« Ce qu’on appelle art »...
La « magie des images » est un lieu d’interrogations inépuisable, en constant renouvellement dans la déconcertante débâcle des narratifs en cours. « Pourquoi il y a de l’art plutôt que rien » ? Philippe Descola convie à une « longue marche de reconnaissance dans la forêt des images » et entend poser les bases théoriques d’une anthropologie de la figuration . Face à l’absence d’un monde commun éclairé par de véritables communautés de créativité tissant le fil d’un potentiel de vie collective, le philosophe Yves Michaud analyse « l’esthétisation générale de nos milieux de vie ». Ambiance, ambianceurs et autres gueules d'atmosphère...
De quoi l’art pose-t-il la question ? Qu’y a-t-il de commun entre une peinture aborigène, une sculpture inuit ou une statuette assyrienne, une fresque romaine ou chrétienne médiévale, une tête réduite des Indiens Achuar, les enluminures du livre d’heures (1415) du duc de Berry, le retable d’Issenheim ou Reproduction interdite (1937) de René Magritte (1898-1967) ?
L’anthropologue Philippe Descola a partagé quelques années avec les Indiens Achuar en Amazonie. Il invite à comprendre le « pouvoir des images » comme une « puissance d’agir », c’est-à-dire cette « capacité qu’elles ont d’affecter ceux qui les regardent »... Du moins en certaines circonstances - et selon le potentiel imageant engagé... L’oeuvre d’art dit-elle, à l’instar du cadran solaire, de quoi sont faits nos jours ? Descola interpelle les « dimensions ontologiques de la figuration » et se livre, à sa façon, à son interrogatoire des masques soixante ans après Jean Starobinski (1920-2019). Issu d’une lignée d’artistes peintres, il est coutumier des immersions dans les formes (dessins, masques, sculptures, etc.) avec lesquelles hommes et femmes ont tenté de « figurer » le monde sous toutes les latitudes. Bien évidemment, les modes de figuration du réel diffèrent selon les aires culturelles – et celui de « l’art européen » n’a rien d’universel... Le monde n’est pas le même pour un Inuit, un marchand de frivolités ou de fastfood, un « analyste financier », un poète germanopratin ou un paysan andin...
Au terme d’une longue familiarité avec l’art, Descola distingue quatre modes d’identification à l’oeuvre dans les images et les agencements de formes : l’animisme, le naturalisme, le totémisme et l’analogisme. C’est l’appartenance à l’une de ces quatre « régions d’un archipel ontologique », dont il dresse la minutieuse cartographie, qui détermine notre « chemin visuel ». Juste une question de regard, renouvelé par l’oeuvre ?
Le philosophe Hans-Georg Gadamer (1900-2002) écrivait de l’image religieuse : « En elle nous pouvons voir sans aucun doute qu’une image n’est pas une copie d’un être copié, mais une communion ontologique avec ce qui est copié »...
C’est dans les ateliers d’artistes du Nord (Flandres et Bourgogne) qui se dessine une nouvelle façon de voir les choses qui annoncent les textes philosophiques de Galilée (1564-1642) et Descartes (1596-1654). La preuve par La Nativité (1426) de Robert Campin (1378-1444), l’un des deux pionniers, avec Jan van Eyck (1390-1441), de l’ars nova flamand ? Au-delà du foisonnement symbolique de l’hagiographie chrétienne, Campin ouvre le regard au grain des choses, à travers une profusion de détails, peints avec minutie, et jusqu’alors inédits. Ainsi, dans le décor de l’étable où Jésus et ses parents ont trouvé refuge : poutres veinées, torchis minutueusement peint, crépitement du feu dans l’âtre, etc. De quoi s’agissait-il ? Peut-être de restituer sur la toile un monde « aussi proche que possible de celui produit par notre vision humaine » et de créer un « espace-ambiance » immédiat : « Une science de l’observation et de la description est née dans les Ateliers du Nord, indépendamment de tout projet grandiose d’une objectivation du monde more geometrico, une science du concret qui a puissamment contribué à faire advenir la nature comme expression visible de l’unité propre dont témoigne l’assemblage des êtres et des choses, non pas en dépit de leur diversité mais grâce à elle »...
C’est ainsi que le mimétisme du « naturalisme moderne » prend le relais du système de « correspondances symboliques » médiéval. Descola conclut par une citation de Grégoire de Nysse (335-395) : « la peinture muette parle sur le mur »... Figurer ou transfigurer, la question demeure posée depuis le geste originel de l’art décochant son trait décisif sur une paroi. En donnant forme, il signait l’apparition de l’humanité à elle-même – et ouvrait une voie d’illimitation. Déjà une volonté d’art ?
« Ce qu’on appelle art », serait-ce juste un langage qui parlerait avec des matières et des formes disjointes des matérialités de « la nature » pour inscrire une intelligibilité dans le sensible ? S’abstraire pour dire quoi ? De quoi les dernières décennies de « production artistique » et de multiplication exponentielle de « produits culturels » posent-ils encore la question ? Ou de quoi seraient-elles l’alchimie inversée ? A quoi appelleraient-elles encore ?
Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil, 848 p., 35€
L’image dans le miroir
Quel vide fait image désormais ? Ancien directeur de l’Ecole des Beaux Arts de Paris, Yves Michaud le livre en un essai érudit et fort bien enlevé en guise de décompte : « Nous sommes à l’époque de la production industrielle des biens esthétiques – à l’âge de l’esthétisation et de l’hyper-esthétisation ».
