« Burkinique » la France…
Les arrêtés d’interdiction du burkini sur les plages de certaines municipalités françaises ont échauffé les esprits bien au delà des frontières de l’Hexagone. Ce qui se voulait être une réaffirmation des principes laïcs face à l’avancée perçue du communautarisme s’est manifestement retourné contre la France, désormais soupçonnée aux quatre coins du monde d’islamophobie et d’atteintes aux libertés fondamentales. Une illustration parfaite du piège dans lequel le pays s’est lui-même enfermé.
Ce vendredi 26 août, le Conseil d’Etat a décidé de suspendre l’arrêté dit « anti-burkini » de la commune de Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes). La plus haute juridiction administrative du pays a en effet considéré que l’arrêté en question portait « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». Elle annule ainsi un jugement précédent du tribunal administratif de Nice, qui avait validé l’interdiction des tenues « manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages » pour éviter des troubles à l’ordre public. Le Conseil d’Etat a au contraire considéré qu’aucun élément « ne permet de retenir que des risques de trouble à l’ordre public aient résulté, sur les plages de la commune [...], de la tenue adoptée en vue de la baignade par certaines personnes ». Les arrêtés similaires pris au cours de l’été par une trentaine de communes en France, en particulier su la Côte d’Azur, sont donc également menacés d’invalidation.
L’affaire a pris ces dernières semaine une tournure nationale, en particulier après la rixe survenue sur la plage de Sisco en Corse le 13 août ou bien encore la verbalisation pour tenue « non respectueuse du principe de laïcité » de femmes portant non pas un burkini mais un simple voile, à Cannes et à Nice notamment. Le pays s’est progressivement laissé aller à l’un de ces psychodrames dont il a le secret, la polémique enflant démesurément dans les médias et s’immisçant dans toutes les discussions. D’un côté les supporters de l’interdiction, invoquant la laïcité pour refuser une tenue jugée « communautariste » voire « prosélyte ». De l’autre les opposants aux arrêtés municipaux contestés, invoquant la liberté pour refuser une dérive jugée « islamophobe » et attentatoire aux droits de l’homme – ou plutôt de la femme, en l’occurrence. Parmi les premiers, la majeure partie de l’opposition de droite, sous pression croissante du Front National, mais aussi une partie de la gauche « républicaniste » ou « laïcarde », et même le premier ministre Manuel Valls. Parmi les seconds, la majeure partie de la gauche socialiste et de la « gauche de la gauche », certains ministres du gouvernement Valls, mais aussi quelques représentants de la droite « moderniste » ou « libérale ».
« Je suis en burkini »
Comme d’autres questions touchant directement ou indirectement à la place de l’Islam ces dernières années, l’affaire du burkini a donc provoqué de nombreuses divisions et de vives tensions au sein de la société et parmi la classe politique. Cette fois-ci, cependant, la polémique a largement dépassé les frontières de l’Hexagone. Les médias internationaux s’y sont ainsi intéressés de près, oscillant pour la plupart entre surprise et consternation, entre moquerie et indignation, semblant pour la plupart découvrir avec effarement la nature ou le degré des tensions qui déchirent la société française. L’affaire a également pris une ampleur considérable sur les « réseaux sociaux » ces chambres d’écho mondialisées où s’expriment désormais les indignations et engagements moutonniers, éphémères et la plupart du temps insignifiants. Des manifestations ont même eu lieu devant les ambassades de France à Berlin ou encore à Londres, où des jeunes femmes en maillot de bain se sont mêlées à d’autres portant voile ou burkini pour dénoncer les atteintes à la liberté des femmes et l'islamophobie se répandant d’après elles en France.
Adoptés dans la foulée de l’attentat du 14 juillet à Nice et de l’égorgement d’un prêtre à Saint-Étienne-du-Rouvray, supposément pour mettre un coup d’arrêt aux dérives communautaristes débordant désormais sur les plages françaises, les arrêtés anti-burkini ont en fait surtout avivé les tensions qui sapent depuis longtemps déjà les fondements de la concorde civile dans le pays. De plus, ils ont eu pour effet de provoquer dans une partie de l’opinion internationale un double renversement tout à fait remarquable : un renversement de l’image de la France, passant en l’espace de quelques semaines du statut de victime de la barbarie islamiste à celui de tourmenteur islamophobe de baigneuses inoffensives, et un renversement de l’image même de la « tenue islamique » en Occident, cessant de symboliser l’oppression des femmes pour devenir symbole de leur liberté – presque un étendard féministe... Soudainement, il semble que le cri de ralliement des progressistes et des modernes du monde entier ne soit plus « Je suis Charlie », « Je suis Paris » ou bien « Je suis Nice », mais bien « Je suis en burkini ».
