Ces Beurs qui votent Le Pen
Cela paraissait impossible il y a quelques années encore. Mais des Français d’origine maghrébine vont bel et bien voter pour le candidat du Front national.
« On est d’ici maintenant. Rentrer au bled, c’est fini. On est tellement français, qu’on va voter Le Pen », m’a dit la mère dans un français laborieux. Elle parlait fort avec de grands gestes, approuvé sans la moindre once de gêne par son époux et sa progéniture. « Les seuls qui sont venus taper à notre porte sont les gens du Front national. Pour les autres, on n’existe pas », a surenchéri l’aînée, consciente de mon trouble.
De retour à Paris, je me souviens que de nombreux confrères et amis n’avaient pas voulu me croire. La chose - des Maghrébins votant Le Pen ( !) - leur paraissait impossible ou relevant d’une plaisanterie de mauvais goût. Moi-même, j’ai vite mis de côté cette anecdote et j’avais tort. Erreur professionnelle... La percée du Front national au sein de la population française d’origine étrangère n’était pas une fiction et j’aurais été inspiré d’orienter mon enquête là-dessus.
Depuis, rares sont ceux qui contestent l’influence grandissante du FN chez les minorités visibles comme en témoigne la visite hautement symbolique de Jean-Marie Le Pen sur la dalle d’Argenteuil. On se souvient aussi de l’affiche électorale de ce parti qui représentait une Beurette incitant à voter FN et on serait sot de négliger l’impact du soutien apporté à Le Pen par Dieudonné et l’écrivain Alain Soral. Aujourd’hui, à Sarcelles ou dans les quartiers nord de Marseille, le patron de l’extrême droite française peut désormais compter sur quelques dizaines de milliers de bulletins de vote supplémentaires, ce qui n’incite guère à l’optimisme pour le résultat du 22 avril prochain. Que s’est-il donc passé pour que l’on en arrive à cette situation ?
Il y a d’abord un premier constat. Les principales victimes de l’insécurité entretenue par les voyous qui sèment la terreur dans les quartiers sont leurs voisins qui partagent, le plus souvent, la même origine qu’eux.
Et c’est sur cela qu’a (bien) joué la propagande du Front national. « Les militants du FN nous expliquent qu’on n’a rien à craindre d’eux. Qu’ils nous respectent en tant que Français et qu’ils ont besoin de notre aide pour mettre de l’ordre dans la cité. Il y a des gens sensibles à ce genre d’arguments », m’a dit un jour un jeune comptable d’origine algérienne vivant à Juvisy.
De l’extérieur, les « quartiers » sont vus de manière uniforme avec l’image récurrente de populations soudées contre « les autres », habitants des villes, « gaulois » ou autres supposés nantis. Rien n’est plus faux.
Les tensions au sein d’une même cité, voire d’un même immeuble, sont importantes. Contrairement à une idée reçue, la solidarité y est rare et, si les jeunes font les quatre cents coups ensemble, les parents, dépassés, s’épient, se jalousent et s’en veulent mutuellement. Il y a, par exemple, un phénomène dont on parle peu dans la presse française et qui est celui de la délation. Comme dans certains villages, les lettres anonymes dénonçant le voisin qui touche des allocations familiales ou un RMI indus ne sont pas rares.
Comme ailleurs, on y pourfend « les profiteurs » et on maudit ceux qui amènent le désordre et qui, finalement, sont les responsables de cette punition collective qu’est la stigmatisation des quartiers et de tous leurs habitants.
Et quand un militant du FN se pointe et affirme la main sur le coeur qu’il sait distinguer le bon grain de l’ivraie, il est souvent bien mieux entendu et accueilli qu’un agité du Karcher ou qu’un vague représentant du PS.
Une autre raison majeure de la percée du Front national chez les Beurs, c’est, qu’en France, ce parti n’est plus perçu comme un danger et le travail de séduction entrepris par Marine Le Pen n’en est pas la seule explication.
En bref, le FN ne fait plus peur aux Franco-Maghrébins du fait de sa banalisation d’autant que ses idées ont été récupérées d’une manière ou d’une autre par le reste de la classe politique.
Les élites françaises ne parlent presque plus du Front national. Cela fait des années maintenant que Le Pen n’est plus présenté par elles comme « le » danger car médias et intellectuels spécialistes de l’indignation se sont trouvés d’autres causes. Pendant ce temps-là, l’extrême droite prospère et le reste de la classe politique s’aveugle et refuse d’admettre que le FN n’est pas simplement la captation conjoncturelle de toutes les frustrations des Français mais bien une force politique avec laquelle il faut compter. Dire par exemple que Bayrou est « le troisième homme » est hasardeux car c’est bien Le Pen qui joue ce rôle.
Un an à peine après le 22 avril 2002, c’est l’affaire du voile qui a fait couler le plus de salive dans les partis politiques, à droite comme à gauche. Mais qui s’est inquiété du fait que les troupes du FN, celles qui défilent le 1er mai rue de Rivoli à Paris, étaient rejointes par des militants de plus en plus jeunes ? Personne ou presque. Tout à leurs stratégies pour conquérir leur parti après le retrait de Jospin, les poids lourds socialistes ont oublié que l’extrême droite est un adversaire redoutable et le PS risque de s’en mordre les doigts dans les prochains jours. Quant à la droite, toute occupée à fonder son parti unique, elle a aussi longtemps négligé le FN avant de croire qu’il serait électoralement rentable de chasser sur ses terres.
Enfin, il y a un autre phénomène qui pousse certains Beurs à voter Le Pen. C’est l’envie de perturber le système, de « foutre la m... », pour dire les choses de manière triviale. Les manifestations d’entre deux tours en 2002 ont eu cet effet étrange qu’elles ont convaincu de nombreux habitants des quartiers populaires que Le Pen, élu, nuirait plus aux Français des belles villes et des beaux villages qu’à eux. Raisonnement idiot mais contre lequel la classe politique républicaine ne s’est guère mobilisée. Attention, le 22 avril, il y aura encore danger...
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