Ceci n’est pas une pub !
Vous connaissez tous la célèbre toile de Magritte intitulée « ceci n’est pas une pipe ». Eh bien imaginez un jour une exposition à la gare d’Orsay consacrée à ce facétieux peintre belge et en guise d’affiche, le fameux tableau amputé de la pipe à laquelle on aurait substitué un moulinet. Cette histoire paraît surréaliste et pourtant, elle pourrait arriver. Car elle vient de se produire pas plus tard que ces derniers jours.
Le média Rue89, partenaire d’une rétrospective consacrée à Jacques Tati, vient de dévoiler une étrange affaire. Sur l’affiche on peut y voir Tati sur son vélo mais à la place de la pipe, un moulinet jaune. Et Tati sans sa pipe, c’est comme Gainsbarre sans sa clope. Pourquoi cette photo a-t-elle été retouchée ? Tout simplement parce qu’un employé zélé de la société Metrobus, maître d’œuvre de la campagne publicitaire et des affiches de la rétrospective, a décidé d’appliquer plus que strictement la loi Evin qui interdit toute publicité vantant une marque de cigarette, ainsi que toute image publique censée faire la promotion de cette herbe à fumer devenue une cible de la pensée politiquement correcte. A ce compte-là, une rétrospective consacrée à John Wayne sera-t-elle promue par une affiche où la cigarette du plus célèbre cow-boy d’Hollywood sera remplacée par une sucette à la menthe ?
Rue89 s’est entretenu avec la commissaire de l’exposition Tati, Macha Makeïeff, qui raconte les tractations ubuesques ayant abouti à l’élaboration de cette affiche. L’idée étant de couper la poire en deux et que censure pour censure, autant la rendre apparente, visible, au risque de ridiculiser le responsable de cette amputation réalisée au nom de la bien pensance contemporaine. Un risque parfaitement assumé puisque le frileux interlocuteur de Metrobus a admis que se ridiculiser est dans l’air du temps.
Quelle analyse tirer de cet événement, futile en apparence, eu égard à la crise, mais pourtant significatif quand au politiquement correct, aux peurs contemporaines, aux troubles de la conscience ? Il serait bien imprudent de généraliser à l’ensemble de la société un trait de caractère exprimé par un individu, disons, quelque peu perturbé par l’interprétation de l’autorité. Mais force est de constater que si le ridicule est dans l’air du temps, l’autocensure l’est également, alors que la servitude volontaire si bien décrite par Boétie est de tous temps. Elle s’applique parfaitement à ce trucage d’affiche dévoilant la forme contemporaine d’une servitude des médias diffusant une opinion lisse destinée à flatter un public soi-disant frileux. Enfin, disons que c’est ce qui se murmure dans les cercles de pensée médiatique et politique. Les Français attendent que… Toujours est-il que cette affaire de mauvais goût esthétique rappelle le sort de ces nouveaux fromages industriels proposés il y a vingt ans, sortes de pâtes à tartiner rendue fades et inodorantes pour ne pas heurter un palais jugé fragile face à la « sublime puanteur » d’un fromage de terroir.
Cette censure esthétique s’inscrit dans la mécanique de la servitude volontaire. Un phénomène presque universel décrit par La Boétie comme étant le ressort des tyrannies, de toutes formes et de toutes époques. Sans cette servitude, nous dit La Boétie, les hommes seraient libres dans leur appréhension du contexte déterminant leur action et le tyran ne pourrait pas exercer son pouvoir, car le relais de la servitude face à la « fausse autorité » n’existerait pas, le peuple disposant de la libre pensée. Ce qui est nouveau dans cette affaire Tati, c’est la forme de tyrannie exercée, inexistante du temps de La Boétie mais apparue dès lors que la civilisation des médias s’est mise en place. La bien pensance et la fabrication de l’opinion ne datent pas d’hier. Déjà Adorno avait pointé les manœuvres de l’industrie du cinéma américain dans les années 1930. Les stars se devaient d’avoir une vie exemplaire et si ce n’était point le cas, alors il fallait étouffer les frasques et autres dérives décadentes de ces acteurs qu’on ne voulait pas transmettre au sein du bon peuple laborieux et vertueux.
La suite de l’histoire est connue. 1960 à 1980, période de libération, de saine expression, de bon ou mauvais goût certes, mais avec spontanéité. Et puis cette peur planétaire qui a rendu frileuses les sociétés. Replis communautaires, lois de plus en plus liberticides, peurs de s’exprimer, principe de précaution, peurs de tout, et pour finir, ce zèle d’un cadre de Metrobus à qui les politiques n’avaient rien demandé et d’ailleurs, Claude Evin, auteur de la loi éponyme sur le tabac, a jugé cette censure ridicule, absurde. Au risque de me répéter, il ne faut pas généraliser ce fait mais le constater ; en nous demandant s’il ne faut pas être vigilant car ce qui vient de se passer pourrait être un signal d’une tendance tyrannique (plus proche de Tocqueville que de Xénophon) pouvant se répandre dans la société ; tendance sans doute déjà présente, et dont il faut se prémunir si l’on veut continuer à vivre dans une civilisation dont l’un des ressorts fondamentaux est la liberté.
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