Censure, ma loulou !
On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle.
Rire du public.
Il y a quelques années, en faisant une recherche sur Pierre Desproges, je découvris une émission de Bernard Pivot où l’humoriste était invité. J’aurais pu ne regarder que la partie concernant Desproges mais l’attrait de la madeleine me fit visionner l’intégralité de cette « Apostrophe ». Voyage dans le temps, toujours bon à prendre par ciel gris. Le calme d’une émission d’avant l’auto-zapping. Pivot présente ses invités, et parmi ceux-ci une dame rondelette, la petite cinquantaine, ayant écrit un livre sur les bonnes manières où elle éclaire, entre autre, tout un chacun, sur la bonne façon de s’adresser au Pape quand l’envie vous prend de lui envoyer une bafouille ; qui n’a pas eu un jour ou l’autre ce genre de problème à résoudre ? Livre donc indispensable, s’il en est. Comme il va se la faire celle-là notre Pierrot, pense l’homme des années 2000 nourri aux talkshow que je suis devenu. N’est-ce pas Desproges qui a dit sur scène que Duras n’avait pas écrit que de la merde, mais qu’elle en avait filmée aussi ? Et visiblement la gentille rondelette est loin de jouer dans la même catégorie que Duras. Il va y avoir du saignant. Après que la dame eu parlé, Pivot sollicite l’avis de Desproges sur cet ouvrage essentiel.
Et là…
Et là : rien.
Rien.
Desproges est gentil, charmant ; il égratigne un petit peu la dame, pour la forme, ce qui d’ailleurs fait rire cette dernière, mais en gros, oui, il est poli.
_ Mais n’a-t-il pas dit sur scène que Duras n’avait pas écrit que de la merde... Et que… ?
Oui mais voilà, ça, c’était sur scène, et sur scène on peut tout se permettre, sur scène on doit tout se permettre afin que les uns et les autres puissions, une fois le rideau tombé, vivre encore mieux ensemble et ce en bonne intelligence. (Je ne parlerais pas ici de Dieudonné ; pour ceux que cela intéresse voir un de mes articles précédent : « Dieudonné et Dionysos »).
Kant nous dit que la politesse est une fausse monnaie indispensable.
_ Et le « Droit de réponse » de Polac ?!
_ Et les débats politiques ?!
_ Et le « Masque et la plume » ?!
Il est nécessaire de s’affronter sur des sujets importants, il y a des espaces pour cela, mais quand vous êtes invité chez des gens, si l’œuvre de l’un des autres convives vous semble médiocre, vous pouvez rester poli. Je n’ai malheureusement pas encore eu le temps de lire votre livre. De la fausse monnaie, oui. Question d’éducation. Question de civilisation. La sincérité a besoin d’amitié, elle en est même l’une des marques ; pour le reste, pour se lâcher, il y a le théâtre. Pour le reste, il y a la fiction.
Nous sommes passés du temps des critiques, qui se vantaient de ne jamais rencontrer ceux qu’ils allaient critiquer pour ne pas être influencés par la civilité de leur éducation, au temps des chroniqueurs.
Chroniqueur tv : personnes n’ayant pas pour l’occasion écrit de chronique et critiquant autrui, sans pour autant se nommer critique, en assumer la responsabilité ou avoir la moindre autorité dans le domaine critiqué. Le sang et l’insulte attirant le téléspectateur, allez après éduquer vos enfants quand cette nouvelle aristocratie (vu à la télé) se comporte de la sorte.
_ Vous n’êtes vraiment pas Stendhal !
