A quelques dizaines d'heures de la déclaration d'indépendance de la Catalogne, le gouvernement espagnol continue de nier la réalité.
Dimanche 1er octobre au soir, le premier ministre Mariano Rajoy a solennellement déclaré que, comme il l'avait annoncé, aucun referendum n'avait eu lieu en Catalogne.
Au même moment explosait une crise interne (toujours en cours) à la télévision publique espagnole, qui venait de réaliser que toute l'Espagne avait suivi l'actualité du jour sur les chaînes privées voire étrangères car la TVE n'avait prévu aucune couverture, envoyé aucun journaliste supplémentaire (hormis ses correspondants locaux déjà présents) et pris contact avec aucun commentateur potentiel, pour avoir totalement cru à la propagande gouvernementale selon laquelle il ne se passerait rien de spécial en Catalogne ce jour-là. Et lundi matin, au moment où la presse étrangère et notamment européenne titrait en première page sur les "violences" (très relatives) policières en Espagne, la population espagnole hors de Catalogne n'était pas remise de sa surprise, et les journaux madrilènes exprimaient choc, stupeur et pour certains encore incrédulité. L'omertà avait réellement fonctionné, l'Espagne ne "croyait pas" que le gouvernement catalan ferait ce qu'il avait annoncé depuis des mois, et qu'on passait sous silence et commentaires à Madrid. Il faudra garder les titres des journaux espagnols de ce lundi 2 octobre pour se rappeler comment toute la presse d'un pays peut se condamner à la surprise pour avoir systématiquement nié la réalité.
Pour sa part le monde politique espagnol n'a pas encore réalisé l'irréversibilité du processus de sécession catalan. Après le discours victorieux et mensonger du premier ministre dimanche soir ("le referendum n'a pas eu lieu"), le roi Felipe VI a mis deux jours pour prendre exceptionnellement la parole, mardi soir, afin de rappeler le gouvernement catalan à la légalité mais aussi d'enjoindre le premier ministre espagnol à empêcher la sécession, sans lui dire comment. Dès lundi le gouvernement espagnol a prétendu travailler sur la mise en application, en dernière extrémité, obligé et contre sa volonté, de l'article 155 de la constitution, et mardi tout le monde politique espagnol s'emparait de cette arme, sauf les quelques personnalités qui demandent déjà la démission du premier ministre, comme si une vacance gouvernementale ou un nouveau titulaire pourraient faire mieux.
Cela fait pourtant déjà plusieurs mois que le constitutionnaliste Jorge de Esteban a montré que les délais nécessaires à la mise en oeuvre de cet article 155 étaients passés, comme Stratediplo l'écrivait dans la Neuvième Frontière... en juillet. En effet il s'agit d'un processus complexe et itératif d'abord entre le gouvernement central et le sénat, mais aussi ensuite entre le sénat et le gouvernement autonome provincial considéré, avec questions, comparutions, demandes d'explications, citations d'autorités, d'experts et de tout parlementaire ou parti politique intéressé au processus, sans aucune date-butoir. Surtout, il faut rappeler que si le premier alinea de l'article 155 évoque qu'avec l'approbation du sénat le gouvernement "pourra adopter les mesures nécessaires pour obliger [la communauté autonome désobéissante] à l'accomplissement forcé desdites obligations", le deuxième alinea précise que pour l'exécution de ces mesures "le gouvernement pourra donner des instructions à toutes les autorités des communautés autonomes". Aucun article de la constitution ne prévoit la suspension de l'autonomie provinciale ou le remplacement de son gouvernement, et l'article 155 aussi rarement lu que souvent invoqué cette année prévoit simplement que le gouvernement national donne directement des instructions aux autorités provinciales, comme on a essayé de le faire envers la police catalane il y a dix jours, sans l'autorisation sénatoriale... et en vain.
