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Accueil du site > Tribune Libre > Cartes postales de Felletin, Creuse : Enquête sur le temps perdu, et le (...)

Cartes postales de Felletin, Creuse : Enquête sur le temps perdu, et le temps à venir

 

  

 

L’improbable s’est développé à toute allure. On n’écrit plus, même des cartes postales. La trace, le style, et la signature se perdent. On tweete, on fixe des rendez vous en trois abréviations qu’on efface le jour d’après de sa mémoire, si cela ne s’est pas soldé par un CDD d’amour, plus ou moins virtuel.

La science fiction déshumanisée, ses golems et ses robots in folio, se sont échappés de la boutique des libraires qui ont disparu. Fini le hors sujet, le hasard, les cartes postales désuètes et les mots doux. 

    Elle s’appelait Gabrielle. Mais avec le temps j’ai pris l’habitude de l’appeler Gaby, comme sa tante l’avait fait avant moi. Ma Gaby, de Felletin, département de la Creuse.....Souvent en écoutant à la radio la chanson de Bashung, j’ai pensé que c’était la même femme, inatteignable, terriblement moderne. Comme ces chansons qu’on entend un été, mais dont un couplet entêtant nous poursuit.

     On ne passe plus par hasard dans les centre villes. Il faut maintenant vraiment le vouloir, tant une multitude de rond points tentent de vous emmener au large, vers les zones commerciales. Ces tristes zones de supermarchés, avec leur chaînes de magasins identiques, sont exactement les mêmes que ceux qu’on trouve aux quatre coins d’un monde. Les kilomètres ne veulent plus rien dire. Les timbres postes faisant foi ont disparu.  Le centre de la France a toujours fait de la résistance. On n’a jamais douté ici de son identité profonde, si loin des frontières, se cachant dans les plis des montagnes, laissant les grandes routes se déplier en fleuves de bitume sur les cotés.

     Je parle de la Creuse, comme je pourrais vous parler de quelques autres territoires perdus, où l’on trouve bien plus de vieux arbres que d’habitants. On a tous quelque chose de la Creuse en nous, mais c’est au Tennessee que les agences vous convaincront d’aller. 

       J’ai garé la voiture dans une petite rue montante. La haute ville était bien calme. C'était peut être la chaleur. . J'ai regardé derrière les grilles les grosses maisons bourgeoises, avec leurs grâces tarabiscotées, leurs angelots de pierre au nez cassé. J'ai deviné les portraits de famille accrochés aux murs, les placards aux portes vernies, les grands escaliers aux marches qui craquent, tant de pièces condamnées et de secrets de famille. 

    

 

     Toutes ces pancartes « à vendre » accrochées aux portails en fer forgé, sonnaient comme une démission, une trahison, un arrêt sur image, après tant de générations qui s’étaient passées de main à main les lourdes clés, les services d’argenterie, les actes notariés. On ne pouvait qu’être charmé par toute cette danse des toits d’ardoises épaisses, et des petits jardins savamment entretenus faisant leurs petits carrés savants et bucoliques.. C’est le pays de la douceur de vivre incarnée des chansons qu’on chantait la main sur le cœur.

     Au fond, un investisseur malin pouvait ici prendre les autres de vitesse, avant le grand repli vers les campagnes. Il suffirait de peu de choses, pour qu’en quelques semaines, le monde de facebook et de l’agitation urbaine, soit déjà le monde d’hier. Tout pouvait s’inverser de nouveau, comme un sablier qu’on retourne. Etait-ce le moment idéal ?... Les touristes regardaient dans les agences immobilières le prix des maisons, avant de se raisonner, de se demander ce qu’ils pourraient faire ici.

     Il m’est arrivé si souvent moi aussi de jouer avec cette sorte de mirage, de possibilité d’un oasis entrevu, où les jours se passent dans l’indolence, comme dans un rêve. J’ai vécu une heure dans tant de villages de France, avec une préférence précisément pour ce genre d’endroit : Un clocher, de petites ruelles, et une rivière qui coule au milieu. On connaît par son prénom le facteur qui vient chaque jour vous apporter le courrier. Jamais de mauvaises nouvelles, rien que des cartes postales.

       J'avais encore son adresse en tête. J'ai demandé à la patronne du grand café où je me suis assis en terrasse où se trouvait la rue. "Vous allez voir quelqu'un, une parente peut être ?"....M'a-t-elle demandé d'un air avenant en m'apportant le café crème. ..."Non, non, je ne connais personne ici...". J'avais l'impression de mal cacher mon jeu, de jouer faux..Certaines personnes qui ont la substance du rêve ont parfois plus de présence que bien d'autres qu'on cotoie tous les jours. 

       Gaby ne m’attendait pas, avec un rôti au four, la nappe des grands jours sur la table du salon. J’aurai apporté le bouquet de fleurs. C’était une enquête sans but, sans victime, sans criminel aucun, mis à part celui du temps assassin, qui avait laissé l’empreinte d’un doigt sur le timbre oblitéré.

   Dites que vous allez en vacances dans la Creuse, et certains vous regarderont comme une bête de foire. Ce département partage avec quelques autres une incompréhension totale ! Est-ce à cause du nom ? Il sonne comme un qualifacatif infâmant ? C'est fâcheux pour l’imaginaire de ceux qui n’en en ont aucune, et qui se sentent obligés de prendre dix fois l’avion par an, pour prouver aux autres qu’ils voyagent. Pour se faire plus belles sur l'étiquette, les "Côtes du Nord" se sont changés ainsi en "Côtes Armor", et les "Basses Alpes" ont pris l'ascenceur pour devenir "Alpes de Haute-Provence !"..

   Pour le moment la Creuse n'a pas encore troqué son nom de rivière pour devenir "L'Eldorado", provoquant un afflux de chercheurs d'or tamissant le sable de ses cours d'eau. Allez savoir si l'eau et la verdure qui composent ses paysages ne seront pas l'or vert d'un demain qui se rapproche à toute allure !  

      Les appartements où Gaby avait vécu au dessus de la grande boutique d’apothicairerie avaient juste changé leurs grandes fenêtres en bois pour d’autres à double vitrage. C’est là qu’elle devait observer parfois la rue, l’endroit où je me tenais. Elle avait donc fini par se marier avec ce notable connu de toute la ville, fort apprécié par tous pour son professionnalisme. Toujours en fait la tête dans un grimoire, plus que dans un roman d’amour. Cela avait été un choix de raison, un homme plus âgé qu’elle, c’est sûr. Qui lui avait apporté bonheur et sécurité, comme on disait.

       Vigneresse préparait le soir des baumes et des solutions, alors que Gaby se languissait dans le grand salon. Il lui avait bien fallu admettre qu’il avait en lui des traits de ce Charles, le médecin normand, l’époux un peu rasoir de cette Madame Bovary ! Le hasard voulait qu’il porte le même prénom. Dieu merci elle ne s’appelait pas Emma.

 Elle avait fini par laissé tomber le roman, bien trop cru, direct, et pour dire choquant. Elle avait trop peur de se reconnaître. Mais elle avait tout de même assez la tête sur les épaules, pour ne pas suivre pareil destin. Les propos amers de son cousin François lui étaient revenus, au travers cette fameuse carte postale. Sa déception était flagrante.

« Il a fallu pour la Toussaint nous contenter d’un télégramme plus qu’ironique. Tu m’as formulé un jugement qui n’est pas flatteur pour ta perspicacité !…. J’ai ordonné qu’on enlève cette caisse rappelant notre souvenir ! »

    L’écriture fine et penchée, s’était épuisée en reproches et conseils insupportables jusqu’au bas de la carte.

«  Je n’ai plus l’âge de l’indécision.. D’autre que toi m’accorde ce titre... Je te laisse un peu à la légère m’apprécier comme tu veux !  »

     Son premier mouvement avait été d’envoyer le rectangle de carton noir et blanc à la poubelle, en ricanant de fureur, ne la lisant même pas jusqu’au bout. Plus tard elle s’était ravisée. Sa colère était tombée. Elle avait été rechercher la carte, l’avait mise dans sa boite en fer blanc. C’est là qu’elle gardait son courrier, lettres, mais surtout cartes postales, si pratiques pour écrire, et si jolies à regarder.Il y en avait même de coquines, où le correspondant se servait de la vue en recto comme d'un clin d'oeil malicieux.