Le vêtement de plage islamique a d’ailleurs été conçu, d’après sa créatrice australienne, comme un outil d’émancipation et d’intégration, devant permettre à des femmes musulmanes qui n’en ont pas l’habitude de pouvoir profiter des joies de la plage tout en respectant les « préceptes » de leur religion. L’année dernière, Libération nous informait ainsi que le burkini faisait fureur sur les plages d’Algérie et du Maghreb, où il participait semble-t-il à un processus de « libération » de la femme. Le quotidien de gauche citait la sociologue Fatma Oussedik, pour qui « porter le burkini permet à un plus grand nombre de femmes de connaître les plaisirs de la plage » et de s’approprier « des espaces nouveaux qui n’étaient réservés qu’aux hommes », et en concluait lyriquement que « le grand style du burkini (…) restaure la majesté de la femme algérienne dans l’espace balnéaire »…
La sociologue algérienne précisait toutefois à Libération que « porter le burkini sur une plage de la Côte d’Azur, espace soumis à une morale sociale différente, a une autre signification ». Moins d’un an plus tard, et alors que l’accoutrement en question fait son apparition sur les plages de la Côte d’Azur et d’ailleurs, la France en vient donc à s’interroger sur cette « autre signification ». S’agit-il, en France en 2016, d’une simple tenue de bain, certes pudique mais inoffensive, qui permet qui plus est d’éviter les coups de soleil et le vieillissement de la peau, et que les femmes devraient avoir la liberté de porter si et où bon leur semble ? S’agit-il d’un outil d’émancipation, permettant à des femmes qui devraient autrement rester enfermées de pouvoir enfin aller barboter ? S’agit-il au contraire d’un outil d’oppression, que de sinistres machos entendent désormais imposer à leurs femmes soumises ? Ou bien encore d’un outil d’affirmation, par lequel les musulmans français entendent manifester leur présence et leur liberté dans l’espace public ? S’agirait-il d’un peu de tout cela à la fois ?
« On est chez nous »
Quoi qu’il en soit, ce nouveau psychodrame marque une nouvelle étape dans la « crispation hexagonale » autour de la place et de la visibilité de l’Islam en France. Alors que les lois de 2004 sur le port de signes religieux à l’école, et de 2010 sur le voile intégral dans l'espace public – pas toujours respectée – avaient pu être adoptées sans trop de résistance, il semble que les velléités d’interdiction du burkini s’avèrent plus problématiques.
Certains y voient un nouveau pas, un pas de trop, que souhaite franchir une partie de la société et de la classe politique pour réduire la visibilité de la présence musulmane en France. Jean-Pierre Chevènement, vieux grognard républicain de la gauche française apparemment pressenti pour présider une « Fondation des œuvres de l’islam de France » (FOIF), conseillait ainsi récemment aux musulmans de France de faire preuve de « discrétion » dans la manifestation de leurs convictions religieuses. Un conseil d‘ailleurs repris à son compte par le premier ministre lui-même. La « communauté » musulmane française, on s’en doute, perçoit très négativement ce type de conseil, et beaucoup pointent d’ailleurs la montée d’une fatigue voire d’un « ras le bol » face à la multiplication des polémiques et des discours « anti-musulmans ». Le principe de laïcité, disent-ils, est désormais instrumentalisé pour mener une politique vexatoire et islamophobe, d’inspiration néocoloniale. Peut-être certains instrumentalisent-ils aussi, plus trivialement, la « question musulmane », source de tensions « identitaires » faciles à attiser et électoralement payantes, afin d’éviter d’avoir à avouer qu’ils n’ont rien à dire et à proposer sur les « vrais sujets » que sont l’économie à l’arrêt, le chômage soit disant en baisse, les inégalités, etc.
