C’est quoi l’amour, dis ?
Lorsqu’une adolescente vous pose la question parce qu’elle vient de vivre son premier choc amoureux, et la rupture qui s’ensuit, le sujet devient tout à coup si vaste et si insoluble qu’un sentiment d’impuissance à expliquer l’inexplicable vous saisit.
L’amour, c’est quoi ? Passés les schémas récurrents et les analyses nombreuses faites sur le sujet, en définitive, l’amour, c’est quoi, quant une môme verse toutes les larmes de son corps, persuadée qu’elle n’y survivra pas. Lui répondre platement que tout un chacun a vécu ce genre d’expérience et que personne n’en est mort. Lui promettre que demain, elle rencontrera "l’amour", le vrai, avec un grand A : c’est, un, faire fi de ceux qui restent marqués à vie par les blessures de jeunesse, deux, lui mentir car rien ne garantit que cet amour tant idéalisé, devenu une quête du graal généralisée, sonne un jour à sa porte.
Est-ce la façon dont on nous présente l’amour, lorsqu’on est jeune et ignorant des sentiments multiformes, qui fait que la déception est forcément au détour du chemin ? Se peut-il que nous soyons si "conditionnés" par la littérature, le cinéma, la vision de notre société empêtrée dans son judéo-christianisme, l’urgence à dénicher son "alter ego" pour ne pas être à la traîne, que la trahison s’impose à nous de façon si dévastatrice lorsque nous ne trouvons pas d’écho à nos projections ? Et savons-nous exactement ce que nous cherchons à travers nos désirs amoureux ? Passés les amours adolescentes qui parfois restent gravés dans la mémoire, bien plus que certaines aventures hybrides, les premiers feux de paille - ces pyromanes du corps et de l’esprit -, ces amours vache que l’on déteste mais dans lesquels on s’enlise sous de mauvais prétextes, de ces passions qui vous dévorent de l’intérieur et vous laissent plus morts que vifs, de ces amours douces mais dans lesquels rien ne semble venir altérer le quotidien, de ces amours à l’alchimie mystérieuse qui vous font croire que toujours vous serez l’unique, des aventures sur le fil du rasoir, limite tolérées, voire condamnables, le regard échangé avec un parfait inconnu qui disparaît en une fraction de seconde embarqué par la vie et auquel vous pensez des nuits durant. Des amours affamés qui vous laissent un arrière-goût d’humiliation, les amours express qui, elles, vous laissent un goût amer de culpabilité, des amours qu’il faut boire jusqu’à la lie tant on les a cherchés frénétiquement, des amours platoniques qui vous sédatisent le corps mais galvanisent votre imaginaire, ces amours sorcières telles que les décrit Tahar Ben Jelloun dans son recueil de nouvelles du même nom et dont les trois thèmes finissent par ne faire plus qu’un : amour, amitié, trahison. Femmes et hommes comblés, blessés, aveuglés d’amour fou, mais toujours naufragés, des amours sous influence ballottés entre magie, filtres et malédictions.
Et puis l’attente de l’autre, toujours, le reflet dans le miroir qui ne fait que trahir ce qui nous ronge, la trame quasi générale de nos histoires faites de jalousie, de possession, de doute, et la peur qui les escorte... Comme une rengaine devenue obsession, "M’aime-t-il vraiment ?" "M’a-t-il trompée ?" Si peu confiance en soi, un peu trop confiance en l’autre et tout devient anarchique. Qui aime que l’autre le trompe, personne ! Et pourtant qui a envie qu’on l’emprisonne, personne ! Qui peut garantir que demain existera, personne ! La vie ne nous donne aucune assurance en la matière et les lendemains sont souvent de ceux qui déchantent à force de placer la barre à de mauvais niveaux. "Si tu ne m’aimes pas, je t’aime, et si je t’aime, prends garde à toi". La haine, la rancœur, l’amertume, la vengeance parfois, tant de mots qui résonnent tel le glas funeste d’un amour déjà mort. Parce qu’au final, l’amour a bien des masques...