Et l’ex présentatrice météo d’écarquiller les yeux, de faire des efforts pour retenir ses larmes. Sa vieille mère la regarde, là-bas, derrière son poste. Son enfant la regarde, et pour ce faire a la permission exceptionnelle d’aller au lit après minuit. Non, elle n’est pas Stendhal. Qui d’ailleurs est Stendhal autour de cette table ? Elle a accepté de venir parler de son livre dans cette émission, enfin le livre qu’elle a dicté, l’histoire qu’elle a racontée à celui qui l’a aidée à structurer et qui a fortement participé à … Enfin, le livre. Ce livre qui porte son nom. S’attendait pas à tant de mépris face à des millions de téléspectateurs. S’ils ne m’aiment pas, pourquoi m’avoir invitée ?
Ici on n’est pas sur scène, on est dans un salon, et la scène existe pour que ceci se produise sur scène et non pas dans un salon.
Talkshow, l’oxymore parfait dans toute sa splendeur. Ces mêmes intellectuels iront par la suite taper sur les gamins de la téléréalité, si incultes, si dangereux pour la jeunesse.
On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle.
Rire du public.
Desproges nous raconte avoir écrit ce sketch d’un trait ; une fois la première phrase couchée sur le papier la suite vint naturellement. Pouvait-on tout dire à cette époque ? Pas vraiment, non, faut pas idéaliser. Desproges se réveille en pleine nuit en se demandant s’il n’est pas allé trop loin. Ca le travaille. Ayant « attaqué » son amie Anne Sinclair, (qui avait dit ne s’imaginant pas épouser un non juif), il lui envoie son texte, non pour lui demander son avis ou son autorisation de l’interpréter au théâtre, mais parce que, lui écrit-il, il ne veut pas égratigner une amie par derrière, mais bien par devant. Elle lui répondra qu’il n’y a aucun problème et qu’elle a beaucoup rit à la lecture de son papier. Elle se rendra à la première du spectacle. La classe.
A cette époque Coluche écrivait « le CRS arabe », à cette époque il écrivait « je parle très mieux français que toi et je te merde », et Desproges prononçait sur scène « Isabelle Hhhhaaadjhhhaaani ». Mais à cette même époque Isabelle Adjani était la plus grande, la plus talentueuse, la plus belle comédienne française ; à cette époque elle n’était pas issue de l’immigration, elle n’était pas une beurette, elle n’était pas le fruit de la mixité, une chance pour la France, non ! Isabelle Adjani était la plus grande, la plus talentueuse, la plus belle comédienne française. Platini ou Bérégovoy n’étaient pas non plus une chance pour la France, mais des français, car tout français étant une chance pour la France, le souligner consiste simplement à marquer une différence. Et Colucci lui-même n’était pas non plus une chance pour la France, il était une partie de la France ; le jeune Coluche serait-il aujourd’hui pour survire, cantonné à nous faire rire avec des sketchs sur les pâtes, les pizzas et la mafia calabraise ? A cette époque, tout ces gens étaient juste français.
C’était avant SOS Racisme.
Patrick Timsit a bien eu raison de nous amuser avec les trisomiques : « je ris de toi, je te regarde, je t’inclus donc dans la communauté. Tu fais partie du groupe. A ton tour de rire de moi et de mes nombreux travers. Cela s’appelle une société dont toi et moi faisons partie ».
La Banque de France n’étant plus ce qu’elle devrait être, nous manquons de monnaie, mais il semblerait que nous manquions tout aussi cruellement de l’indispensable fausse monnaie kantienne.
On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle.
Rire du public.
Ce rire est-il antisémite ? Le rire d’Anne Sinclair est-il antisémite ?
_ Desproges pouvait parler plus librement à l’époque, Monsieur, car il y avait alors moins de tensions entre non juifs et juifs, vous pouvez comprendre ça, non ?
Bien. Je peux.
Mais posons-nous une seconde la question suivante :
Et s’il y avait alors moins de tensions entre non juifs et juifs car quelqu’un comme Pierre Desproges avait alors plus librement le droit de jouer ?
Les années 80. Pierre Desproges sur scène, le rire d’Anne Sinclair dans la salle… Le rire d’Anne Sinclair…
Etonnant, non ?
Trassibul
Documents joints à cet article
23 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON