Carte scolaire : forme délétère de « darwinisme social » ?
Les présidentielles 2007 ont été l’occasion pour affronter la délicate question de la Carte scolaire et pour réflechir sur l’état de santé du « mythique » modèle éducatif et social français aujourd’hui fortement en crise de fiabilité et de crédibilité. Il est, en fait, retenu fragile, anachronique et déshomogène et, en certains cas, producteur lui-même d’inégalités (2). Il est indiscutable que la France et les Français vivent ce moment très mal. Les analyses nationales et internationales des politiques d’éducation les plus récentes (PISA 2003, 2005 ; DEPP 2005 ; OCDE-Synthèses, 2007) ont confirmé les écarts existant entre la France et les pays de l’OCDE en termes de compétences de bases (lecture, calcul, écriture et capacités argumentatives). Par surcroît, on a l’impression que la société et l’école ne fassent guère de large place aux citoyens et aux élèves « usagers », ne demandant que pouvoir encore exercer leur mandat dans des meilleures conditions. Or, nous ne voudrions pas être classés comme « catastrophiques » (3), ni « déclinologues » mais P. Delmas qui dans son livre Il n’y a pas de malheur français (éd. Grasset, 2007) réfute l’idée d’un quelconque déclin, ne fait qu’une réflexion « minimaliste » tout à fait incompatible avec l’image d’une France « bloquée » qui chancelle, temporise et peine à prendre des mesures adéquates en matière de valorisation du travail, d’orientation et de qualité de la formation. Pour le gouvernement Fillon, ses débuts, donc, s’annoncent très difficiles. Un seul maître mot : tourner la page. Une volonté commune : sauvegarder la mixité sociale à l’intérieur des établissements et réfonder la Carte scolaire. Sur le thème de la sectorisation deux positions divergent nettement : d’un côté, les partisans des thèses dites « socialisantes » pour lesquels la Carte assurerait plus d’égalité des chances et garantirait la mixité sociale (c’est la pensée de J. Chirac). De l’autre, ses adversaires, dont les sociologues F. Dubet et Marco Oberti, l’historien Jacques Marseille, les plus tranchants, pour lesquels « elle reproduit fidèlement les inégalités entre les quartiers, les cristallise et les accroît » (F. Dubet, L’Express du 19.10.2006). Mais ce sont surtout les familles des quartiers défavorisés qui insistent sur la nécessité de redessiner la Carte rendant aux parents et aux élèves le choix des parcours scolaires et des établissements qu’ils préfèrent, permettant ainsi à tous l’accès aux filières de qualité. Car il n’est pas raisonnable d’imaginer un système éducatif qui distinguerait les élèves appartenant à la bourgeoisie de ceux du peuple. Plus qu’un darwinisme scolaire, ça nous semble une forme nocive de darwinisme social, aux effets brutaux encore que profondément inégaux, qui finit par se retourner contre l’idée de culture elle-même. D’autre part, c’est impensable que le classement des écoles en « bonnes » et « faibles » repose uniquement sur les résultats et le rattachement géographique des élèves. Certes, la compétence disciplinaire des enseignants compte, mais d’autres facteurs entrent en jeu, tels que l’aspect organisationnel de l’établissement, la capacité de bien orienter et d’accompagner les élèves dans leurs choix professionnels, et, enfin, la capacité d’établir des relations profitables et durables avec le territoire environnant. Nous n’appartenons pas à ceux qui rêvent les pédagogies du « beau vieux temps » sic et simpliciter. Nous ne sommes pas non plus convaincus que l’innovation en elle-même soit la panacée aux multiples problèmes. Nous considérons simplement que l’école française a besoin de définir mieux et vite ses missions éducatives, dans le cadre d’une volonté commune européenne, consciente que notre monde est plus mobile qu’on ne le croit. Dans cette perspective l’invitation du Pr Dubet d’ « ouvrir le sanctuaire » nous semble intéressante. L’ouverture à différentes formes de coopération avec les réalités territoriales peut responsabiliser chaque communauté éducative, qu’elle soit située en milieu urbain ou bien en milieu rural, dans la diversification de l’offre scolaire en considération du