Cessons de craindre notre force !
Le mouvement pour la défense des retraites est impressionnant par son ampleur et sa durée, mais il n'a pas suffi jusqu'à présent à faire plier le gouvernement. Pour stopper le rouleau compresseur néolibéral, nous devons passer à la vitesse supérieure, en contribuant à un soulèvement massif de la société. Encore faut-il que nous n'ayons pas peur de notre propre puissance.
Nous ne reviendrons pas aux Trente Glorieuses. Durant cette période (1945-1975), un équilibre fragile a été trouvé entre les capitalistes et les travailleurs. Ces derniers, soutenus par des organisations syndicales et politiques puissantes, parvenaient à imposer au patronat des conquêtes sociales. L'État, même s'il était toujours le garant de l'ordre capitaliste, assurait encore avec sérieux un certain nombre de mission de services publics (école, santé, protection sociale). La Sécurité sociale, quant à elle, était encore gérée, au moins en partie, par de puissants représentants des travailleurs. Ce temps est révolu et il ne reviendra plus.
Certes, le rapport de force entre les classes sociales pourrait à nouveau changer. On peut espérer que les travailleurs vont à nouveau s'unir et s'organiser – notamment par l'intermédiaire des syndicats, mais pas uniquement – pour retrouver leur puissance de jadis. L'actuel mouvement pour la défense des retraites semble montrer qu'une telle évolution est possible. Le simple fait, par exemple, que les cadres de la CFE-CGC descendent régulièrement dans la rue depuis la triste loi « Travail » (2016) est un signe d'espoir – même si cela montre aussi à quel point les classes moyennes sont touchées par les « réformes » néolibérales. Mais même si nous parvenons à modifier durablement le rapport de force, nous ne pourrons pas revenir aux Trente Glorieuses. Le compromis entre les travailleurs et les capitalistes, à l'époque, était en grande partie fondé sur un croissance forte (un peu comme ce fut le cas au Brésil ou au Venezuela, au début de ce siècle). La quantité de richesses produites augmentant considérablement chaque année, il était possible de satisfaire à la fois les actionnaires, les salariés, les assurés sociaux et les usagers des services publics. Or, cette forte croissance, il est peu probable qu'on la retrouve, et c'est d'ailleurs tant mieux, car elle reposait, entre autres, sur une surexploitation de la nature, source de gaspillage et de pollution. Une grande partie des catastrophes écologiques de notre époque (réchauffement climatique, pollution omniprésente, disparition massive d'espèces) trouve son origine dans cette période de production et de consommation effrénées. Les Trente Glorieuses ne l'étaient pas tant que ça, tout compte fait.
Toujours est-il que le capitalisme a opéré une mutation importante dans les années 70-80. De keynésien, fordiste, teinté de social-démocratie, il est devenu néolibéral. L'État, dans de nombreux pays – et pas seulement en France – s'est mis exclusivement au service d'un capitalisme financiarisé et déréglementé. Il fallait, pour satisfaire des actionnaires toujours plus avides alors que la croissance était faible, privatiser tout ce qui pouvait l'être et mettre en concurrence les travailleurs du monde entier pour baisser le « coût du travail » - d'où la destruction progressive des services publics, de la sécurité sociale, du droit du travail. D'où également la mondialisation financière et la montée en puissance de l'Union européenne, véritable machine à niveler par le bas les salaires, les conditions de travail, la fiscalité et l'autonomie politique et économique des peuples.
Les « réformes » successives des retraites s'expliquent par là. Les citoyens les plus riches ne veulent plus financer la sécurité sociale, et des sociétés privées (compagnies d'assurance, banques, gestionnaires d'actifs tels qu'AXA, la BNP ou BlackRock) voient tous les milliards qu'ils pourront tirer d'un développement de la retraite par capitalisation. Le projet de « réforme » actuel exonère presque entièrement les plus hauts revenus de cotisations sociales. Pour un revenu supérieur à 120 000 bruts par an, les cotisations ne seront plus que de 2,8 % au lieu de 28 %. Autant dire que cela ne peut qu'entraîner un développement de fonds de pension, au détriment du système de retraite par répartition.
Les enjeux financiers sont considérables, mais les enjeux politiques le sont aussi. Pour l'oligarchie politico-économique, il importe de diviser les citoyens (par exemple en montrant du doigt les « privilégiés » qui bénéficient des régimes spéciaux) et de les affaiblir en les appauvrissant. Voilà pourquoi M. Sarkozy n'a pas cédé sur la fin de la retraite à 60 ans, en 2010, alors que même la CFDT était dans la rue. Voilà pourquoi M. Macron ne cédera pas sur son projet de retraite, en tout cas, si le niveau de mobilisation ne monte pas de plusieurs crans. Si les dirigeants politiques étaient seulement mus par leur désir d'être réélus, ils feraient davantage de compromis. Mais pour M. Macron, comme naguère pour M. Sarkozy, le plus important est de faire le sale boulot que lui a confié l'oligarchie économique. En cela, il est comparable à ces directeurs des ressources humaines qui annoncent un plan (anti-)social massif aux salariés d'une entreprise, au risque de se faire huer, détester, voire malmener. M. Macron, probablement, préférerait être populaire et avoir une chance d'être réélu. Peut-être même espère-t-il encore l'emporter en 2022 face à Marine Le Pen, comme il l'a fait en 2017. Mais, à moins d'être un parfait crétin – ce qu'il n'est probablement pas – il sait bien que ce pari est encore plus risqué qu'il y a trois ans, et que beaucoup moins d'électeurs verront en lui un rempart contre le fascisme.
