Ce qui fait écran...
Etrangeté de ce monde finissant ou bien commençant : regardant à travers la vitre (condamnée) du train (conditionné) défiler le paysage agonisant, savons-nous encore s’il est réel ou bien représenté ?
Il est de plus en plus fréquent d’entendre ou de lire, et il semble chaque jour plus évident, que deux mondes se côtoient (au moins deux en ce qui concerne le présent propos, admettant qu’on pût en imaginer d’autres), deux mondes antinomiques affirme-t-on, dont l’opposition inquiète les - déjà - nostalgiques de l’un et stimule les passionnés de l’autre.
C’est devenu un lieu commun : deux mondes ainsi s’opposent : le réel et le virtuel. Il y a le premier monde, celui du plancher des vaches broutant au passage des trains, même le plus rapide, et le deuxième monde, qui a troqué ce vocable presque suranné pour celui plus hype (we should say « tendance ») de Second Life. Dans le premier, vous mourrez pour de bon, dans le second, il vous sera encore possible de créer un avatar de circonstance.
Cependant, ce qui ne laisse pas de créer un trouble, c’est la désormais visible interpénétration des deux, et ce, pour le moment du moins, à travers l’écran.
Qu’est-ce que l’écran ? On peut dire : c’est un cadre, c’est une fenêtre. Mais qu’y-a-t-il à travers la fenêtre ? Lorsque Van Eyck, l’homme qui fut ici, devant les époux Arnolfini, en peignit et dépeignit l’harmonie triomphante, il définit une triple essence de l’écran : celle de la toile, qui par sa représentation figurée de ce qui est, le fait devenir ce qui n’est pas - c’est l’ancêtre de tous les médias visuels contemporains, parmi lesquels aussi bien la télévision que les mondes virtuels ; celle de la fenêtre, qui dans la toile n’ouvre sur rien d’autre que notre imaginaire, humble productrice de cette lumière sans quoi l’image, bien avant la photographie, n’eût su exister - lumière certes ténue, tant le verre alors si luxueux n’était pourtant pas de la pureté que nous connaissons, mais qui pour les époux en question, lorsqu’ils tournaient la tête dans sa direction, donnait à voir le monde tel qu’il s’étendait devant eux, quoiqu’à la fois cadré et déformé par la vitre impure ! ; et celle enfin du miroir, vers nous tendu, dévoilant sphériquement, allongeant, grossissant le visage de qui se tient à notre place de spectateur : le peintre. Ici l’écran révèle la présence de celui qui le crée : car il n’est pas d’écran sans créateur, ni spectateur. Le peintre, la toile, la fenêtre sont ce qui fait écran, et nous préparent à ce qui autour de nous, inévitablement, fera écran.
Car jamais l’écran n’est neutre. C’est en quoi, précisément, il fait écran. Il dévoile et masque dans le même temps : exactement, il masque ce qu’il dévoile. Bien sûr Van Eyck n’est pas dupe, en cette modernité naissante, de ce que révèle la toile quasi photographiquement : cette découverte du monde miroir, du monde écran, du monde que crée sa propre réflexion, qui n’est déjà plus le monde lui-même, mais son double projeté dans la conscience : conscience naissante qu’un monde émerge, celui de la modernité, dont les écrans postmodernes ont dévalué désormais la puissance.
La virtualité est au commencement virtualité de puissance, celle que l’image confère à qui la commande, puis à qui la crée ; c’est pourquoi François 1er aima Vinci au point de l’inviter à Amboise pour qu’il y finisse sa vie, admirant sa propre puissance dans celle de sa représentation. Toutefois Van Eyck, puis Vélasquez ne s’y laissèrent pas prendre ; leurs épigones non plus. "Ceci n’est pas une pipe", dirent-ils : ne nous y trompons pas : l’image n’est qu’évocation, ombre, fantôme, au fond, à peine représentation.
Alors qu’advient-il désormais ? L’image écran, au centre absolu de toute manifestation vitale, a pris le pas sur le réel ; elle remplace la vie.
Son caractère fascinant, fascinatoire même (faudrait-il dire son caractère de faisceau, comme naguère les italiens fascinés ?), lui confère une puissance qui n’est plus tellement de propagande, tant elle est devenu simple présence, voire : unique présence ! Ainsi l’autre n’existe-t-il plus qu’en tant qu’image écran, tant le médium et le média se fondent dans un quotidien emballé : le réel est devenu représentation : représentation en temps réel de son illusion.
