison. Korolev et son entourage ont commencé une lutte opiniâtre pour établir une culture de production".
Le problème se reproduira lorsqu'il s'agira d'édifier le complexe de lancement de la fusée R-7 (celle qui est à l'origine des Soyouz comme ceux lancés en Guyane) : autour, il n'y a aucune infrastructure de prévue ; même pas de route en bitume : à Tyuratam, dans le vilage voisin, comme le montre une photos saisissante, on trouve encore en 1957 des carioles à chevaux, à deux pas d'où partira Gagarine, le premier cosmonaute de l'histoire. Tyuratam, plus connu aujourd'hui sous le nom de Baïkonour. Au début, les soviétiques s'étaient installés dans l'île de Gorodomlia, sur le lac Seliger.
Il faut en effet tout inventer : entrer dans l'astronautique, c'est avant tout entrer dans un autre monde industriel, où le moindre écart et la moindre approximation ne sont plus permis. "Je dois dire que le ministre de l'Armement Dmitriy Ustinov nous a donné un soutien vigoureux à cet égard. Il a fait beaucoup pour établir l'industrie de la fusée militiaire et très bien compris que la technologie des fusées nécessitait de nouvelles conditions et une culture plus élevée que la technologie réclamée par l'artillerie, qui était à la base de la formation de notre industrie (...)". Les russes, pour sûr, jouent de difficultés : disposant de nettement moins de V2 achevés que les américains, il va falloir les économiser en inventant... un banc d'essai statique complet , ce que va construire Chertok : "nous avons dû créer notre propre laboratoire et les installations pour déboguer et tester les missiles qui avaient été apportés grâce à l'expérience allemande, car nous savions que même si un missile avait été testé quelque part, mais avait ensuite été transporté vers un site différent, lors des essais ultérieurs il ne pourrait pas voler. Les missiles allemands ont échoué en grand nombre, dressés sur leur rampe de lancement, si les tests minutieux et les check-lists précises n'avaient pas été menées à leur fin. Pour cette raison, nous accordons une attention particulière à déboguer les essais de missiles. En particulier, dans mon département nous avons développé un banc de test / simulation , où nous débogué tous les automatismes de test, et où à la place d'un missile véritable il y avait un ensemble d'équipements à bord avec les voyants appropriés simulant les opérations pendant la phase de lancement de la trajectoire". Tester, re-tester, et re-re-tester : voilà à quoi a passé une grande partie de sa vie cet ingénieur plutôt têtu (un défaut pouvant devenir une qualité, on le sait).
Les moteurs récupérés en Allemagne sont eux démontés, remontés, et testés par l'équipe de Valentin Glouchko : à l'OKB-456 de Khimki. Reste l'électronique, autre problème crucial de l'époque où les micro-composants n'existent pas et pas même les transistors (le premier n'est inventé que le 23 décembre 1947 par les Américains John Bardeen, William Shockley et Walter Brattain) : "un problème complexe a été résolu à l'Institut Scientifique de Recherches Navales n°1 (MNII-1) du Ministère de la construction navale. Là, sous la direction de Viktor Kouznetsov et de Zinoviy Tsetsior, les instruments Horizont et Vertikant du gyroscopique (signé au départ Siemens ***) ont été presque complètement remontés. Les roulements conventionnels qu'ils avaient sortis de l'usine Zeiss de Iéna ont été remplacés par des roulements de précision, les rotors ont été équilibrés pour réduire les vibrations et les potentiomètres de commande ont été ajustés. Ces derniers étaient peut-être les éléments les plus délicats des instruments de commande gyroscopique". Le but à long terme visé par les militaires russes étant de faire un missile intercontinental visant des villes américaines, valait mieux en effet maîtriser la technique : faire tomber pareil engin au milieu du Nebraska plutôt qu'à New-York, ce n'est pas vraiment très efficace : d'où la nécessité d'un bon gyroscope pour maintentir la trajectoire.
