Cargos de nuit (vagues n° 7) ou à quoi servent les ambassadeurs américains
Eh oui, le retour de la saga... car ça bouge toujours autant questions trafic d’armes, après un bon reportage cette rentrée, le 2 septembre sur Arte, de Paul Moreira et David André qui a fait le point de manière disons correcte sur la question, c’est l’actualité qui reprend la main cet automne. Et quelle actualité ! Un "accident" de voiture, en pleine campagne, en Albanie, à 200 km de Tirana, dans la région de Korça, entre Voskopoje et Lekas, un endroit sans un seul feu rouge bien sûr ni aucun autre véhicule en face. Un événement qu’un de mes lecteurs assidus, plus attentif que d’autres, a retenu comme événement bizarre notable et m’en a fait part immédiatement. Le nom de l’accidenté cité "lui disait quelque chose"... effectivement, car il avait été écrit auparavant dans un lien cité dans le cargo n° 3, qui décrivait les suites de l’apocalyptique dépôt de munitions de Gerdec, et surtout les étranges ramifications d’un trafic axé sur un gamin de moins de 22 ans propulsé à la tête de plus de 300 millions de dollars en échange de munitions avariées. "L’accident" s’est produit le 12 septembre dernier, et est passé complètement inaperçu ici en Europe de l’Ouest. Il touchait pourtant à l’incroyable épopée de Kosta Trebicka, trafiquant américano-albanais d’armes connu et répertorié. Or, celui-ci était un témoin capital d’une incroyable affaire déjà entrevue ici.

Fort étonnamment, pourtant, on dispose à son propos d’une plutôt excellente couverture visuelle, avec une très étonnante vidéo relatant assez précisément les faits et décrivant très bien les lieux, dans un reportage filmé de façon fort surprenante quelques minutes à peine après l’événement : le cadavre de Kosta Trebicka, en pantalon, certes, mais étrangement remonté sur les jambes, est en effet encore tout chaud au milieu de la route, bien à plat, les bras en croix. Etonnante image. Un cadavre à près de 70 mètres de sa voiture, un 4x4 Nissan au pare-brise plié. Ce qui fait de lui un recordman involontaire et posthume de saut au-dessus du capot de voiture, le pauvre. Le saut de l’ange parfait et un "placard" sur le dos à la réception ? Etrange, très étrange. D’après Courrier international "selon le journal (la Gazeta Shqiptare), dès l’accident découvert, la police et les enquêteurs du parquet général ne s’accordent pas sur la cause du décès. On en serait à moins. Les premiers s’en tiennent à la version officielle d’un accident de voiture, les seconds sont plus dubitatifs, soulignant que le corps de la victime était assez loin du véhicule accidenté et portait des plaies suspectes sur le crâne." En fait de plaies, le crâne est écrabouillé. Bref, vous l’avez clairement compris, un témoin fort gênant d’une très sombre affaire venait juste de disparaître (plutôt maladroitement) de la scène encombrée des inquiétants trafiquants d’armes. Revenons si vous le voulez bien à ce qui a valu à notre homme une fin aussi spectaculaire et aussi prématurée, et aussi mal maquillée... en simple accident de voiture, procédé d’élimination qui tourne à la mode en Albanie. On a beau entr’apercevoir des experts américains dépêchés sur place très vite après l’accident, tout le monde reste dubitatif sur son origine. L’homme a été pour sûr éliminé.