D’autres voient au contraire dans l’affaire du burkini une digue supplémentaire qui risque de céder, une brèche de plus que les ennemis de la laïcité s’efforcent d’enfoncer. Derrière l’aspect inoffensif du maillot de bain intégral se cacherait en effet une volonté délibérée d’imposer la visibilité du fait religieux – du fait musulman plus précisément – dans l’espace public. Une façon pour les musulmans d’affirmer « on est chez nous ! », comme en réponse au cri de ralliement des « identitaires » corses ou « gaulois ». Si le burkini s’impose sur les plages, en effet, comment pourra-t-on continuer de justifier qu’un quelconque comportement vestimentaire puisse être interdit aux musulmans ? Si le choix de porter un maillot de bain d’inspiration islamique sur la Côte d’Azur n’est qu’affaire de liberté individuelle et ne présente aucun risque de trouble à l’ordre public, comment pourrait-il en être autrement pour tout autre accoutrement d’inspiration islamique dans les lieux publics de l’Hexagone ? Après tout, si une femme souhaite se couvrir la tête, ou même se couvrir de la tête au pied, au nom de quoi continuerait-on de vouloir l’en empêcher ? On ne fait d’ailleurs pas tant de bruit pour dénoncer les qamis et autres djellabas masculines qui pourtant sont de plus en plus visibles dans les villes françaises. Ne devrait-on pas faire preuve de plus de tolérance et s’inspirer de la police écossaise, qui vient d’autoriser le port du hijab dans ses rangs ? De la Commission européenne, qui assure que les fonctionnaires de l’Union européenne sont libres de porter la burka au sein de l’institution ? Ou même des Etats-Unis, qui font la fête à leur première athlète olympique voilée ? La France est-elle à ce point rétive à la modernité démocratique, forcément ouverte et multiculturelle ? Ne voit-elle pas que vouloir imposer aux femmes musulmanes une émancipation à l’occidentale est contre-productif, et que c’est de l’intérieur de l’Islam que leur véritable émancipation viendra ?
Sans surprise, les instances supposément « représentatives » du supposé « Islam de France » se sont réjouies de la décision du Conseil d’Etat, voulant y voir un « retour à la raison » et une « victoire du droit » face à la stigmatisation. Derrière elles, d’autres se réjouissent encore davantage, tels le Comité contre l'islamophobie en France (CCIF), une association aux méthodes controversées, qui maintient des liens ambigus avec des groupuscules ouvertement communautaristes et même des prédicateurs radicaux, et qui semble s’être donné pour mission de mettre à bas la « laïcité à la française ». Au delà même de ces groupes qui ont pignon sur rue, la décision du Conseil d’Etat réjouit sans doute tous ceux qui souhaitent « punir » la France pour sa politique prétendument islamophobe, tous ceux qui veulent d’une façon ou d’une autre « burkiniquer » la France. Pour tous ceux là, la décision du Conseil d’Etat est une victoire, et ils vont désormais s’employer à pousser leur avantage.
Schizophrénie
La polémique est donc loin de s’éteindre. Au contraire, elle pourrait et devrait s’envenimer dans les semaines et mois qui viennent. Tout d’abord parce que les maires de plusieurs villes ayant pris des arrêtés anti-burkini ont annoncé leur refus de les retirer, s’exposant ainsi à de possibles sanctions administratives et ouvrant aussi la voie, paradoxalement, à de possibles « troubles à l’ordre public » dans leurs communes. Ensuite parce que les ventes de burkini ont explosé depuis le début de la polémique, rendant probable une multiplication des situations problématiques sur les plages et dans les piscines françaises. Enfin et surtout parce qu’une partie de la droite semble décidée à déposer une proposition de loi anti-burkini à l'Assemblée nationale lors de la rentrée parlementaire de septembre. L’initiative risque de semer la discorde à gauche, et de mettre encore un peu plus en difficulté le chef du gouvernement Manuel Valls. Voyant dans le burkini le symbole d’une « vision archaïque de la place de la femme dans l’espace public », ce dernier a soutenu les arrêtés municipaux controversés. Suite à la décision du Conseil d’Etat, il appelle à ne pas esquiver le débat, affirmant même que « dénoncer le burkini, c'est dénoncer un islamisme mortifère, rétrograde ».