La fusée, mais tout ce qu'il y a autour est à inventer ou à améliorer, ou presque. "Tous les équipements au sol nous ont donné beaucoup d'ennuis. Le système a été conçu par Viktoriya pour effectuer une correction de vol latéral en particulier. En Allemagne, nous n'avions pas réussi à trouver toutes les pièces nécessaires pour l'équiper dans sa forme nominale. Par conséquent, au NII-885, sous la supervision de Mikhaïl Borisenko, les travailleurs ont non seulement effectué le travail de réparation mais aussi partiellement développé et fabriqué et assemblé ceux manquants, construit les antennes pour la station de contrôle au sol et soigneusement testé leur collaboration avec le récepteur de bord. Pour cela ils ont même effectué des tests en avion spécial à au Kapustin Yar Test Range (GTSP), là où avant notre arrivée il y avait eu les premiers lancements de fusées."
Le gyroscope vérifié, ce sont les palettes de déviation de jet en graphite à l'arrière de la fusée (ici au Musée de Delft), ceux qui arrivent à diriger le flux sortant de la tuyère qui posèrent problème : visiblement, les allemands avaient réussi à en faire de très résistants : et au début les, russes ont du mal à les reproduire (le but étant en effet de copier intégralement, en un premier tempsn un V2. "Contrairement aux Allemands, nous n'avons connu aucune difficulté avec le graphite pour les palettes de contrôle par jet de gaz. Leur fabrication a été confiée à la firme Elektrougli à Kudinovo. Fialkov, un spécialiste des électrodes de carbone pour des piles primaires, qui était en charge de cette production. Il a été rattaché au "chef électricien" à la technologie des missiles, Andronik Iosifyan. Ce titre facétieux inventé par Korolev avait vraiment flatté Andronik. Quand il apprit que Korolev m'a appelé un "électricien dépassé," il était très amusé, et après il aimait à proclamer : "Je suis le« chef électricien", mais mes ordres viennent d'un "électricien dépassé". Le problème de la la force des palettes de contrôle de graphite était si grave que l'ont a dû demander au chef du département Iordanskiy des technologies des matériaux de Gonor de créer un laboratoire spécial. L'ancien ingénieur de Fonarev était en charge de celui-ci. Dans son département n°3 Korolev a donné la responsabilité des palettes de contrôle de graphite au jeune spécialiste Prudnikov. Mais ses ailettes de contrôle sont restés une partie très peu fiable du système de contrôle de la R-1 pendant un long moment." Le système ne sera abandonné qu'en 1956, quand les russes réussiront à faire de petites tuyères directionnelles montées sur vernier, comme les quatre entourant chaque faisceau central de leur fusée reine (et lers deux extérieurs des quatre boosters- icin un moteur orientable similaire US).
Les russes essaieront longtemps en effet de trouver la faille dans ses directeurs de jet (ici iun exemplaire retrouvé éclaté à Peenemünde), au point d'aller empiéter sur un autre problème stalinien "sensible" : "Kourtchatov avait bien trouvé le graphite nécessaire sur les barres de contrôle de modérateur des réacteurs nucléaires. Mais pour lui c'était d'une importance secondaire. Car nous, nous n'avions pas besoin de pureté, mais d'un haut degré de résistance, qui était obligatoire. Comment les Allemands avaient-ils atteint cette résistance de leurs ailerons de contrôle en graphite, nous ne savions pas. Finalement, Prudnikov, dirigé par Fialkov, et toute la production de graphite sous leur patronage ont découvert tous les secrets de processus en utilisant leur réflexion propre. Ces ailettes de contrôle pourrait être vérifiés sur le feu des plates-formes de tests dans le jet d'un moteur standard". Certes, mais c'était alors un cercle vicieux, car les moteurs de test manquaient cruellement, des difficultés à en fabriquer étant évidentes, comme de créer des chambres de combustion qui n'explosaient pas : "en Allemagne, il semblait que le soudage de grandes chambres de combustion n'était pas du tout délicat. Mais à Khimki, les liaisons soudées ont été cahoteuses, le flux traversait régulièrement la tuyère, et des fissures survenaient lors des essais". Bref, les premiers essais révèlent avant tout des problèmes de... plomberie, ou plus exactement de précision industrielle, ce à quoi ne sont pas habitués les russes des années cinquante.
