Caillebotte « outé » de gré ou de force
Magnifique exposition que celle du Musée d’Orsay ! Magnifique, parce qu’il semble que, de tout le groupe impressionniste, qui se contente de transmettre des impressions, seul Caillebotte a encore quelque chose à nous dire ; mais quoi ?« Caillebotte, peindre les hommes » : le titre fait écho à l’exposition de 2013, au Musée d’Orsay également : Masculin, masculin, l’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, qui, elle aussi, séparait les hommes et les femmes en les plaçant dans deux ghettos, deux compartiments étanches, exaltant en fait l’homosexualité. Les organisateurs de la nouvelle expo ont donc résolu le mystère Caillebotte : il tient à son ambiguïté sexuelle, refoulée par la tyrannie du patriarcat. Tous les commentaires sur les tableaux vont dérouler cette thèse, avec d’autant plus d’autorité qu’elle ne repose sur aucun fondement.
Chaque fois que Caillebotte peint un homme seul, ou un groupe d’hommes, ce sera une preuve de ses préférences sexuelles ; par contre, quand il peint un couple (on pourrait très bien présenter celui de Rue de Paris, temps de pluie comme un hymne à la conjugalité), pas de commentaire, si ce n’est d’obscures circonlocutions pour revenir malgré tout à la thèse. Ainsi, dans Intérieur, femme à la fenêtre, on se demande si la femme debout et l’homme assis sont mariés, ou si leur seul lien est d’être tous deux des amis du peintre : auquel cas, « ces éléments rendent le tableau beaucoup plus subversif qu’il n’y paraît » (?). La moindre silhouette de soldat microscopique devient un modèle de « la masculinité virile » - alors que l’œil du peintre a plutôt dû être réjoui par la couleur garance de l’uniforme.
Mais, bien sûr, les rédacteurs des légendes s’intéressent surtout à la nudité masculine, présentée comme exceptionnelle et donc signifiante, oubliant la tradition, qui remonte à la Renaissance, des « académies », nus masculins à la musculature travaillée, exercice obligé des apprentis peintres et preuve, pour les peintres confirmés, de leur maîtrise. Ils s’excitent donc comme des puces à la vue du moindre bout de chair nue, ou suggérée : les Raboteurs de parquet au torse nu seront donc sexy, et, dans la Partie de bateau (ou Canotier au chapeau haut de forme), on se concentrera sur les reliefs de l’entrejambe du rameur. On n’est toutefois pas allé jusqu’à reproduire les élucubrations d’une féministe américaine (Norma Groude) qui voit dans le chien du Pont de l’Europe la révélation d’obscurs instincts sexuels, et se demande s’ils représentent ceux de l’homme qui regarde une femme, ou ceux du peintre à l’égard du brave ouvrier en blouse appuyé à la rambarde du pont pour contempler le spectacle de la gare.
On arrive au clou de l’exposition, la section « Peindre les hommes nus », représentée par trois tableaux, dont un nu féminin très sensuel ! Mais c’est sur les fesses de l’Homme au bain qu’on nous invite à focaliser ; pourtant, un regard objectif aura du mal à y trouver matière à contemplation concupiscente : ce qui frappe surtout, c’est la vigueur avec laquelle le personnage se frotte le dos avec sa serviette.
Même lorsque les commentateurs consentent à élargir leur vision, ils s’efforcent de tout rattacher à la « masculinité », avec des résultats parfois grotesques : toute l’œuvre de Caillebotte montre « un idéal masculin moderne, viril et républicain, fondé sur l’idée de l’effort collectif, du travail, de l’égalité et de la fraternité » ! Autant d’assertions creuses, totalement gratuites et même délirantes : le père Caillebotte, fournisseur aux armées, a fait fortune sous l’Empire, et on ne peut qualifier Gustave de républicain qu’en donnant à ce terme le simple sens de « conformiste, qui accepte l’ordre établi, le régime en place ». L’« idée de l’effort collectif, du travail » fait franchement rire quand on sait que Caillebotte et la plupart des amis qu’il peint étaient des rentiers, donc, socialement, des oisifs. La notion d’égalitarisme ne se dégage pas vraiment de ces représentations de bourgeois installés, impeccablement habillés et chapeautés, même dans l’exercice de leurs loisirs sportifs ; enfin, il est bien excessif de déduire du regard amusé porté sur les Peintres en bâtiment un idéal de fraternité.