Alors que la France entre de plain-pied dans le grotesque concours de démagogie quinquennal qu’est devenue son élection présidentielle, les questions relatives à l’identité et à l’Islam vont sans aucun doute dominer les débats. Pour tenter de contenir la montée du Front National, certains à droite vont se lancer dans une surenchère « identitaire » à visée purement électoraliste. De fait, cette surenchère a déjà commencé… La gauche va elle probablement se fracturer sur ces questions, entre les tenants du nouveau « ni-ni » (« ni provocation ni stigmatisation ») défendu par François Hollande, les partisans de la ligne dure à la Valls, les supporters du multiculturalisme libertaire, et les radicaux dénonçant la persécution des musulmans par les vilains fascistes et capitalistes, s’apparentant selon eux de plus en plus au traitement des juifs dans les années 1930…
Toute cette agitation à venir va mettre encore un peu plus en lumière la schizophrénie qui s’est emparée de la société française concernant la « question musulmane ». On va ainsi continuer de prétendre que la laïcité à la française est la condition de la coexistence pacifique des religions sur le sol national, quand cette laïcité s’est historiquement construite contre le fait religieux – et avec grand succès si l’on en juge par l’extinction progressive de la religion catholique en France. On va continuer de discuter de la place à donner à l’Islam dans le pays, quand l’Islam considère déjà la France comme faisant partie du Dar al-Islam, et donc comme une terre où l'on peut publiquement pratiquer et répandre la religion du Prophète. On va continuer de prétendre organiser un « Islam de France » avec qui établir un « pacte » ou un « concordat », quand la religion musulmane ne se reconnaît ni organisation hiérarchique ni corps constitués représentatifs vis-à-vis d’un pouvoir politique sécularisé, contraires au principe de soumission directe du fidèle à Allah, partout et en tout temps. On va continuer de prétendre traiter l’Islam sur un pied d’égalité avec les autres religions, quand l’Islam se perçoit ontologiquement comme la seule « vraie » religion, universelle et parfaite, révélée par Dieu aux hommes et ayant vocation à s’imposer à tous. On va s’attacher à « faire la démonstration que l'Islam est compatible avec la démocratie », quand son histoire et son essence civilisationnelle vont ouvertement à l’encontre de certains des principes fondamentaux de la démocratie. On va continuer de gloser sur les bienfaits du « vivre ensemble », marqueur indépassable de la modernité libérale qu’il faut si besoin imposer par la loi, quand ce sont précisément les volontés de séparation (spatiale, culturelle, mentale) qui structurent désormais l’espace national et l’inconscient collectif. On va continuer aussi d’affirmer notre attachement au principe républicain du droit du sol, tout en refusant d’en accepter ou reconnaître les conséquences – à savoir que la France devient, peu à peu, terre d’Islam.
On continuera donc tant qu’il sera possible de s’accrocher à des concepts et des croyances qui perdent peu à peu de leur capacité à rendre compte de la réalité. Puis lorsque le décalage avec la réalité deviendra impossible à nier, on finira sans doute par admettre, comme le fait déjà le philosophe et historien Marcel Gauchet, que l’on s’est trompé. Que la France n’est pas confronté au problème de la place de « la religion », en général, mais aux problèmes occasionnés par des « religions bien particulières avec leur histoire propre ». Que la « laïcisation de la conscience islamique » ne s’est pas produite – et probablement ne se produira pas. Que « l’islam n’est pas entré dans la démocratie » et que « nous sommes pris à contrepied par une évolution interne du monde musulman, représenté sur notre sol par des millions de nouveaux venus, qui va au rebours du mouvement endogène des sociétés chrétiennes d’Europe occidentale ». Que nous sommes désormais « confrontés à des enclaves communautaristes de fait, propices au rayonnement du salafisme ou même simplement au contrôle exercé sur la vie sociale par un islam coutumier, en lui-même parfaitement inoffensif et pacifique, mais pesant et réfractaire à la modernisation ». Que « face à cette dynamique à laquelle la loi du nombre donne une dimension sans cesse plus consistante », nous n’aurons probablement d’autre choix que de « repenser la laïcité en fonction de l’Islam ». Autrement dit nous adapter – et d’accepter les compromis qui dans les faits ne pourront que résulter d’un « rapport de force » qui évolue rapidement.
Au final, la France fait encore mine de s’accrocher à son modèle de laïcité, mais elle est d’ores et déjà probablement « burkiniquée ». Et elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même.
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