Car enfin, « l’Esprit de notre temps prescrit et généralise l’attitude esthétique », à mesure que se multiplient les belles âmes autoproclamées comme les auteurs sans oeuvre se posant en poly-techniciens assembleurs d’hétérogénéités de gratuités : « En art, le beau n’est plus le problème. En revanche, dès que l’on quitte « le monde de l’art », il n’est question que de recherche du beau ». Il faut que tout soit agréable, plaisant, lisse voire excitant ou « intense » dans le registre appelé « esthétique »... L’expérience esthétique devient « atmosphérique » – une sensibilité atmosphérique dont Yves Michaud retrace la généalogie jusqu’à « la conception que nous nous faisons de l’ameublement du monde »... Les « esthétiqueurs », ces fabriquants d’esthétisation, sont à leur affaire quand les grands montages fictionnels prennent l’eau de toutes parts : « C’est le Bien qui passe dans le Beau. Ce qui explique que seules les apparences comptent – pourvu qu’elles soient belles ». Ne dit-on pas désormais « belle journée », « belle soirée » ou « beau dimanche » voire "très belle journée" comme on enfilerait des mantras d’un nouvel âge liquide ou gazeux ?
Dans L’Art à l’état gazeux (Stock, 2003), le philosophe avait analysé la « vaporisation » des oeuvres (tableaux, sculptures, traditionnellement...) dans diverses « installations », « environnements », « performances » et autres « dispositifs » ou « effets multimédias » ayant cours flambé en de flamboyants lieux de sur-activation d’endogamie cultureuse. L’art dit « conceptuel » se passe de l’objet et de l’oeuvre mais pas de la survalorisation phynancière du vide ou de l’inepte. Aux dépens bien entendu d’un art véritablement humain susceptible de préserver la possibilité d’une fragile floraison d’une vie commune... Des spéculations pseudo « intellectuelles » ou sociétales aux spéculations financières, le pas est allègrement franchi au-dessus du marigot fumeux des signes dévalués : la financiarisation a investi le « marché de l’art » comme les autres secteurs de l’activité humaine, signant un « art de marché » et attisant la spéculation contre les artistes eux-mêmes. C’est le règne de l’or papier et pixelisé en guise d’art quand ce n’est pas celui de la poursuite de vents qui ne gonflent plus aucune voile éprise d’horizon : « Les trois uniques valeurs de l’Art sont aujourd’hui la valeur financière (combien ça vaut), la valeur événementielle (combien ça fait fait venir de gens) et la valeur morale (à quel point c’est édifiant) ».
Dit autrement : « Les seules choses qui comptent sont : combien ça vaut ? Combien ça excite ? Combien ça rassure ? Argent. Artentainment et esth-éthique sont les seules valeurs de l’Art et les seuls critères de sa valorisation – et ce sont aussi celles du monde de l’hyper-esthétisation : la richesse, le divertissement, la bien-pensance ». Le génie de la création est-il compatible avec celui des affaires ? D’ailleurs, celui des affaires ne serait-il pas dissous dans une survalorisation du mercantilisme sans objet puisque sans finalité humaine, gonflé de son nihilisme et jouissant sans répit de l’abolition de toutes les valeurs ?
Mais... le « grand public » ? L’individu « postmoderne » a d’ores et déjà consenti à sa marchandisation d’ « idiot sensitif » comme à sa dématérialisation en flux de données dévitalisées : « L’esthétisation atmosphérique est au coeur des comportements économiques où le consommateur ne cherche plus simplement l’utilité mais une valeur d’exposition, une valeur d’ostentation et en tout cas une « expérience » : celle du luxe, du dépaysement, de la supériorité, de l’arrogance méprisante, de la distinction sociale, de la facilité, de la vie rêvée, de la rupture – ou tout simplement celle de la dépense futile ». Parce qu’il le « vaut bien » ? L'orthographe est au choix... Dissous dans le panurgisme galopant vers la falaise barrant leur horizon, les « Narcisses contemporains sont tous uniques et font tous la même chose dans des atmosphères qui les fondent et les mettent à l’unisson ».
Bien évidemment, dans ce contexte-là, « l’atmosphère des démocraties n’est plus porteuse de promesses, elle est sombre, dépressive et délétère et ce ne sont pas de purs remèdes de circonstance comme les assemblées citoyennes de la démocratie participative qui peuvent faire revenir sur cette détérioration au long cours d’une atmosphère désormais installée et pesante »... Si « tout le monde s’en fout », au fond, les « clubbers des ZEP » (« zones esthétiques protégées » que sont collections et musées) ont, envers et contre tout, « besoin de continuer à croire en leurs jobs, leurs réseaux, leurs divertissements, leurs placements et leurs belles âmes pour soirs de vernissage ».
Si voilà cinquante millénaires, l’imagination a lancé l’espèce présumée humaine sur une trajectoire évolutive bien inédite au regard des autres espèces, jusqu’à l’invention de nouvelles formes de vie en société, de quoi la charge ou la décharge la pulsionnelle nécessité de faire image, encore, dans une confuse et continue sursaturation d’images et autres stimulations multimédias ? Finalement, quel questionnement vital s’abolirait-il encore dans cette confuse obsession de « faire image » et flux à tout prix ?
« En face et rien que cela, toujours en face » conseillait Rilke (1875-1926) à qui lui confiait son souci d’envisager son destin dans un monde encore assuré de ressources véritables. Y sommes-nous encore, c’est-à-dire assez présents aux autres et au monde pour tenir ensemble et faire tenir ensemble voire envisager ce qui nous fait face ?
Yves Michaud, « L’art, c’est bien fini » - Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Gallimard, 334 p., 22 €
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