Ces billets qui ont changé mon regard sur un monde se fissurant
Difficile d’écrire un millième billet pour Agoravox sans réfléchir aux nombreuses réflexions écrites depuis quatre ans. Printemps 2006. En pleine contestation contre le CPE, je commentais la première fois l’actualité en utilisant ce médias singulier où l’on peut s’exprimer plus librement que dans les autres diffuseurs d’info. En 2011, les jeunes français sont bien sages en comparaison des blogueurs et autres insurgés menant une contestation appuyée contre les régimes arabes. La France se prépare à vivre un an avec son spectre maudit du 21 avril 2002. Les journaux ne cessent de jouer sur la fibre inquiète, donnant Marine le Pen présente au second tour. Cette éventualité me paraît assez anecdotique. D’ailleurs, le monde semble devenu anecdotique tel qu’il se présente filtré par les médias accessibles sur le Net où en fin de compte, le tsunami permanent d’information recouvre d’un voile redondant les faits importants. Ecrire des tas d’articles a sans doute modifié mon regard sur une société et un monde que j’ai souvent tenté d’analyser et d’interpréter. L’occasion de livrer quelques remarques sur le monde contemporain passé au filtre médiatique.
Premier constat, le monde qui change, mis en perspective face à un regard qui lui aussi se modifie. On se sait plus si la société se transforme en profondeur où si c’est le réglage de l’œil intellectuel qui change, donnant à voir quelques idées du monde devenues proéminentes, saillantes, parfois saisissantes ou cinglantes, alors que l’idée générale et commune de la réalité se nivelle, lissée par le cours répétitif des choses lues et vues dans les médias. J’aurais tendance à opter pour une modification du regard et même plaider coupable dans un procès qu’un Georges Bataille aurait pu instruire sur la littérature médiatique et le mal. Je traduis : à force d’écrire, le verbe se charge de négatif si bien qu’on finit par tracer un portait saisissant ce que qui fonctionne mal alors qu’on laisse de côté ce qui fonctionne bien. Allez savoir, cette déformation est inhérente au journalisme qui est interpellé par les drames, les emmerdes, les crises, les tensions, offrant de ce fait une information dirigée comme si elle se faisait à l’insu d’une ruse dialectique visant à montrer le mal pour le corriger. En ce sens, les médias s’insèrent dans un dispositif cybernétique de correction du monde. Dès qu’un impair se produit, on le corrige, y compris en pondant un texte de loi après chaque fait divers sordide, ou bien en vérifiant tous les manèges dès lors qu’un seul a déraillé en faisant quelques blessés. Cette ruse dialectique fonctionne aussi avec la ruse émotionnelle. Les médias imaginant que les spectateurs demandent des images scabreuses, des faits divers tragiques, des accidents, des raisons de maugréer, de s’inquiéter. Bataille écrirait-il un livre sur les médias et le mal ? Toujours est-il qu’on ne montre que rarement ce qui fonctionne et que les médias semblent ne partager que ce qui merde dans le monde. Privatiser les bénéfices et collectiviser les pertes, telle est la règle du marché corrigé par les copains de l’Etat. Montrer le sordide à tous et jouir de son jardin d’Epicure en cercle fermé, c’est ce qui paraît être aussi une règle présidant au fonctionnement des sociétés hyper médiatisées.
Au fil de l’écriture, au gré des faits sociaux et politique de plus en plus attendus et convenus, le sentiment de l’inutilité intellectuelle s’est accru. Presque anecdotiques que ces gesticulations médiatique, ces bavardages politiques, ce théâtre offrant le spectacle d’un monde dirigeant déconnecté du réel mais qui en a besoin, ne serait-ce que pour le mettre en scène, le faire paraître indispensable et surtout, lui octroyer des moyens financiers conséquents et bien appréciés par ces temps de disette économique. Déjà en 2007 j’avais le sentiment d’une élection inutile. En 2012 ce sera pareil. La société se fissure et rien ne peut stopper ce processus. A force d’écrire sur le monde, la vérité d’un processus inéluctable de régression sociale s’est dessinée. Le concept du monde, c’est le National-Capitalisme, notion largement développée dans un ouvrage non édité. La crise financière de 2008 n’a été qu’une grosse fluctuation mettant en difficulté l’équilibre d’un système où les Etats structurent la société pour que prospèrent les grands groupes industriels. En 2011, les entreprises sont en bonne santé. Je parle des grands groupes et des PME innovantes. Le reste de l’économie est contrasté, avec des situations stables, des liquidations et une fissure de l’équilibre social avec le chômage grandissant. Les opérations de fusion acquisition sont revenues sur le marché. Preuve s’il en est, l’OPA de Lactalis sur son concurrent italien.
