Ces 35 heures que l’on supprime en les maintenant : une stratégie d’information ?
Le carrousel de palinodies offert par la majorité sur la fin ou non des 35 heures donne le tournis. Depuis quelques semaines, tout est soutenu et son contraire. Mais de cet apparent imbroglio a fini par sortir bel et bien la suppression des 35 heures.

Une cacophonie bien orchestrée
Un jour, le secrétaire général de l’UMP sonne l’hallali contre cette satanée durée légale du travail hebdomadaire qui empêche de « travailler plus pour gagner plus ». Le lendemain, c’est le ministre du Travail qui le contredit : la suppression des 35 heures n’est pas prévue. Le président de la République renchérit à son tour : il n’est pas question de toucher aux 35 heures, dit-il, mais avec l’air de ne pas y toucher en y touchant. Il a promis, en effet, de s’en tenir à l’accord conclu entre certains partenaires sociaux qui prévoit des négociations à l’échelle de l’entreprise pour autoriser de possibles dépassements en heures supplémentaires, mais seulement « à titre expérimental ».
Or, voici que le Premier ministre est revenu à la charge depuis la Finlande, le 30 mai dernier : il veut « sortir la France du carcan des 35 heures » et il entend que les exceptions expérimentales concédées par les syndicats deviennent en fait la règle. « Ceux qui voudront travailler 35 heures, prévient-il cependant, continueront à travailler 35 heures. » Dans une conjoncture où les prix flambent et les salaires stagnent, il ne prend pas grand risque : qui pourra continuer à vivre avec un salaire de 35 heures ? Les syndicats signataires CGT, CFDT ont bien été roulés dans la farine comme des bleus.
La méthode employée par la majorité aurait dû les alerter. Chacun des responsables jouait, à sa place, sa partition d’une cacophonie magistralement orchestrée de sorte que les partisans et les adversaires des 35 heures entendissent d’abord ce qu’ils voulaient bien entendre. Car les partitions réunies se résumaient aux deux propositions contradictoires d’un paradoxe : la durée légale de travail hebdomadaire est maintenue, mais les entreprises sont libres de l’allonger. La solution cachée du paradoxe était donc bien dans l’évidement d’une loi que le pouvoir poussait à ne plus respecter.
La durée inchangée du service militaire selon le président Guy Mollet
Cette technique de neutralisation d’une loi n’est pas nouvelle. Le président SFIO du conseil, Guy Mollet, en avait donné une superbe illustration à l’occasion de l’allongement du service militaire décidé en avril 1956 pendant la guerre d’Algérie.
Interrogé par Pierre Sabbagh à la télévision sur la volonté du gouvernement, il avait osé répondre sans rire par un superbe paradoxe d’une absurdité inouïe : « Je vous remercie de m’amener à faire cette précision, s’était-il récrié en pontifiant. De bons esprits ont prétendu que nous voulions porter à 24 mois la durée du service militaire. Il n’en est rien ! Le service militaire légal est de 18 mois et restera à 18 mois. Mais, actuellement avec un service de 18 mois, les hommes sont maintenus sous les drapeaux au-delà de cette durée de 18 mois. Ils peuvent rester 6, 9 et certains même 12 mois, c’est-à-dire, un total de 30 mois. » (1)
On l’a compris, si on traduit l’ironie de M. Guy Mollet, seuls de mauvais esprits peuvent soutenir qu’un maintien sous les drapeaux de 18 à 30 mois correspond à un allongement du service militaire. De même ne faut-il pas avoir pareil mauvais esprit pour oser prétendre qu’une durée légale de travail qui peut être allongée à volonté n’existe plus ?
Une stratégie d’information ?
Une contradiction frisant l’absurde signe en général la déficience mentale de celui qui la soutient. Mais on ne peut faire l’offense à des gouvernants de les supposer idiots ; ce serait surtout prendre le risque de l’être soi-même. Force donc est de s’interroger sur les stratégies employées qui ne peuvent être que réfléchies et qui prennent les citoyens pour ce qu’ils sont.
1- L’une d’elles, a-t-on déjà dit, est d’abord de satisfaire tout le monde. Chacun entend au moins une fois ce qu’il souhaite entendre : la suppression ou le maintien des 35 heures – le maintien à 18 mois de la durée du service militaire. Vu le mode d’information parcellaire et à éclipses du plus grand nombre, chacun peut repartir content.
2- Mais des recoupements sont inévitables en passant d’un journal à une radio ou à une chaîne de télévision : les propositions se contredisent. Justement, ce n’est pas plus mal ! La confusion est une technique. On l’introduit dans les esprits et elle peut aller jusqu’à épuiser en chacun toute velléité d’en avoir le cœur net et même de stimuler un réflexe de répulsion à force d’entendre formuler tout et son contraire.
3- On peut voir aussi dans ces contradictions ce que Watzlawick appellent des « paradoxes pragmatiques » parce que, dans une relation à investissement affectif intense, ils amènent les personnes à réagir non pas seulement intellectuellement mais en actes qui engagent l’individu plus à fond que des paroles. Un père alcoolique place, par exemple, ses enfants dans « une double contrainte » s’il se défend vigoureusement de l’être. Soit les enfants n’osent pas reconnaître leur père comme tel par crainte de manquer d’affection filiale, mais c’est au prix d’une dénégation folle de la réalité que pourtant ils voient et endurent ; soit ils reprochent à leur père son état, mais, dans ce cas, ils s’exposent alors à passer pour méchants envers un père qu’ils ne respectent plus.
Les paradoxes des autorités évoquées ci-dessus peuvent conduire à un dilemme comparable : soit les citoyens acceptent les contradictions de l’autorité, car, par soumission à l’autorité, ils ne peuvent la soupçonner d’invalidité mentale et encore moins de malveillance ; soit ils dénoncent ces contradictions, mais ils doivent dans ce cas oser accuser l’autorité de malveillance et s’insurger.
Ces stratégies d’information n’hésitent pas, on le voit, à pousser les citoyens dans leurs derniers retranchements : « Osez dire, leur est-il intimé, que votre autorité est folle ou malveillante ! » Les citoyens sont mis en demeure ou de se soumettre ou de se révolter. Or, comment franchir le pas de la rupture avec l’autorité quand on est autoritarien, c’est-à-dire, selon Stanley Milgram, qu’on a été éduqué dans la religion de l’argument d’autorité et qu’on a appris à ne trouver son équilibre psychologique que dans l’adhésion aveugle à l’autorité ? (3)
(1) Cité dans RAS, film d’Yves Boisset, paru en 1973.
(2) Paul Watzlawick, J. Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Éditions Le Seuil, 1972.
Paul Watzlawick, Le Langage du changement, Éditions Le Seuil, 1980.
(3) StanleyMilgram, Soumission à l’autorité, Éditions Calmann-Lévy, 1974.
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