Il fallut donc recruter des spécialistes, dont certains trouvés dans un endroit pour le moins inattendu : au Goulag. "Tous les spécialistes du moteur (que nous appelions en plaisantant le « peuple des tranchées ») dans l'entourage des Glushko, Vitia, Artamonov, Shabranskiy, Sevruk et List ont travaillé de manière intensive. Il y avait là encore un autre paradoxe. Ce sont des gens à qui le régime existant avait causé tant de mal, contre lequel une scandaleuse injustice avait été commise (ils avaient écopé de sept ans de prison ou avaient été envoyés dans des camps) mais ils ont travaillé ensuite avec abnégation et un fanatisme qui était rare, même pendant ces périodes", ajoute Chertok. Terrible paradoxe en effet : pour satisfaire ses désirs de conquête spatiale, Staline avait dû à contrecœur rappeler Glouchko et son équipe, tous envoyés en camps quelques années auparavant pour avoir désobéi aux ordres du dirigeant soviétique et sa tyrannie. Et sans Glouchko, jamais les moteurs de la célèbre Semiorka n'auraient été mis au point. Comme quoi, avant d'envoyer des gens dans des camps de travail, il vaut mieux parfois réfléchir avant...
Il y aura encore après toute la gamme de missiles jusqu'au R-5M, premier missile intercontinental russe, un missile tiré d'un sous-marin (en surface), l'étrange projet du Burya, sorte de planeur stratosphérique à statoréacteur, très en avance pour son époque, pour aboutir en 1957 à la fameuse R-7, la fusée du Spoutnik et de Gagarine, et la base du lanceur de Soyouz actuels. Pas de tout repos, cette nouvelle fusée : dans son ouvrage, Chertok évoque pas moins de sept problèmes cruciaux à résoudre sur cet engin emblématique qui aura définitivement marqué l'astronautique, puisqu'il circule encore aujourd'hui, plus de 55 ans après son tout premier lancemement.
1) l'abandon des palettes au graphite, car la fusée doit faire fonctionner ses boosters à deux fois le temps de la résistance de ceux alors utlisés.
2) la tolérance extrême à déterminer sur les flux de sortie : la disposition en faisceau est absolument géniale, mais elle imploque que les boosters poussent tous de la même façon, sinon c'est la culbute assurée. Seuls des moteurs fiables peuvent le faire. On retombe sur un problème de respect drastique des normes de fabrication.
3) l'érection d'une fusée aussi lourde à propergols liquides oblige à revoir tous le pad de lancement habituel (dela deviendra la dispostion en tulipe des supports pour maintenir la fusée jusqu'au lancement).
4) maintenir la fusée avant le décollage par des fixations sur l'embase des boosters s'avère trop complexe, il faut maintenir la fusée par la colonne centrale maîtresse : d'où les "bras" à contrepoids qui s'écartent au lancement seulement.
5) le guidage par palette en pouvant plus se faire, il faut prévoir maintenant 12 tuyères orientables, à gérer par une électronique de précision. Un vrai casse-tête car la spécialité est encore dans les limbes en URSS.
6) le contrôle de chaque système de tuyères doit être doublé sinon triplé par sécurité. Les russes vont innover dans ce sens en introduisant la notion de choix automatisé le meilleur, comme le raconte l'auteur de l'ouvrage : "nous avons commencé à fournir des sauvegardes partout où on le pouvait. Ici, pour la première fois, en plus de redondance simple, nous avons utilisé le principe du "vote" au niveau des points les plus critiques. Ces systèmes sont largement utilisés aujourd'hui, ils sont appelés à "voter à la majorité". Par exemple, nous avons installé trois intégrateurs d'accélération longitudinale.Un intégrateur transmet la commande l'arrêt du moteur uniquement après la réception de deux signaux de confirmation. L'échec de l'un des trois instruments a été admis. Cela a été assez simple d'utiliser le principe des "deux des trois" dans les circuits de contact de relais. Cela a sensiblement accru la fiabilité, mais compliqué la préparation et les tests. Nous devions nous assurer que nous envoyions en vol des missiles qui avaient tous les trois instruments de décision ou des systèmes qui étaient aussi aptes à jouer en cœur comme des violons."
7) le contrôle radio d'un tel engin exige la réalisation de stations au sol (Radio-Control Ground Stations ou RUP) , au moins de deux, espacées de 250 km, réparties symétriquement le long de l'axe de vol, et d'une troisième située plus loin, à plus de 500 km de là. Pour assurer la sécurité, il faut prévoir d'exproprier tous les habitants dans un rayon où le premier étage et les boosters peuvent retomber. Au point d'impact des essais idem : c'est pourquoi le Kamtchaka, situé à 8000 km du point de décollage, quasi inhabité, sera choisi. Ce n'est qu'en 1961 que fut donné à la presse le nom de Baïkonour, pour distraire la surveillance US : en réalité, le village ainsi nommé est à... 400 km du site de lancement. De quoi éviter quelque temps les U2, qui finiront bien par le localiser comme on le sait aujourd'hui.
La fusée, donc, mais aussi le vaisseau qui la surmonte. Ce qui ne sera pas pour lui une promenade de santé : toute son équipe a en effet développé le premier vaisseau spatial (en forme de boule), le Vostok, vite devenu Voskhod biplace ; mais la concurrence américaine va lui valoir un vrai coup de poignard dans son propre camp. En août 1965, Conrad et Cooper, à bord de Gemini 5 viennent d'établir un nouveau record de durée dans l'espace (8 jours). Les américains songent à une station de l'armée, le MOL, à base de vaisseau Gemini. Le vaisseau Voskhod, même agrandi à trois places, ou transformé pour recevoir une sorte de sac gonflable (un sas, très dangereux) pour permettre la première sortie dans l'espace de Léonov (qui faillira y mourir étouffé) est insuffisant : Korolev décide de l'abandonner purement et simplement au profit d'un tout nouveau projet, ruinant tout le long travail de développement de l'équipe de Chertok Ce sera au final le Soyouz, à trois places, qui, on le sait, était pourtant la bonne décision à prendre, l'engin ravitailant encore en ce moment même la station internationale. Un projet exigé par Korolev en 4 mois, pour 13 exemplaires d'essais : à savoir le construire, mais aussi le tester partout ! C'est irréalisable, et pourtant... Chertok le fera, contraint et forcé, écœuré d'avoir dû abandonner son Voskhod. Comment, on n'en sait pas grand chose, l'homme n'avouera jamais son épuisement véritable. L'idée est de se servir du véhicule suffisamment grand pour aller sur la Lune, sans un rendez-vous spatial (le 19 juin 1964, Korolev a obtenu un accord pour un vol direct, avec orbite autour de la Lune et un atterrissage manuel). La fusée N1 étant incapanble de mettre en orbite les 95 tonnes nécessaire, décision sera prise plus tard de faire deux lancements, avec rendez-vous spatial et transfert... par sortie extra-véhiculaire !
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Revenons plutôt un peu en arrière : quatre mois après l'annonce dévastatrice de Korolev, c'est un Chertok en effet vidé physiquement qui avait donc rendu sa copie : elle était parfaite, l'engin est parti pour plus de 50 ans d'exploitation minimum (la preuve aujourd'hui encore !). A un défaut près : le premier vol habité, le 23 avril 1967, tue son occupant, Komarov, son parachute ne s'étant pas déployé totalement lors du retour, le vaisseau heurtant la terre à 320 km/h. La capsule en elle-même n'est donc pas en cause, fort heureusement, mais le programme avait pris deux bonnes années de retard, préjudiciables à la conquête de la Lune (les américains étant eux scotchés au sol par l'incendie de leur cabine Apollo le 27 janvier 1967). Le pauvre sera retrouvé carbonisé dans un véhicule complètement éclaté. Selon la légende, Komarov se serait sacrifié et aurait demandé à décoller à la place de Gagarine, sachant que son vaisseau n'était pas totalement au point. Mais c'est une légende entretenue, une de plus : ce n'étaient en rien les cosmonautes qui choisissaient leur vol. La Russie n'en a pas encore terminé pour autant avec les catastrophes spatiales liées au Soyouz. Le 29 juin 1971, ce sont trois cosmonautes, Georgi T. Dobrovolsky, Viktor I. Patsayev Vladislav N. Volkov, que l'on retrouve morts à bord de leur capsule néanmoins retrouvée intacte au sol : une minuscule valve de pressurisation de moins de 3 cm de diamètre a sauté : n'ayant pas de scaphandres d'enfilés, les trois sont morts asphyxiés, dépressurisés trop rapidement. Les russes ont trop joué avec le vaisseau devenu parait-il depuis l'accident de Komarov le plus "sûr" au monde : pourtant, Zond 7 avait déjà montré la même faiblesse, trois ans auparavant.