Ça commence tout d’abord par un cadeau royal de l’Otan à l’Albanie (qui n’en fait pas partie !) en 2003, de 10 millions de dollars, dont 500 000 offerts par les Etats-Unis pour nettoyer les dépôts d’armement et de munitions énormes laissés un peu partout par un régime pro-maoïste complètement paranoïaque. La même année où un accord est passé avec la Géorgie pour nettoyer les anciennes bases soviétiques de Ponichala et Chaladidi et celle de Vaziani. On sait ce qu’il en adviendra également. Une fois regroupés, notamment à Gerdec, on y recense la bagatelle de 104 millions de cartouches de 7,62, le calibre des fameuses Kalachnikovs. Soit assez peu, remarquez, au regard des 839 millions de cartouches volées au même endroit par les Albanais révoltés en 1997 par l’effondrement du rachat de leur patrimoine espéré ! Le pays d’Enver Hoxha le paranoïaque regorgeait littéralement d’armements en tout genre, à la manière de la Corée du Nord de Kim Jong II. De toute provenance et toute nature, ou presque, mais principalement de Tchécoslovaquie (de l’époque) et de Chine. Toutes doivent être aujourd’hui impérativement détruites, car dangereuses, beaucoup étant trop vieilles et ayant plus de 40 ans, voire 50 pour certaines. "Elles avaient été montrées pour la dernière fois en public lors de la parade militaire qu’Enver Hoxha avait organisé pour le 35e anniversaire de la libération de l’Albanie, en novembre 1979". Dans leurs boîtes de bois, les cartouches sont passées du rouge cuivre au vert de gris, preuve d’une oxydation manifeste et d’un danger potentiel d’éclatement avec la poudre encore contenue dedans.
L’Etat albanais, en la personne de son Premier ministre (et ancien président !), Sali Berisha, s’engage donc officiellement, en 2004, devant la communauté internationale et l’Otan à détruire ces montagnes de munitions, grâce à l’aide financière et logistique de l’Otan, et les cartouches visées sont stockées sous les ordres de Ylli Pinari, le directeur de la Meico (Military Export Import Company), la société publique chargée des exportations et des importations d’armes dans le pays. Si l’on comptait au départ sur le slogan électoral anti-corruption de Berisha, "avec des mains propres", on aurait pu s’attendre à une opération sans accrocs. Il n’en sera rien. Le travail sur place était exécuté par Alba Demil, une société dirigée par Mihal Delijorgji. Dans des conditions parfois ahurissantes, les employés payés à la pièce n’hésitant pas à mettre chez eux toute la famille au travail pour dessertir les balles de leur enveloppe pour ne récupérer que le cuivre, devenu denrée négociable avec la hausse des prix mondiaux des matières premières. Les cuisines personnelles des maisons avoisinantes deviennent des mini-usines d’armement déguisées. Alba Demil est la société albanaise sous-traitante de Southern Ammunitions Company (SAC), société américaine, qui vend partout au plus offrant y compris sur internet... des cartouches de 7,62 ou en ce moment, ou par exemple seulement les balles... récupérées une à une par des tâcherons albanais, leur enveloppe étant trop avariée. Au tarif actuel de 76 dollars le millier. On peut être intrigué de voir ses balles vendues ainsi... il n’y a pas lieu : elles proviennent toutes des dépôts albanais... car l’aide de l’Otan spécifiait de neutraliser les munitions... mais pas pour autant de détruire les balles ! En fait, tout le dépôt principal de Gerdec ayant sauté en mars dernier, comme on a pu vous le conter avec ces visions d’apocalypse, des balles complètes il y en a beaucoup moins depuis quelque temps chez SAC. Tout cela, vous allez me dire, n’explique pas comment elles sont arrivées là, aux Etats-Unis, que ce soit sous formes de balles ou de cartouches complètes.