Tout cet appareil de commentaires sexués (ou genrés) n’est pas seulement ridicule, il est aussi dommageable en ce qu’il empêche de traiter les aspects vraiment intéressants de la peinture de Caillebotte.
Ridicule, car il semble l’œuvre d’une bande d’ados boutonneux, qui essaient de percer les mystères de la sexualité, et sont tout émoustillés au moindre sous-entendu érotique ; ridicule aussi parce qu’il repose sur une pétition de principe (« tout homme refoule son homosexualité, Caillebotte est un homme, donc il refoule son homosexualité »), et que chaque tableau, chaque élément de tableau est allongé de force sur ce lit de Procuste, aboutissant toujours au même résultat (homosexualité ! comme Toinette s’écriait : « le poumon ! le poumon ! »).
Dommageable, car cette obsession empêche d’éclairer l’œuvre. Elle s’explique du fait que Caillebotte, peindre difficile à classer (ce n’est pas un impressionniste), et donc longtemps négligé en France, a été redécouvert et reconnu, dans les années 70, aux Etats-Unis, et donc commenté dans la perspective totalitaire des « gender studies » ; or, l’exposition résulte d’une collaboration franco-américaine, et ce sont les Américains qui ont imposé la thématique « masculinités », incapable de dégager ce que la peinture de Caillebotte nous offre de particulier et d’énigmatique.
Il serait tellement plus éclairant de voir, par exemple, en lui le peintre du Paris haussmannien, non en ce qu’il en donnerait une image flatteuse, mais en ce qu’il lui a inspiré une nouvelle façon de peindre la ville ; on aimerait en savoir plus sur la façon dont il force la perspective, pour accentuer la monumentalité des rues, ponts, immeubles d’Haussmann, et donner un équivalent moderne des architectures des tableaux de la Renaissance. La grande (2 mètres sur 3) Vue de Paris, temps de pluie pourrait ainsi être comparée à la Flagellation du Christ de Piero della Francesca, avec ses extraordinaires pavés remplaçant les dallages de la Renaissance (et que ce tableau emblématique de Paris soit exilé à Chicago a bien de quoi nous indigner). Quant à la perspective aérienne (vues depuis un balcon élevé), elle a produit un pur chef-d’œuvre, Boulevard vu d’en haut, où la ronde des feuillages, fragiles filigranes, produit un effet de vertige.
Mais le « message » de Caillebotte n’est pas seulement technique ; ses tableaux, pourtant réalistes, baignent dans une atmosphère de mystère, de « temps suspendu » qui évoque Edward Hopper. Ainsi, le couple bourgeois de Vue de Paris, qui se promène dans une rue reconquise (six ans après la Commune), tourne la tête vers la gauche, avec un certain étonnement, peut-être de l’inquiétude : qu’a-t-il vu ou entendu ? On pourrait parler d’une « inquiétante étrangeté », l’Unheimlich freudien, tout aussi sensible dans ses intérieurs : Caillebotte peint son propre appartement, ou celui de ses parents ; d’un tableau à l’autre, comme chez Vermeer, on reconnaît les mêmes meubles, fauteuils, sofa, ornements de cheminée, rideaux… Mais ce décor familier rend la vie de Caillebotte et de sa famille, qui s’y est déroulée, d’autant plus intrigante : il rend plus sensible le temps qui passe, on y croise même des fantômes, comme ce jeune frère, René, mort à 25 ans, silhouette floue jouant au billard, dans un tableau inachevé.
Face à ce mystère, on peut dire métaphysique, les « masculinités » des organisateurs de l’exposition paraissent bien puériles et superficielles. Certes, les tableaux sont là, et c’est l’essentiel ; mais ils suscitent tellement de questions, techniques, historiques, sociales, métaphysiques même, qu’on regrette que les commentaires ne nous aident à approfondir aucune piste sérieuse. L’exposition du Musée Jacquemart-André, en 2011, sur les frères Caillebotte, Gustave le peintre et Martial le photographe, plus modeste certes, mais baignant dans la mélancolique musique de piano de Martial, nous permettait d’entrer dans la vie et l’univers poétique de Caillebotte bien mieux que la grande expo d’Orsay. .
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