     Ainsi cette carte de Pierre, un béguin, qui l’avait fait bien rire, quand il lui avait promis de la faire danser, au retour d’une permission, « comme ces soldats que tu vois au dos !  » Et l’on voyait une sorte de parodie de bal, avec des pioupious dansant ensemble la bourrée auvergnate…..

     François était bien trop timide et surtout bien éduqué pour se permettre de telles privautés..Néanmoins sa carte, pleine de fiel et de regret n’avait pas été non plus choisie au hasard. C’était une vue de Royère, où l’on voyait le Thaurion, la rivière locale enjambée par ce fragile pont en bois. . Ils avaient tant fréquenté cet endroit, depuis qu’ils étaient enfants, depuis qu’ils se rendaient tous deux chez la tante....

      Pauvre Tante ! En feuilletant toutes ces cartes précieusement gardées, qui lui faisaient comme un journal, elle tomba sur celle que la chère personne lui avait envoyée. Cinq ans de cela, une éternité, alors que Gaby habitait encore rue sainte-espérance .. La tante s’adressait à elle comme si c’était encore une petite fille, ayant juste passé sa communion solennelle…

      « Ma petite Gaby...Depuis ton départ, et celui de François, la maison est bien vide, triste et silencieuse….Revenez vite, petits oiseaux  ! »

       C’était une des cartes qu’elle préférait. Comme c’était joliment dit. Si elle vieillissait elle espérait ressembler à sa tante Pauline, dont elle avait été si proche. Comme c’était doux de se savoir désirée. Elle revoyait les somptueux goûters que la tante leur préparait, les après midi interminalbles passés dans le grand jardin, la statue de Diane trempant coquètement son pied dans le bassin des poissons rouges au milieu de la charmille et des rosiers.

     Qu’avait donc imaginé cet imbécile ?... Ils étaient cousins. "Et alors ?" Lui avait dit sa meilleure amie. Ce n’était pas un empêchement majeur ! Pour un mariage il fallait juste l’autorisation du pape….. Mais personne au fond n’en tenait compte. Les mariages entre cousins étaient légions. Cela gardait les intérêts patrimoniaux ! ... Tout de même !…. Et puis, François n’avait pas de situation. Ses parents, qui pensaient à son avenir, lui avaient fait la remarque. Vigneresse était un autre parti, affilié au patronat des manufactures. C’était des choses qui faisaient réfléchir. On l’avait souvent trouvé légère. Mais elle avait toujours su garder la tête froide dans les moments décisifs.

     « Tu est libre bien sûr, lui avait dit son père, en la prenant entre les deux yeux dans le petit salon, alors qu’elle se mettait au piano. Mais il faut bien que tu réfléchisse à tous les enjeux. Mais je sais que tu es une Bongiraud, et que tu nous ne décevras pas !…. »

     Ses longs doigts souples avaient couru sur les touches du clavier, à la recherche de la meilleure sonorité possible, dans cette mazurka de Chopin qu’elle adorait par dessus tout, et qu’elle jouait en fermant les yeux, sur le piano Pleyel, que son père n’avait pas hésité à lui acheter. Il avait remplacé le vieux bastringue sans nom où elle jouait auparavant « la lettre à Elise »

.     On lui avait dit plusieurs fois qu’elle avait un vrai talent, et qu’il aurait suffi qu’elle travaille un peu plus ses gammes pour être une virtuose. Mais permettait on vraiment aux femmes de se produire en concert ?...En tout cas pas à Felletin, ni à Aubusson. Les ouvriers préféraient l’accordéon, et on conseillait aux femmes la pudeur. Jouer pour son mari, pour son cercle d’amis devait suffire à la satisfaction.

   Ce pays n’était qu’une réserve de petites mains habiles, qu’elle que puisse être votre rang dans la société. C’était irritant de sentir tous ces plafonds de verre autour d’elle, aussi nombreux que les vases d’apothicaire de Charles, ornés de noms latins à rallonges, évoquant poisons et merveilles, ou les mots d’une prière en latin : Arnica, opium, Belladone, arsenic…..Elle aurait voulu avoir la voix d’une des ces sopranos, à la voix si aiguë, capable de faire éclater un vase de cristal quand elles chantaient l’air de la reine de la nuit, ce pur moment extatique, si loin de la vraie vie, des cornues de Charles.