Don Juan, séducteur, infidèle, libertin et blasphémateur, qui aime tous les défis, de la conquête amoureuse à celui définitif de la mort qui l’emportera dans les flammes de l’Enfer. Marivaux, longtemps qualifié d’auteur de "conversations de salon" et réhabilité par la suite lorsqu’on décèle enfin dans ses marivaudages tous les abîmes de la souffrance amoureuse. Solal, qui n’a aucun mal à séduire les femmes mais souffre de ce que l’amour puisse s’obtenir si facilement. Il se déguise en vieillard avant de se déclarer à Ariane, espérant ainsi être aimé pour son âme et non pour son corps. Mais Ariane le repousse. Solal se résigne alors à utiliser les moyens usuels du séducteur, le stupide prestige de la force et de la virilité et finira par rejouer à contrecœur l’éternelle comédie du mâle dominant. Il faudra peu de temps à Ariane pour se vouer corps et âme à Solal, fière d’être la Belle du Seigneur. Mais passés les premiers instants de l’amour, le couple se heurtera très vite aux limites de la passion totale et ils entreront à leur tour dans le cercle vicieux fait de violence et de jalousies.
Ou encore l’amour courtois du Moyen Age, joliment appelé la "fin’amor" qui désigne l’amour profond et véritable. Un amour hors mariage, prude sinon chaste et totalement désintéressé auquel s’adonna le mythique couple formé par Tristan et Iseult. Ou encore Lancelot, amoureux de Guenièvre, femme inaccessible, lointaine, qui feint l’indifférence : le désir des amants qui s’amplifie, mais reste en partie inassouvi. On nommait ce tourment, à la fois plaisant et douloureux, "joï" (à ne pas confondre avec joie).
Et pour Frankie qui a eu 18 ans en 80, c’est un flash-back qui revêt un masque douloureux. Frankie et ses potes découvraient l’amour libre, sans tabou, et ne voyaient pas alors ce qui pouvait les freiner dans leur ascension du "bonheur". Loin des années 60 où Morrison se faisait arrêter par les flics pour avoir osé chanter "I want to kill my father, I want to fuck my mother...", Frankie et ses potes découvraient la saveur des amours sans nom sublimée par quelques lignes de blanche, laissaient libre cours à leurs fantaisies verbales sans qu’aucune censure ne vienne les sanctionner, et le jugement d’autrui semblait n’avoir jamais existé. C’était sans compter sur la machine à tuer latente et perverse qui eut pour nom sida et qui ramena la suspicion, la haine, et qui vit tous ces mômes mis à l’écart d’une société qui voyait là un juste retour des choses : en clair le châtiment exemplaire. Entre amours contrariés, et dérives de toxico, ceux qui croyaient tenir le monde entre leurs mains, se sont hélas rendu compte que ce n’était que du vent et que l’amour n’y avait pas sa place. De la bande à Frankie, il n’en est resté qu’un seul. Pour la génération qui suivit, l’amour devint synonyme de danger et pour certains, leur seul ligne de flottaison se nomma et se nomme encore trithérapie. L’amour dans les années 80 revêtit le pire masque qui soit : celui de la mort.
Mais Frankie se souvient aussi d’avoir croisé des personnes dont le regard exprimait une telle sérénité qu’elle se surprenait à les envier. Leur discours s’appuyait sur l’amour, non de soi, mais des autres. Loin de la confusion des sentiments qui nous conduit sur des chemins que l’on croit être ceux du cœur, mais qui en réalité ne sont que la projection de nos désirs égoïstes, ces personnes, elles, avaient fait un voyage différent : celui qui consiste à effacer tout ou partie de leur histoire personnelle, à faire abstraction de leur ego et des mesquineries qu’il déchaîne inévitablement, et à occulter la peur, source de sentiments vains. Une fois sorti du labyrinthe infernal que représente le pouvoir que l’on détient sur l’autre, ou celui que l’on voudrait détenir, l’amour prend alors une autre dimension pour s’étendre à chaque être vivant. Souvent synonyme de détachement, mal compris dans nos sociétés occidentales un peu trop tournées sur elles-mêmes pour en saisir toute la signification, cet amour-là se résume à un seul mot : "liberté".
Alors c’est quoi l’amour, dis, Frankie ? a redemandé l’adolescente. Frankie s’est tue parce qu’à 40 ans passés, même si elle a une vague idée sur la question, globalement elle n’en sait toujours fichtrement rien !
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