Le gouvernement espagnol n'explique pas ce qui lui fait croire (ou le prétendre) à une soudaine future obéissance des autorités catalanes qui désobéissent formellement depuis deux ans, qui ont magistralement défié son autorité dimanche et obtenu une (relative) légitimation dans les urnes de leur désobéissance, et qui bien au-delà de la sédition manifeste dont elles n'ont toujours pas été inculpées annoncent maintenant la sécession, c'est-à-dire l'atteinte à l'unité du pays. Des membres du gouvernement catalan précédent ont été condamnés à deux ans d'inéligibilité en Espagne et cela n'a pas vraiment dissuadé leurs successeurs. La dictée d'ordres directs par le gouvernement central au gouvernement catalan ou à certains de ses services peut-elle produire un effet ? Le fait que ces rappels à l'ordre ou ces instructions directes auraient désormais l'approbation du sénat (chambre des communautés autonomes) est-il susceptible d'emporter une meilleure adhésion du gouvernement catalan ? Existe-t-il un moyen de coercition envers la Généralité, autre que les menaces de (longues) procédures judiciaires envers ses membres en vue de leur condamnation à l'inéligibilité, à l'inhabilitation, ou à l'emprisonnement pour malversation de fonds voire sédition ? Non, même si le gouvernement arrivait à mettre en oeuvre d'ici dimanche l'article 155 l'autorisant à donner des ordres directs à la Généralité, cela ne lui donnerait aucun moyen concret supplémentaire pour se faire obéir.
On l'a déjà expliqué, seule la mise en oeuvre de l'article 116 de la constitution, quatrième alinea, à savoir la proclamation de l'état de siège tel qu'il est détaillé par la loi organique 4/1981 permettrait, en l'impossibilité constitutionnelle de dissoudre le gouvernement catalan, de transférer certains de ses pouvoirs à une autorité militaire. Pour la décision, cela ne nécessite au niveau politique que l'accord de la majorité absolue au parlement (congrès des députés), qu'en dépit des chamailleries démagogiques actuelles on espère acquis à la défense de l'unité territoriale et de l'ordre constitutionnel, mais pour l'imposition sur le terrain cela exige bien plus que les 4000 renforts de police initialement envoyés jusqu'à ce jour 5 octobre et bien sûr prorrogés jusqu'à nouvel ordre.
Le parlement catalan proclamera très certainement l'indépendance en session plénière, lundi prochain 9 octobre.
La seule raison pour laquelle le parlement ne l'a pas encore fait est l'insistance avec laquelle le gouvernement catalan a demandé quelques jours pour obtenir une médiation, et obtiendrait même plusieurs semaines ou mois si cette médiation était fructueuse. L'extrême-gauche de la CUP, mais aussi semble-t-il la gauche de l'ERC au gouvernement, insistent lourdement pour une proclamation immédiate et sans conditions. Le PDECAT (droite) du président Carles Puigdemont, assisté dans sa recherche par le ministre des affaires extérieures Raül Romeva mais aussi par le vice-président (pourtant de gauche) Oriol Junqueras, veut absolument obtenir une médiation. Plusieurs pays européens "appellent de leurs voeux" une négociation mais n'ont fait aucune proposition. Plus concrètement, le Parlement Européen (par la voix de son président) a demandé à la Commission de nommer un médiateur, mais celle-ci s'y refuse, en toute logique puisqu'elle ne compte pas bouger avant la déclaration de l'indépendance. Le Vatican semble refuser pour l'instant de parrainer officiellement les négociations, mais deux autorités religieuses catalanes proches du Saint-Siège sont en cours d'approche et permettraient de commencer les négociations à un niveau ibérique avant que le Vatican ne décide de leur donner sa bénédiction. Parce qu'il faut trouver vite, deux anciens premiers ministres britanniques (très quelconques) ont aussi été approchés. Plus intéressant évidemment, un ancien premier ministre italien et ancien président de la Commission Européenne, bon connaisseur de la Catalogne, et coïncidemment père spirituel de la doctrine actuellement en vigueur à l'Union Européenne concernant ce qu'on appelle maintenant un élargissement interne, pourrait accepter de mener la médiation.