      Au mur trônait une de ces tapisseries qui faisait la fierté de la ville. Felletin, située à une dizaine de kilomètres d’Aubusson, possédait elle aussi de nombreux ateliers où les ouvriers s’entassaient, derrière les métiers, assis les uns à coté des autres, tirant des fils multicolores, avec une dextérité incroyable.. C’était ce savoir faire, et cette application collective qui avait fait la richesse de la région....

     Il faut visiter le musée de la tapisserie d'Aubusson. https://bit.ly/2MUfHcs Ces ateliers d'où sortaient des tapisseries prodigieuses ont reçu des commandes des quatre coins du monde ! Tant de métiers et de savoir faire entremélés, travaillant à la magie de l'image grandiose, qu'on ne peut que penser à l'industrie du cinéma, aux studios de Cinecitta et d'Hollywood !

   . Mais s'il reste un savoir faire, toujours vivace à Aubusson, s'inventant une nouvelle modernité, la région a, bien avant celle du nord et de ses acieries, vécu le traumatisme de la fermeture des ateliers. 

      J'avais lu dans "La montagne" un article prouvant qu'à Felletin aussi, la création reste toujours vivante, et qu'il ne sert à rien de pleurer, quand tant de jeunes gens se retroussent les manches..https://bit.ly/2BQoUOZ&nbsp ; 

      Mais les métiers d'art sont exigeants et difficiles. Le temps long nécessaire à l'élaboration de ces ouvrages semble bien peu en adéquation avec l'exigence de vitesse formatée. Un artisan photographe, il y en avait encore un en ce lieu où chacun comme partout transporte maintenant son stock d’images et de vidéos, exposait de vieilles photos agrandies datant de l’époque d’or de la ville. La photo était alors quelque chose de si exceptionnel, que les hommes de l’art étaient seulement conviés, à venir avec leur matériel sur pied, pour les mariages, la distribution des prix, où à l’invite de quelque patron de manufacture, voulant montrer sa réussite.

        Gaby n’avait aucune chance de se trouver dans cette éventail de femmes en chignon, debout les unes à coté des autres, dont l’œil moderne gomme les différences et les subtilités particulières qu’un témoin d’alors remarquerait immédiatement. Elle n’était pas de la même condition sociale. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de la chercher, à travers tous les âges qu’elle avait pu avoir, parmi toute cette représentation tribale de femmes du pays. Un inventaire allant des plus jeunes, celle qu’aurait catalogué la tante Paulette, comme encore « de petits oiseaux » à peine adolescentes. Et d’autres dont on reconnaissait encore une beauté d’arrière saison, une noblesse des traits que les rides avaient encore embelli.Gaby resterait une sorte de grâce entrevue l’après midi d’un songe, et dont je peinais à donner une identité propre. C’est bien difficile de se faire une idée de quelqu’un en ne tenant compte que de ceux qui lui avaient écrit.

     Notre première rencontre remonte à une dizaine d’années. Comment était elle parvenue dans ce petit village du Morbihan le jour où je m’y trouvais ? J’étais arrivé par hasard dans ce troc et puces, regardant une par une les trésors qu’un vendeur de cartes postales avait rangées dans de grandes boites, protégées par des pochettes plastiques.

     Voilà quelques temps que je m’étais pris de passion pour ces vieilles cartes postales. D’abord un intérêt lié à l’histoire, aux vues pittoresques de villages oubliés, à peine reconnaissables avec leurs charrettes. La condition sociale n’a guère besoin d’être explicité. On l’expose avec un bon naturel, à la faveur d'un événement, d'une réunion de famille. Les paysans sont en sabots, les bourgeois en melon, les ouvriers en casquette, les femmes en toilettes longues et sévères, parfois en coiffes. Les enfants sont souvent sages et posent sur la grand place du village en rang d’oignon. Leur visage exprime souvent la gravité et l'attention particulière de ceux qu’on trouve maintenant dans les pays dits émergents.