Observons : nos regards ne se plongent plus dans la consistance riche et complexe du monde et de la matière, mais dans l’écran de la fuite ; déjà Bardamu décrivait cette fuite et sa lâcheté dans son voyage nocturne, haïssant le spectacle abominable, séducteur et divertissant de l’écran des nickel odéons new-yorkais, moderne prophète de la perte de sens jubilatoire de l’Entertainment.
Comme habituellement dans toute transformation radicale d’ordre esthétique, social, mental, civilisationnel - et plus encore lorsqu’on peut parler de révolution, ce qui me parait justifié en l’occurrence, la technique est l’outil indispensable et l’instrument déclencheur : ainsi le numérique, et son corollaire de mondes virtuels, nous projette-t-il dans un univers disposant d’une dimension supplémentaire, shuntant à la fois temps et espace : une coprésence infinie. Cependant infinie, elle n’en reste pas moins dénuée de matérialité ; si ce fait en soi ne contredit pas la tendance communicante de l’être humain, ni son aspiration à une véritable communion, il n’en reste pas moins que ce rapport à autrui ne peut se développer harmonieusement que dans la matérialité. Ainsi, si l’on observe d’une part une dépendance croissante à la pornographie, et d’autre part une pratique sexuelle des plus jeunes en référence explicite à celle des acteurs de cette industrie, il parait clair que cet appauvrissement à la fois comportemental et affectif est lié en grande partie à la dématérialisation de l’autre. Rien ne remplacera une caresse, et cela, aussi bien dans le domaine affectif que dans le social, le politique et l’esthétique. L’absence de matérialité ouvre à tous les possibles et, par conséquent, paradoxe bien connu, à aucun - dans le sens où elle constitue un appauvrissement du sens et de la relation. Ainsi en est-il du dialogue qui se joue dans la blogosphère - dialogue ? Ou bien juxtaposition de points de vue, parfois se répondant, parfois pas ; en tout cas prenant peu, sinon jamais, le temps de l’écoute et du respect de la parole qui précède.
S’agit-il d’un apprentissage ? Certainement. Ou bien d’une adaptation. Le tout est de connaître ou au moins de cerner les modifications induites par cette adaptation : dans quel sens nous entraîne-t-elle ? Le fait est que l’image, devenue indissociable de l’écran qui en domine la diffusion, représente la quasi unique source de relation et d’information (du moins dans le monde occidental et parmi les couches aisées du monde dit autrefois tiers) ; l’interactivité confère à l’image-écran un statut relationnel incontournable : à travers l’écran transitent flux financiers, informations, communication, divertissements : le politique, le social, l’économique.
Il reste toutefois un point de divergence, celui où l’écran précisément, de par les qualités qui font ses défauts, devient un mode de communication à haut risque : ainsi dans le monde austère de la finance les décisions importantes, tout comme les informations sensibles, ne transitent-elles plus par le flux électronique ! En effet, le risque de captation des données, trop important en raison du développement d’outils d’espionnage performants, rend inopérant ce mode de communication : aussi hommes d’affaires et financiers de haute volée se rencontrent-ils dans les cafétérias new-yorkaises plutôt que sur la toile. Et ce au moment même où l’écran vient prendre doucement la place des bulletins de vote...
Van Eyck, en-dessous du miroir déformant où il se représentait, imposant sa présence aux époux Arnolfini - ce qu’on ne peut envisager sans leur consentement, sur lequel il convient aussi de s’interroger, signa ostensiblement, ajoutant Johannes de Eyck fuit hic, jeu de mot signifiant à la fois "Jan Van Eyck fut ici" et "fut celui-ci". Outre la vanité que caractérise une telle signature, inaugurant le triomphe de l’individu consubstantiel à la Renaissance, il nous invite à nous interroger sur le statut de l’écran, et sur le rapport de celui-ci avec l’image qu’il donne à voir : l’écran n’est-il pas voué (au point d’affirmer qu’il s’agit là véritablement de sa vocation) à déformer son contenu, à le modeler selon le désir de celui qui les produit, lui et son contenu ? Ce qui se cache et que l’écran révèle malgré tout, c’est bien celui-ci, qui fut là avant que l’image ne fût produite, qui la produisit et dans le même temps révéla sa présence.
C’est ainsi, il me semble, que l’on ne peut dissocier ces trois éléments, absolument constitutifs de notre postmodernité : l’image, l’écran qui la diffuse et la transforme, et le producteur de l’image, qu’en transparence laisse apparaitre l’écran, à qui observe attentivement, et dont il est important de ne jamais oublier la présence.
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