La situation sociale est promise à une dégradation au cours des décennies qui vont suivre. La crise financière de 2008 a été causée par une ségrégation économique faisant que les classes aisées ont vu leurs revenus augmenter alors que la société prolétaire et précaire s’est appauvrie. Le processus de captation des ressources va se poursuivre, sans être enrayé par les volontés politiques. A cela va s’ajouter la raréfaction de l’énergie et le renchérissement de bons nombres de marchandises nécessaires par nature ou devenues indispensable, comme l’électricité ou l’automobile. La fissure sociale s’agrandit. Une fois que la vérité est connue et qu’elle a été exposée, il n’est pas forcément utile de poursuivre l’écriture de billets sur la société. On sait à peu près où elle va, pourquoi c’est ainsi et pourquoi rien ne s’oppose au processus. Parfois, la France de 2011 donne quelques signes de ressemblance avec la République de Weimar. Le contexte est quand même fort distinct. Il n’y a pas un traité de Versailles devenu obsessionnel, ni un spectre communiste suivi de près. Les plus virulents dans la critique sociale verront l’islamophobie se substituer à l’antisémitisme d’il y a un siècle. Les craintes écologistes dominent les sujets d’inquiétude. Je ne suivrai pas Hulot et ses dévots, ni Bové et ses bobos. Le nucléaire, les OGM, ce n’est pas mon souci. Par contre, les jeux funèbres de la finance, les enjeux des inégalités, le retour des nationalismes, la fissuration de l’Europe, c’est beaucoup plus inquiétant.
Les tendances vers une explosion sociale se dévoilent avec les chiffres, tous dans le rouge, chômage, dépendance, retraite, précarité, loyers, essence, prix, pouvoir d’achat, dette, croissance atone. Pourtant, ce tableau est contrebalancé par une hypothèse d’une résilience généralisée. La France est riche et tout le monde survit. La crise ne se voit pas. Les routes sont pleines, les belles berlines sont nombreuses et les locations pour Pâques ont fait un carton. La crise est rejetée dans les marges. Il y a des France. L’unité républicaine est morte. D’aucuns s’en remettent à une formule de Hölderlin que nul n’a encore pu expliquer. Quand le péril croit, ce qui sauve s’accroît.
Parfois, des mises en perspective en disent plus long que les analyses savantes. Un jeune s’immole à Tunis et c’est une révolution qui se déclenche. Un salarié de France Télécom s’immole et la France s’en fout. Affaire classée. Cellule psychologique dépêchée.
Le regard sur le monde peut être sévère ou adouci. Comment choisir ? Dans certaines limites de l’interprétation, nous pourrions déceler quelques ressorts communs au système actuel et aux totalitarismes du siècle précédent, soviétisme, nazisme. Faut-il en faire état et oser l’interprétation trash et radicale en pointant par exemple une face hitlérienne dans le sarkozisme ? Nul besoin néanmoins d’en passer par ce stade. Le monde est une somme de manipulations sans chef d’orchestre. La pensée conforme règne et les occupants dans les médias se censurent en diffusant la parole adéquate. Ils obtempèrent à un ordre que personne ne donne, se soumettant à un Léviathan médiatique. L’ordre dans les esprits doit régner.
Alors, un peu de désordre dans les pensées ne nuit pas à la démocratie. Cette formule convient bien à Agoravox.
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