      D’ailleurs, dans ces photos noirs et blancs, c’est tout l’hexagone qui tient à la fois de l’Asie, de l’Afrique, et parfois de l’Amérique, avec la pauvreté des ses petits mendiants en sabots, tendant la main, et l’arrogance ses quartiers chics, où quelques bourgeois crânent parfois devant leur Bugatti.

      Les timbres et les oblitérations postales remontant à des temps immémoriaux donnent une attestation précise de l’endroit et sont bien sûr pris en compte dans l’estimation du document. Beaucoup de cartes postales ont bien plus de cent ans ! Mais si l’ancienneté est une marque d’intérêt pour les amateurs, l’essentiel vient de la vue, au recto. Celles représentant les grands monuments nationaux, vendues par millions, ne valent pas grand chose. De même les vues de Lourdes, de Lisieux ou de villes d’eau, dont les curistes, envoyaient les même exemplaires stéréotypés.

     Les plages et leurs estivants peuvent être très appréciés, pour cette soif de liberté nouvelle, et ce naturel moderne qui effleure, une fois retirés les habits amidonnés qui commandent les gestes et les postures. Celles de hameaux, de petits villages pittoresques, que les photographes ont souvent méprisés, sont maintenant les plus recherchés. Tout est lié à la rareté. Qu’un groupe de personnes soit devant l’objectif, en tenue de tous les jours, encore mieux si ce sont des artisans au travail, peuvent augmenter l’intérêt, et propulser la valeur de la carte à des hauteurs vertigineuses.

     Bien peu d’amateurs s’intéressent au courrier en lui même. Et pourtant une étrange émotion s’empare de vous quand vous parvenez à déchiffrer ces cartes remplies de pattes de mouche. Cette première carte envoyée par sa tante, en 1906, comparant les deux enfants aux oiseaux m’a séduit. Puis je suis tombé sur six ou sept autres, adressées soit par son cousin, la tante, un ami, ou encore destinées à son mari, le pharmacien, qu’elle épousa en 1909. D’autres très courtes, ayant juste valeur de rendez vous, ou de rappel pour affaires, sont adressées par des anonymes qui ne laissèrent que leur prénom. Le destinataire est identique mais l’adresse à changé. L’apothicaire a semble-t-il une autre maison « Bon repos », dans la périphérie de Limoges. ( Les noms de famille et certaines références s'y rattachant ont été changé dans cet article)

   Qu’est devenue Gaby  ?...Une mère dont les enfants sont morts depuis longtemps. Assez oubliée en tout cas pour qu’un héritier jugea méprisable la valeur d’une collection de vieilles cartes postales, enfermées dans une boite à biscuits. Mais tout de même assez vénal pour les vendre à un antiquaire, ou à un marchand de biens, avec la commode qui allait avec, au lieu de les brûler. Mais comment en vouloir à quelqu'un que je ne peux que fantasmer ? Peut-être est-ce à dessein qu’il a voulu préserver ces cartes, les laissant aller au courant de la rivière, pensant que plus personne depuis longtemps ne fleurissait la tombe de l’aïeule oubliée… Ce sera une façon de continuer l’histoire, qui ne tient en grande partie qu’à la rencontre du hasard et de l’imaginaire, et de la substance des rêves.

     J’en ai donc récupéré un lot. D’autres sont sans doute aux mains d'autres collectionneurs, chacun possédant un bout du puzzle. Et c’est étrange de penser que cette femme qui eut certainement une existence bourgeoise, ait les témoignages de sa vie maintenant dispersés.. Allez savoir si des cartes postales reçues par Gaby ne sont pas arrivées en Amérique ou en Chine. 

   Voilà que je devine dans ma boule de cristal un type assis derrière un bureau à cylindre étrange. Un air de Sherlock Holmes des temps futurs. Il examine des cartes et des timbres en s’aidant d’une loupe, avec une infinie délicatesse. Il porte des gants de latex et un masque pour ne altérer de vieux documents. Je reconnais des cartes postales semblables à celles que je possède. Destinées à Gaby, de Felletin…. Il tente de déchiffrer un texte avec l’aide d’un dictionnaire franco-Américain. Pour quelle raison ne se sert il pas d’un logiciel de déchiffrages d’idées ? C’est dirait-il, pour repartir de la base, ne pas reproduire les idées formatées du pouvoir.. Il a acheté une petite fortune un lot de ces vielles cartes étrangères écrites il y a plus de deux siècles de cela, à la veuve d’un collectionneur du Minnesota !..