Le médiateur auquel pensait initialement le président Puigdemont s'est (pour l'instant) disqualifié. Certains méconnaisseurs se sont étonnés de la réponse de Puigdemont à Felipe VI, qui exprimait au fond moins de la colère que de la déception envers ce roi qui comprend et même parle le catalan, comme son sujet l'en a en quelque sorte complimenté. On peut certainement révéler maintenant que si le président catalan s'opposait initialement à l'inscription du mot "république" dans la question du referendum, dont il espérait jusqu'en juillet (et laissait encore la possibilité en septembre) qu'elle puisse être formulée en accord avec le gouvernement espagnol, ce n'était pas uniquement en raison des mauvais souvenirs des années vingt et trente associés au terme de république (la guerre civile). Avant que la gauche républicaine impose ce terme dans le libellé de la question référendaire, le président avait plusieurs fois cité l'exemple des pays comme le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande qui avaient pris leur indépendance tout en conservant le même roi (actuellement reine) que leur ancienne métropole le Royaume-Uni, une formule ayant permis une transition étatique en douceur. Très certainement, jusqu'au discours de Felipe VI mardi, Puigdemont espérait que le roi puisse jouer au minimum un rôle d'arbitre entre les gouvernements espagnol et catalan afin de lancer la négociation sur les termes concrets de l'inévitable séparation... voire plus ensuite si affinités.
Car ce qui n'intéresse pas l'extrême-gauche plus idéologue que pragmatique, c'est que faute d'accord de transition la Généralité aura une fin d'année budgétaire très difficile. Pour l'année prochaine avant la première collecte fiscale, des banques prêteront volontiers (même si elles demandent un taux initial élevé) à un pays n'affichant que 35% d'endettement par rapport à son PIB. Mais l'émission d'emprunt demandera du temps et une cessation sélective de paiement pourrait intervenir dans les prochains mois, au moment même où l'Espagne soudain classée insolvable (son endettement sautant de 100% à 125% de son PIB) sera pourtant prête à accepter n'importe quoi pour que la Catalogne veuille de nouveau reprendre une partie de sa dette, comme elle l'avait proposé en cas de sécession négociée. Il y a d'autres chapitres importants à la négociation, qui seront nécessairement traités (plus tard), mais la question budgétaire est urgente. Et si les banques catalanes envisagent vraiment de quitter la Catalogne, sujet sur lequel il faudrait cependant recouper les "fuites" espagnoles partisanes, c'est au cas où la suspension temporaire de paiement donnerait des idées de nationalisation à l'extrême-gauche.
De son côté, grisé par les résultats de son déni de réalité, le premier ministre espagnol Rajoy proclame qu'il n'y a rien à négocier et qu'il ne discutera pas avec les séparatistes, quitte à être appelé à la démission même par son prédécesseur et co-partisan José María Aznar. La Catalogne est donc condamnée à faire sécession immédiatement pour élever la dispute au niveau international et obtenir la médiation extérieure qu'elle n'obtiendrait pas en tant que région espagnole insubordonnée.
Sauf imprévu l'indépendance sera proclamée lundi. L'Espagne n'acceptera aucune médiation avant cette date mais sera poussée à la négociation ensuite. Certaine grande puissance n'attendra pas longtemps pour faire connaître sa position, même si elle ne reconnaît pas l'indépendance aussi rapidement que le fit l'Union Européenne pour certains territoires yougoslaves. La France, premier voisin et partenaire économique de la Catalogne, dont le gouvernement avait pourtant été alerté dès sa formation en mai, aura laissé passer une occasion de restaurer la pertinence de sa diplomatie, et de réactiver au passage les lignes directrices pour la reconnaissance de nouveaux Etats, définies par la CEE en décembre 1991 puis piétinées par l'Allemagne. Informer la diplomatie française de ce qui allait se passer était l'objet du rapport la Neuvième Frontière (
www.lulu.com/fr/shop/stratediplo/la-neuvième-frontière/paperback/product-23271364.html), qui restera le livre de chevet des diplomates étrangers envoyés à Barcelone l'année prochaine.