Cela ne peut qu'ajouter à la détresse de Chertok : deux ans avant, il venait de rater la course à la Lune. Un Soyouz modifié était près, Léonov, choisi pour mettre le pied seul sur la Lune aussi, mais la fusée N1 prévue pour les emporter ne marchera jamais, provoquant à plusieurs reprises le plus grand feu d'artifice de l'histoire de l'astronautique (à quatre reprises !). Trois jours avant l'atterrissage US, les russes avaient envoyé en baroud d'honneur un engin automatique (Luna XV) qui aurait pu prendre de vitesse les améicains pour ramener des pierres lunaires : manque de chance, l'engin s'était écrasé en arrivant au sol. Les russes réussiront l'exploit un peu plus tard (le 24 septembre 1970). Grâce à Chertok, toujours, et à son électronique de bord. La recherche spatiale lui doit donc énormément. Durant près de 40 ans, pourtant, on ignora son nom : il était interdit de nommer les responsables des fusées russes : ce n'est qu'à la libérisation du régime sous Mikhail Gorbachev qu'on avait appris qui était cette ombre derrière l'immense statue de Korolev, dont on avait dû révéler l'existence le jour de son décès accidentel, le 14 janvier 1966, sur une table d'opération, charcuté par un praticien incompétent du régime. Le vieux monsieur hantait depuis plusieurs années les plateaux TV pour venir raconter les épisodes truculents de cette formidable épopée, qui cachait des desseins militaires bien tortueux, on le sait, mais qui ont fait rêver des générations dont je fais partie. A lire son livre passionnant, on revit toute la difficulté à mettre au point ce qui n'était qu'un rêve à la Méliés au début du siècle. A un moment où les exemples manquent, la vie de l'obstiné Chertok, malgré son manque de réussite relatif, peut servir à remonter le moral. Il y a des hommes, comme ça, qui se sont lancés à corps perdu dans une aventure qui perdure : à chaque fois que vous verrez sur vos écrans le départ d'une fusée russe de Kourou, ayant donc une petite pensée pour ce grand bonhomme. Vous en avez pour dix années de lancements, de prévus, largement de quoi saluer son travail.
(*) le livre de Chertok :
http://history.nasa.gov/SP-4110/vol2.pdf
toutes les illustrations légendées sont extaites de l'ouvrage de Chertok à télécharger.
(**) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-28-l-operation-lusty-95971
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-29-l-operation-lusty-96152
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-operation-lusty-34-le-v-1-passe-96963
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-41-l-operation-lusty-96643
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-42-l-operation-lusty-96747
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-43-l-operation-lusty-96676
(***) lire à ce propos l'excellent ouvrage de C.Reuter, " The V2 and the German, Russian and American Rocket Program".
On peut aussi consulter l'ouvrage de la NASA sur le Mir Hardware Heritage, consultable ici.
http://www.scribd.com/doc/19966844/19/L1-Zond-Circumlunar-Spacecraft-1967-1969.
PS : toutes mes excuses aux lecteurs habituels, mais après avoir laissé à l'abandon de rangement pendant des mois l'antre qui me sert de bureau, j'ai été pris le soir après le turf d'une véritable frénésie de rangement incluant bouquins, revues et ... disques. Et comme j'ai passé près de 7 années de ma vie en radio, je ne vous dis pas le tri : après avoir engrangé environ la moitié de ma collection de CDs, je me suis dis que j'en avais assez pour travailler désormais en musique sur ordinateur. Mon compteur annonçant 60 heures de musique ininterrompue, je devrais pouvoir fonctionner sans trop me lasser désormais. Je vous ferai part bientôt de mes redécouvertes...
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