C’est que nous sommes en 2184

     Il examine cette écriture tout en pleins et en déliés. Il se demande comment il était possible de faire de pareils signes, avec une simple plume et un encrier. Plus personne, maintenant, sauf quelques vieux érudits, n’est capable d’écrire. Une perte de temps insupportable faisant du tort à la bonne marche de l’économie, avait jugé il y a de cela quelques décennies, les maîtres et les experts.

     Certains prétendaient maintenant que les mots « on » et « off » pouvaient suffire à toutes les situations, et former tous types d’intelligence, comme on l’a fait pour programmer les ordinateurs, et qu’une réforme supplémentaire était par conséquent souhaitable.. Quant à lui, il n’est plus sûr de rien. Il avance dans ses travaux. Il sait que les mots de ce vieux Français avec qui il commence à se familiariser ne sont pas si directs que l’anglais commercial qui est devenue la langue pratique des échanges internationaux. Orale, cela va sans dire.

     De fait, les lecteurs automatiques sont si pratiques, que seuls les étudiants en histoire et en sociologie de troisième cycle, en font parfois l’apprentissage, afin de consulter les archives. Cela révèle bien des surprises, et ouvre des perspectives étonnantes, pour les rares chercheurs qui parviennent à lire couramment ces hiéroglyphes.  

 

Ces vieilles cartes postales qu’il étudie par exemple contiennent des allusions culturelles, se dégradant en nuances infinies. Le vertige vous envahit. A l’époque, chose incroyable, les gens composaient eux mêmes leurs textes, en rapport avec de vrais sentiments, et ne se contentaient pas de phrases formatées, choisies par l’ordinateur. Il pense qu’avec un peu d’entraînement à ce monde des affects, il pourra peut être bientôt entreprendre de commencer un de ces romans, énormes, qui sont un défi à la raison moderne.

      Il a mis une tapisserie d’Aubusson en fond d’écran. C’est l’image même du monde d’hier, celui qui peut disparaître complètement, si des chercheurs comme lui ne montrent pas sa valeur aux autres. L’infini variété du monde pouvait alors composer de telles images. Travail collectif, entrecroisement des fils, harmonie de l’ensemble.

      Ces maîtres mots commencent à être considérés comme subversifs ! La réputation de ringardise qu’on a collé aux langues et aux œuvres d’autrefois n’empêche pas une nouvelle génération de se montrer curieux et ouvert.Un atlas sur la carte lui a permis au moins de situer Felletin, France.

      Sur internet, il a vu la splendeur du pays Limousin. Est-ce de là que vient le mot « Limousine » ?….Il imagine déjà un voyage là bas, dans le département non plus de la Creuse, mais « de la plénitude » comme les Français l’appellent maintenant.Il aurait bien voulu savoir à quoi ressemblait cette Gaby, mais cela restera un mystère.. Et cela est sans doute mieux ainsi. Son visage reste caché à jamais sous une de ces voilettes que les femmes faisaient parfois descendre de leur chapeau…

 C’est une sorte d’éternel féminin qui possède sans doute bien des doubles et des imitations, d’une ville, d’une province à l’autre.

Toute ressemblance avec des événements vécus, ne serait que pur produit de l’imagination, l’absence de timbre postal faisant foi.

 


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11 réactions à cet article    


  • velosolex velosolex 11 septembre 2018 00:53

    J’ai voulu ici additionner un peu plusieurs formes de voyage...

    Dans l’espace, pas forcément lointain, puisque c’est pas le bout du monde, ce département, mais néanmoins il reste méconnu, et souvent méprisé à tort. 
    Un voyage dans le temps, aussi, et dans l’imaginaire, à partir d’un tout petit prétexte : Celui des cartes postales qu’on peine à trouver maintenant. Les mœurs évoluant avec le portable, et la trace de l’écrit étant en train de disparaître à toute allure. 
    Un voyage dans la connaissance : Celui des techniques d’hier, des manufactures reléguées, mais dont il reste des traces vivaces. 
    Quand au reste, rien n’est écrit, tout est imaginable . Sans doute que les endroits où l’eau est abondante et où la nature est intacte ont des chances de revenir au premier plan. 