C’est pourtant simple : la plupart de celles annoncées comme neutralisées ou détruites ne l’ont jamais été... L’Etat albanais, corrompu au dernier degré, sinon au plus haut, a empoché l’aide de l’Otan, et s’est empressé de revendre les cartouches sur les marchés parallèles. Via sa mafia locale, une des plus violentes et des plus sordides de l’Europe. L’Etat albanais a lâché les cartouches de Kalachnikov pour 22 dollars les 1 000, tarif que se sont empressés de multiplier les intermédiaires, en n’oubliant pas d’arroser en retour ceux qui leur avaient offert un si juteux marché. Et donc en priorité Ylli Pinari, étroitement lié à un tout jeune surveillant de transaction : le propre fils du Premier ministre albanais, Shkelzen Berisha. Un garçon parfois comparé à d’autres peu recommandables. Les deux sous la responsabilité de Fatmir Mediu, le ministre de la Défense lui-même. Un Mediu qui déclare pourtant, le 12 décembre 2007, vouloir "donner" ces munitions à la coalition pour donner le change à la communauté internationale : "The Albanian government would be ready to give as aid the excess ammunition so that it may be efficiently used in those countries like Iraq and Afghanistan trying to build their armed forces for peace and stability." Donner ce qui a déjà été payé, la belle idée généreuse. On n’entendra plus jamais cette proposition, faite pour appuyer la demande pressante d’intégration à l’Otan...
Au lieu de ça, le Pentagone signe un contrat surprise avec une très obscure entreprise de Floride de trois personnes, AEY Inc (les prénoms de trois frères d’une même famille, soient A, pour Avrahom Diveroli, E, pour Efraim Diveroli et Y, pour Yeshaya Diveroli), et verse tout de suite un premier acompte de 48,7 millions de dollars sur les 298 d’un contrat total pour la livraison de 100 millions de cartouches albanaises, soit l’intégralité ou presque du stock de Gerdec. Un contrat dont la fin des livraisons devrait avoir lieu en décembre 2008. Nul ne sait comment le responsable de l’entreprise, Efraïm Diveroli, âgé d’à peine 22 ans aujourd’hui et dont ce n’est pas le premier contrat d’armement (le premier datait de 2004, à 18 ans !) a obtenu le marché, ni comment il a pu contacter personnellement Yill Pinari. Comme il ne sait visiblement pas trop s’y prendre, avec son entreprise minuscule et son site internet pour ados en mal de militarisme ("Ammoworks"), il fait appel à un intermédiaire connu, Henri Thomet, un trafiquant suisse averti qui dirige une société chypriote de vente d’armes, EVDIN Limited, puis un deuxième qui lui sert d’intermédiaire sur place. Chypre, on le sait, par son statut bâtard de pays n’existant pas aux yeux des autres nations, accueille on le sait un bon nombre de personnes douteuses. Quelques jours avant la signature du contrat, Diveroli et son adjoint, David M. Packouz, 26 ans, sont arrêtés pour avoir participé à une bagarre à Miami. Ils sont relâchés sans charges sur Diveroli qui aurait pu perdre alors ce contrat signé avec le Pentagone. Quand les policiers vérifient son compte bancaire, à la Bank of America Investment Services de Miami, ils découvrent effarés qu’à 21 ans à peine, il a déjà 5 469 668 et 95 cents d’approvisionnés. Cela fait pourtant de lui un “responsible contractor,” en résumé un contractant jugé fiable par l’armée pour fournir les munitions. Nul ne sait d’où viennent les 5 millions de dollars qui lui servent ici de caution. Son grand père, peut-être... et même très certainement comme nous le verrons plus loin. En janvier 2007 le contrat est donc signé... Diveroli reçoit un papier du Pentagone le remerciant d’avoir proposé la meilleure offre : “AEY’s proposal represented the best value to the government.” Un jeune de 22 ans à la conduite loin d’être exemplaire est donc bien sélectionné par l’Etat américain pour un contrat d’armement réparti sur deux ans de livraisons en échange de 300 millions de dollars. C’est assez surréaliste, mais bien réel. Pourquoi donc lui est-on en peine de se dire ? Le "best value" ne met en cause que le prix ? Le Pentagone, organisme d’Etat, gère ses approvisionnements sans aucune enquête de moralité ? Voilà qui apporte de l’eau à la théorie de l’Etat voyou... des torrents d’eau même, après ce que nous allons apprendre, qui défie tout simplement l’entendement.
