Cabu, sous le regard de Victor Hugo
La rue Nicolas Appert m’est familière. Non que je me sois rendu dans les bureaux de Charlie Hebdo ou qu’un membre de ma famille ait habité dans cette voie habituellement tranquille, mais parce que l’un de mes petits-fils était inscrit dans une crèche à deux pas de là, rue Pelée ; qui plus est, je connais bien la Comédie Bastille, un sympathique théâtre où j’ai assisté à plusieurs spectacles. Charlie était à 30 m de là...
La nuit dernière, j’ai fait un rêve :
Alors que je passais rue Nicolas Appert en venant de la rue Pelée, j’ai croisé Cabu qui se rendait à Charlie Hebdo. Nous n’avons pas échangé le moindre mot : je me suis contenté de lever le pouce de ma main droite avant de faire mine d’applaudir le génial dessinateur ; Cabu a souri et m’a répondu par une légère inclinaison de la tête, la main droite sur le cœur. La scène se passait très exactement sous la grande fresque murale qui orne le pignon du n° 5.
Tandis que Cabu s’éloignait, j’ai machinalement levé les yeux vers ce trompe-l’œil théâtral où, grâce au talent de Philippe Rebuffet, l’on reconnaît Shakespeare, Molière, Marivaux, Tchekov, Beckett et Sartre. Seul parmi ces grands personnages, Hugo a les yeux tournés vers sa gauche : il regarde Cabu qui, de l’autre côté de la rue, se dirige vers les locaux de Charlie Hebdo. L’œil fixé sur le caricaturiste, Hugo médite ses futures interventions sur la liberté de la presse. Dans quelques heures, il doit à nouveau parler dans le cadre des débats de l’Assemblée constituante.
Quelques jours plus tôt, il a prononcé ces paroles : « La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre. » Or, voilà qu’aujourd’hui il veut aller plus loin encore. Tandis que Cabu pénètre dans l’immeuble de Charlie hebdo, une pensée s’impose à Hugo : « Pour faire taire la presse, on menaçait de mort les journalistes ; aujourd’hui on menace de mort les journaux. » ...
Le rêve s’est évanoui dans un écho de fusillade, et la tragique réalité s’est imposée à tous : Cabu est mort avec ses amis, et l’on pleure ces héros, simplement munis d’un feutre et d’une feuille de papier pour faire face aux kalachnikovs des barbares. Tous froidement exécutés pour s’être moqués de ces imbéciles sans humour qui, au nom d’une religion bafouée, d’un parti politique perverti, ou d’une philosophie dévoyée, s’enferment dans une idéologie jusqu’à en devenir sectaires, intolérants, criminels.
« Oui aux idées, non aux idéologies » avait coutume de dire en substance Cabu, en jetant, par la formulation de cette ligne de pensée, un pont entre lui et le grand Victor Hugo qui le regardait passer tous les jours rue Nicolas Appert en se remémorant ses propres paroles, prononcées avec force sur les bancs de l’Assemblée durant l’automne 1848.
Aujourd’hui, Cabu ne fréquente plus la rue Nicolas Appert, pas plus que ses camarades de Charlie Hebdo tombés sous les balles de tueurs fanatiques. Endeuillé sur son mur, et empli d’une infinie tristesse, Hugo garde pourtant les yeux fixés sur le n° 10 de la rue, dans l’espoir de voir malgré tout surgir ce grand Duduche de 77 ans. Qui sait ? Peut-être ira-t-il boire un verre dans un bistrot du quartier. Avec la quasi-certitude d’y rencontrer, accoudé au zinc, son personnage favori, si souvent observé dans l’expression péremptoire de sa crétinerie ordinaire : le beauf.
Ce texte, dicté par le 10e anniversaire du massacre à caractère terroriste commis par les frères Kouachi le 7 janvier 2015, est la reprise d’un article publié le 12 janvier de cette année-là.
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