    • nono le simplet 11 septembre 2018 06:20

      belle divagation ... salut à toi !


      • velosolex velosolex 11 septembre 2018 10:49

        @nono le simplet
        Salut

        La suite au dos des cartes postales anciennes que tu trouveras
        Passé le gué
        Espère que tu trouveras l’ange musicien qui m’a fait tant rêvé
        Temps magnifique         
                                   Amicalement

      • C'est Nabum C’est Nabum 11 septembre 2018 06:52

        Merci c’est formidable


        • velosolex velosolex 11 septembre 2018 10:24

          @C’est Nabum
          L’appréciation du conteur me va droit au cœur


        • Jean Keim Jean Keim 11 septembre 2018 08:15

          Merci pour ce texte magnifique.


          • velosolex velosolex 11 septembre 2018 10:46

            @Jean Keim
            Merci
            Nous avons le devoir de nous émerveiller en parcourant les sentiers d’hier, 

            Avec un nez de clown en poche
            Un bout de papier, trois billes d’agate et un crayon
            pour entretenir la mémoire, et magnifier le monde !

          • alinea alinea 11 septembre 2018 16:20
            Ça m’a fait penser au dernier bouquin de Winckler que j’ai lu.
            J’aime beaucoup aussi imaginer le passé, y réveiller des choses enfouies en nous, y retrouver des sentiments ciselés totalement écrasés par les grosses louches de facilité à la norme de chez nous du pléonastique aujourd’hui plutôt qu’ ho die.
            La Creuse, j’y avais trouvé une maison qui me fait encore rêver, mais on m’avait alors déconseillé d’y partir, seule, en ces circonstances contrariées.
            Je rêve d’encore un petit bout d’enfance avec cet ennui géant qui fait figure de terrain d’envol, de rêves, de pensées, de désirs, d’imagination. Où rien jamais ne sera réalisé ou assouvi mais où le terreau de nos pas se sera enrichi.
            Cette richesse, humble, ces moments de douceur entre les fléaux de violence, du temps où le temps ne s’était pas accéléré...

            • velosolex velosolex 11 septembre 2018 17:28

              @alinea

              c’est joliment dit. 

              « Je rêve d’encore un petit bout d’enfance avec cet ennui géant qui fait figure de terrain d’envol, de rêves, de pensées, de désirs, d’imagination. Où rien jamais ne sera réalisé ou assouvi mais où le terreau de nos pas se sera enrichi ».
              Qui ne révérait pas d’avoir dans sa boite à lettres une carte postale, avec de tels mots ? 
              Où est ce pays qu’on nous dit que l’on atteint jamais, pour ne pas nous donner des idées ?.....
              Seuls la légèreté, l’abandon, le laissé allé 
               Les chats ronronnants sur nos genoux Les rimes et les enfants qu’on sème au vent nous sauvent ! 
               La ferveur et l’amour sont les seules certitudes
               La seule trousse de secours utile pour réparer les ecchymoses et les rides 

            • Alcastor 11 septembre 2018 18:05

              Du Berry à la Vienne en passant par la Creuse, la France offre ses visages les plus doux aux initiés. De Nohant à Angles-sur-l’Anglin en passant par Crozant la France se dévoile comme une femme à ceux qui sauront la séduire et à eux seuls.



              •  C BARRATIER C BARRATIER 11 septembre 2018 21:26

                Un texte nostalgique...mais la creuse a gardé l’essentiel d’une mémoire vivante. A Felletin il y a la grande ecole de métiers du batiment, et on apprend entre autres à tailler la pierre. n ancien professeur, Gérard NICOUX a créé une association et publie des fascicules remarquables.Les maçons de la CREUSE sont chantés partout. Plusieurs fois par an des visites en cars sont organisées en CREUSE ou à l’extérieur : les maçons de la CREUSE ont construit PARIS...mais aussi LYON..
                Les maisons de granit de la Creuse sont belles et pas chères

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