Thomet nous renvoie lui à Telon, société israélienne ("an arms-brokering company “based in Tel Aviv, Israel”) dirigée par le major Shmuel Avivi, ancien attaché militaire au Danemark et en Suède. "The Israeli source stated that “He [Mr. Avivi] operated out of Switzerland with a Swiss business partner whose first name is Henri.” Henri goes by the name of Heinrich in Switzerland where he is known as Mr. Heinrich Thomet, associated with at least two companies involved in arms dealing, Brugger & Thomet AG and BT International Ltd. Mr Heinrich Thomet stated that he worked together with Mr. Shmuel Avivi “occasionally” and that his company “are supplying Taos Industries on the US SOCOM business”. Taos installé à Madison, Alabama, est aussi présent à Belgrade, car Thomet trafique aussi à partir de là, pour fournir le fameux Socom. Le Pentagone achète donc bien ses propres munitions aux trafiquants reconnus ! "Large quantities of small arms and light weapons from the Bosnia and Herzegovina (BiH) war-time stockpiles and tens of millions of rounds of ammunition were exported and supposedly shipped to Iraq by a chain of private brokers and transport contractors under the auspices of the U.S. Department of Defense (DoD) between July 31, 2004 and June 31, 2005, according to sources within the EU-led peace-keeping force (EUFOR) the Organisation for Security & Cooperation in Europe (OSCE) and the Office of the High Representative (OHR). However, whether a series of shipments of AK47-type assault rifles documented asweighing 99,000 kg reached or remained in Iraq remains in doubt", dit un excellent rapport implacable d’Amnesty International. Cent tonnes dont on a perdu toute trace...
Les armes délivrées par Taos ont été transportées par Aerocom, la société de Moldavie de... Victor Bout, et ont bien été commandités par le Deparment of Defense américain nous dit également Amnesty : "The US DoD and its principal US contractor, Taos, appear to have no effective systems to ensure that their contractors and sub-contractors do not use firms that violate UN embargoes and also do not use air cargo firms for arms deliveries that have no valid air operatin certificates, despite strong clauses regarding unlawful conduct by contractors and subcontractor in DoD sponsored supply agreements for Iraq.“I find that shocking that they [a Bulgarian brokering firm] used a company [an unlicensed Moldovan air cargo company, Aerocom, that had violated a UN arms embargo – see below] involved in smuggling.” En résumé, même les avions utilisés étaient illégaux ! Quant à Victor Bout, nous savons ici depuis longtemps qui il est, et à qui il a servi de transporteur. Et qui sont ses amis… (dont Sanjivan Ruprah ou Olivier Piret).
En Albanie, entre en scène à ce moment-là auprès de notre jeune inexpérimenté, un citoyen albanais à double nationalité américaine, nommé Kosta Trebicka, qui lui arrange les entrevues avec Shkelzen Berisha et Ylli Pinari. Thomet, qui est habitué aux transactions, fait faire la culbute au tarif de départ, qui s’ajoute aux émoluments versés à Trebicka. Comme ce dernier sait qu’il est un personnage-clé du trafic portant sur des millions de dollars, il réclame davantage à Diveroli à chaque contact supplémentaire avec l’Etat albanais, et réclame aussi de graisser davantage la patte au responsable du stock de Gerdec pour parvenir à leurs fins. Dans une conversation téléphonique enregistrée, Diveroli lui suggère de fournir "one of his girls" à Pinari, en recommandant à Trebicka qui n’avait pas su décrocher le contrat "Let’s get him happy, maybe he gives you one more chance." Même si ça coûte un peu "If he gets $20,000 from you..." Le pacte de corruption est avéré et... aussitôt enregistré par Trebicka, au cas où... ("This conversation was recorded in Albania by Kosta Trebicka on a Nokia cell phone"). Pour obtenir ce qu’on veut, dans le milieu, il faut arroser large. Et notre auteur du vol plané magistral et mortel n’est autre que Kosta Trebicka... l’homme étendu mort, le crâne broyé, au milieu de la route au début de cet article... en trois épisodes.
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