profil cognitif de ses élèves, de la présence d’élèves en difficultés d’apprentissage, des sources économiques dont elle dispose et des intérêts de ses enseignants, sans, pour autant, être accusée d’élitisme formatif. Contraires par principe à tout dispositif de « ségrégation », qu’elle soit ethnique, scolaire ou culturelle, nous restons quand même prudents quand on parle avec insistance d’accorder aux établissements une autonomie « moins tempérée », plus large. Car sur le terme « autonomie » pèsent davantage d’ambiguïtés. Dissipons aussitôt les plus récurrentes. La première, de nature sémantique, tend à assimiler, au nom de l’efficacité, les termes d’ « autonomie » et de « décentralisation ». Ça nous semble une conception simplifiée, plus conforme au secteur privé qu’au monde de l’éducation. D’autre part, la décentralisation n’a pas toujours contribué à assurer une égale qualité des services au niveau national. La seconde concerne une manière assez « bizarre » d’entendre l’autonomie des établissements de la part des dirigeants scolaires qui pensent pouvoir intervenir directement dans le recrutement des enseignants, dans leur rémunération et dans leur carrière professionnelle. Même sur ce point nous avons davantage de reserves. Bien plus nous pensons que transférer des directives à un niveau plus local, ça pourrait être plus dangereux. Car assez souvent les chefs d’établissement exercent leur autorité entraînés par une fureur décisionnelle d’autrefois. L’autonomie que nous aimons voir se développer n’est pas l’arrogance ni l’autoritarisme. S’agissant de l’instruction, service public de qualité accordé à tous les élèves, l’autonomie que nous rêvons c’est celle de l’ouverture, de l’écoute et du rapport démocratique avec tous les acteurs et partenaires. Pas le fait des Silla ou des Brutus qui par leurs décisions contribuent à instaurer un climat de compétition et d’individuation parfois insupportable, rendant de facto la vie de relation plutôt lourde et, en certains cas, vraiment impossible. Ça ne nous empêche pas, cependant, de reconnaître que le dispositif de l’autonomie même partielle peut conduire à des mutations positives regardant les conditions de travail, la qualité des prestations éducatives et les identités professionnelles. Pour obtenir de meilleurs résultats nous pensons qu’il faut réinventer grandement la réussite imaginant des solutions efficaces et originales propres à rendre nos écoles plus attractives, réactives et responsables dans la conception et la mise en œuvre d’initiatives culturelles susceptibles d’améliorer la formation de base des élèves et les accompagner dans leur développement cognitif et identitaire. Nous croyons qu’il est temps de revenir à l’éducation et à une « pédagogie de l’intérêt, du travail et de l’expérience » (modèle de Dewey), la seule qui puisse améliorer le rendiment et l’efficacité du système éducatif dans son ensemble. Et c’est dans cette optique de révaluation de la primauté de l’éducation sur les « pédagogismes » dominants qu’il faut encadrer la décision du nouveau ministre de l’Éducation, M. Xavier Darcos, d’assouplir la Carte scolaire à la rentrée 2007 avant de la supprimer définitivement en 2010, invitant les directeurs des établissements à « satisfaire le plus grand nombre possible de demande de dérogation », sur la base des modalités insérées dans la circulaire du 4 juin 2007 et de l’ordre des priorités.
Notes : 1. Ce dispositif a été introduit en 1963 pour faciliter la gestion des flux des élèves. Il désigne le découpage géographique d’un département et fait correspondre un établissement (collège, lycée) à un secteur géographique où la famille est domiciliée. 2.Cfr, Jacques Marseille, Éducation : la tragédie nationale, Le Point, le 11.06.2007. 3. Lire les conclusions déferlantes de J. Marseille exposées dans son article cité sur le modèle scolaire français qu’il considère « désastreux et plus inégalitaire que celui de nombre de pays d’Europe ». 4. 1. être handicapé ; 2. être un « boursier au mérite » ; 3. être un « boursier social » ; 4. rapprochement de la fratrie ; 5. proximité du domicile de garde.
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