Cannes : une Palme d’Or parasite ?
Cannes : une Palme d’Or parasite ?
Un grand cru, nous dit-on de la cuvée Cannes 2019 : difficile d’opiner après avoir vu seulement deux films ; mais les films récompensés ne suscitent guère l’enthousiasme (à l’exception de It must be heaven, du trop rare Elia Souleiman, à qui on a mesquinement alloué un Prix spécial, et dont on attend la sortie en salles).
On a bien compris qu’il s’agissait d’appliquer la consigne de la parité, quels que soient les mérites des réalisatrices sélectionnées : on n’en est pas à 50/50, mais déjà à un tiers de femmes primées, parfois de façon étonnante, d’après les critiques.
On peut relever que les migrants et le sexe sont moins présents que dans les précédentes éditions – mais, à lui seul, le film de Kechiche suffirait à inverser la tendance, et le film lauréat du Prix du scénario, Portrait d’une jeune fille en feu (titre grotesque), de Céline Sciamma, a aussi reçu la Queer Palm.
Enfin, comme le veut la règle « à bonne sélection, mauvais palmarès » (si bonne sélection il y a), beaucoup de prix sont contestés. Par contre, Boon Jong ho, Palme d’Or pour Parasite, rallie tous les suffrages : le jury l’a choisi à l’unanimité, les critiques le portent aux nues (« Scénario stupéfiant », « fable corrosive », « tour de force », selon la revue de presse du Figaro qui crie au « chef-d’œuvre »), et le film marche bien en salles. On aurait aimé avoir au moins ce sujet de satisfaction.
Las ! Après avoir vu le film, on tombe de haut.
« Scénario stupéfiant » ? « Fable corrosive » ? Plutôt sujet bateau, maintes fois traité : l’opposition entre une famille riche et une famille pauvre, c’était déjà le sujet de La Vie est un long fleuve tranquille (avec cette fois des Du Quesnoy et des Groseille sud-coréens) ou d’Elena (2012), de Zviaguintsev, et l’inversion du rapport de force entre elles, c’est la fameuse dialectique du maître et de l’esclave, bien souvent portée à l’écran, depuis The Servant de Losey, mais rarement dans une optique clairement socio-politique, pour illustrer une véritable lutte des classes.
Boon Jong ho, de ce point de vue, ne fait pas mieux, bien qu’on le dise sensible aux rapports sociaux : ainsi, Snowpiercer opposait les wagons de tête du train (les riches) et les wagons de queue (les pauvres) – mais pour quel résultat ? La révolte des wagons de queue, téléguidée par les dirigeants, servait finalement à sélectionner un successeur pour le chef actuel, déjà vieux, et un dénouement on ne peut plus consensuel diluait toute problématique sociale : l’avenir de l’humanité serait assuré par les deux survivants de la catastrophe ferroviaire, une jeune Esquimaude, et un garçonnet noir, qui vivraient en harmonie avec les deux survivants de la grande glaciation, une ourse blanche et son ourson !
Sujet bateau donc et personnages caricaturaux, arbitrairement définis : des pauvres affreux, sales, et méchants, ou du moins bien installés dans leur « trou à rats », bien que prêts à toutes les turpitudes pour gagner de l’argent, et des riches suffisants, égoïstes et naïfs (suffisants et égoïstes d’accord, mais les riches, qui sont des gens bien informés, sont tout sauf ingénus). La critique des riches ne va donc pas au-delà du niveau psychologique, il n’y a aucune contextualisation socio-économique : comment les riches se sont-ils enrichis ? Quelle est la profession du Père ? Et quels mécanismes ont réduit les pauvres à la misère ? Curieusement, quand les pauvres mettent en œuvre leur plan machiavélique pour parasiter les riches, ils apparaissent doués de toutes les qualités qui auraient dû assurer leur « employabilité ». Tout fonctionne comme dans un conte de fées : « Il était une fois un riche et un pauvre... ». D’autre part, les pauvres n’ont aucune conscience de classe (ils sont même prêts, lors d’une péripétie de l’intrigue, à substituer au conflit avec les riches une guerre des pauvres contre les pauvres).
Dans ces conditions, il était difficile de trouver un dénouement, puisqu’il implique un point de vue et quelque chose à démontrer. Le film rappelle ici La Fête du siècle, de l’écrivain italien Nicolo Ammaniti : le roman est d’abord brillant et corrosif, la jet set réunie par un parvenu pour une grande fête dans un domaine de rêve est ridicule et méprisable, et le déraillement de la fête, qui vire au jeu de massacre, est jubilatoire – mais qui peuvent bien être les trouble-fête ? Des « Gilets Jaunes », des prolétaires révoltés ? Non, Ammaniti invente des monstres obèses surgis des sous-sols, descendants d’une équipe de sportifs de l’Est, qui, refusant de réintégrer leur patrie communiste, sont entrés dans la clandestinité, et n’ont jamais appris la chute du Mur.
De même, Bong Joon ho passe de la fable sociale au film d’horreur, empilant des situations de plus en plus grand-guignolesques, en même temps que la splendide maison d’architecte qu’habitent les riches, toute en transparences, révèle ses sinistres souterrains. Le titre même, Parasite (au singulier) met en avant le film d’horreur (avec l’apparition d’un nouveau parasite), au détriment de l’aspect social, qui implique des parasites (au pluriel).
Critikat fournit une conclusion judicieuse : « Parasite n’est pas un mauvais film, loin de là, mais il déçoit un peu au regard de ce qu’il met en place […] et de ce qu’il peine finalement à atteindre. » C’est un bon film de genre, distrayant, drôle et mouvementé, comme Get out, de Jordan Peele, mais bien léger par rapport à l’ambition culturelle qui était dans le cahier des charges initial du Festival de Cannes. Cela dit, on ne lui souhaite aucun mal, car le film n’est ni idéologiquement odieux, comme le raciste Dheepan, ou Capharnaüm, de Nadine Labaki, (Prix du Jury 2018), ni bête et moche comme La Vie d’Adèle (autre « Queer Palm »), et il n’y avait peut-être pas mieux cette année, mis à part cependant l’un des plus grands cinéastes actuels, Elia Suleiman, car on ne voulait sans doute pas consacrer un Palestinien.
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