Il faut dire que le « centriste » Macron a une manière de gouverner qui fait beaucoup penser à celle de l'extrême droite. Après avoir brutalisé honteusement un grand nombre d'étrangers, à Calais, à Paris ou à la frontière franco-italienne, par exemple, il s'en est pris à ses propres concitoyens. La violence policière a pris de telles proportions qu'elle a suscité une indignation massive en France, mais aussi à l'étranger. Même au sein de la majorité, certains parlementaires ont été choqués par la mort récente de Cédric Chouviat.
Tout récemment, au festival d'Angoulême, le dessinateur Jul a réussi à persuader M. Macron de tenir un tee-shirt dénonçant l'usage des LBD par la police, et notamment le fait que ces armes aient éborgné de nombreux manifestants. Cette image résume bien la situation du gouvernement actuel. L'empereur n'a plus de légitimité. Il est tout nu, ou habillé seulement de la violence d'État.
Mais M. Macron n'est pas le problème principal dans cette histoire. Supposons que, suite à une amplification de la mobilisation, il demande la démission de Philippe et abandonne son projet de « réforme » (= détérioration) des retraites. Supposons même qu'il démissionne et qu'il y ait des élections présidentielles anticipées. L'immense majorité de la société obtiendrait là une victoire considérable, à n'en pas douter. Mais ce ne serait que partie remise. En 1995, Jacques Chirac a cédé face à la mobilisation des salariés – au moins quant à la partie de la « réforme » qui concernait le secteur public. Mais, il est revenu à la charge en 2003, où il a eu finalement gain de cause. Et cette casse de la Sécurité sociale et du système de retraites par répartition a continué par la suite jusqu'à aujourd'hui. Voilà pourquoi nous devons nous soulever massivement, mais aussi durablement, non seulement pour faire sortir les gouvernants actuels, mais encore pour changer en profondeur le système politique et économique.
En aurons-nous le courage ? Tout est là. Lorsque je militais à l'association altermondialiste ATTAC, entre 2000 et 2007, je faisais partie des rares personnes à penser qu' « un autre monde est possible ». La plupart des gens, me semble-t-il, était intoxiquée par le slogan de Mme Thatcher : TINA, There Is No Alernative (il n'y a pas d'autre solution, le système actuel est le seul possible). Aujourd'hui, de plus en plus de personnes sont persuadées qu'il est possible de sortir du système politico-économique. Dans les marches pour le climat, les slogans ne sont pas simplement dirigés contre le néolibéralisme : c'est le capitalisme lui-même qui est critiqué, comme avant la régression sociale des années 80. Quant aux Gilets jaunes, même si leurs slogans ne sont pas tous révolutionnaires, ils réclament en général une démocratisation approfondie des institutions, conscients que notre république n'est démocratique que de nom. Et ces nouvaux slogans, qu'ils viennent d'écologistes ou de Gilets jaunes, traduisent sans doute un changement de mentalité beaucoup plus global. Seulement, une chose est d'avoir conscience qu'un changement est possible et nécessaire, autre chose est de se mobiliser concrètement pour le faire advenir.
C'est qu'il y a de bonnes raisons d'avoir peur d'un soulèvement massif. D'abord, un tel mouvement peut avoir des résultats mitigés (comme la révolution islandaise d'il y a une dizaine d'années), voire entraîner un durcissement du régime (comme ce fut le cas en Égypte, par exemple). On peut aussi craindre une période de chaos, de guerre civile, dont profiterait – provisoirement au moins – un parti d'extrême droite. Tout cela est bien entendu envisageable. Un soulèvement massif n'est pas à lui seul suffisant pour entraîner l'avènement d'un régime plus démocratique, plus social, plus juste et plus écologique. Mais, à défaut d'être une condition suffisante, c'est une condition nécessaire. Si nous laissons en place la domination actuelle des capitalistes et de l’État gendarme, il n'y a aucune raison que les choses aillent mieux. On peut toujours aller plus loin dans la brutalité policière, la dérive dictatoriale de la république, la destruction du droit du travail et de la protection sociale ou encore les désastres écologiques. N'ayons donc pas peur de notre force ! Comme le disait François Ruffin (j'ignore si la formule est de lui) : ils ont des milliards, nous sommes des millions. Se soulever n'est pas sans risque. Mais c'est toujours plus raisonnable que de laisser une poignée de mégalomanes irresponsables détruire tout ce qu'il y a de beau dans notre monde.
P. S. Aux personnes souhaitant aller plus loin dans cette réflexion, je recommande la lecture de cet entretien accordé il y a quelques mois à L'Humanité par l'économiste et philosophe Frédéric Lordon.
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