Cet amour courtois qui est à la source de la psychanalyse…
Josef Breuer nous avait donc indiqué que, dans son assoupissement du soir, on pouvait soudain entendre Anna O… « s’écrier, sans ouvrir les yeux : tourmenter, tourmenter ! » Ici, comme souvent tout au long de cette véritable aventure qu’il vivait avec une jeune fille sur un terrain qui lui était – semble-t-il – totalement inconnu, le médecin ne prit aucune initiative de caractère spécial. Mais on pourrait dire qu’il avait le « laisser-faire » attentif…
« Il arriva d’abord par hasard, puis intentionnellement, que quelqu’un de l’entourage répétât une de ces phrases pendant qu’elle se plaignait de son « tourment » ; aussitôt elle s’emparait de ce mot et se mettait à dépeindre une situation ou à raconter une histoire, avec hésitation au début et dans son jargon paraphasique, puis toujours plus vite pour finir par s’exprimer dans un allemand des plus purs (ceci dans les premiers temps, avant d’arriver à ne plus parler qu’anglais). » (page 873 du PDF)
Une petite remarque en passant : nous avons gardé à l’esprit que c’est justement à travers la question de la paraphasie (troubles du langage ) que Sigmund Freud avait opposé la définition fournie par la philologie à celle dont la neuropathologie se satisfaisait… l’idée étant de faire une petite place à la signification au-delà du caractère strictement mécanique de l’exercice du langage.
Dans l’affaire qui nous occupe maintenant, le problème mécanique étant surmonté grâce à l’endormissement, nous pouvons réserver toute notre attention à l’éventuel sens de ce qu’Anna O… avait à dire sur ses « tourments » et sur leur provenance. À cette question, Josef Breuer répond à sa façon, c’est-à-dire à mots couverts :
« Ses récits, toujours tristes, contenaient de fort jolis passages et rappelaient le Livre d’images sans images d’Andersen qui sans doute les avait inspirés. Comme point de départ ou point central de son histoire, elle prenait généralement le cas d’une jeune fille angoissée au chevet d’un malade, mais elle pouvait aussi aborder des sujets tout à fait différents. » (Idem, page 873)
Lesquels ? Il semble qu’il ait décidé de ne rien nous en dire. De sorte qu’il ne nous reste plus qu’à mettre la main sur l’ouvrage indiqué, et à l’ouvrir à sa première page, pour y lire les tout premiers mots que voici :
« Chose étrange ! mes mains et ma langue sont comme paralysées, quand je sens bien vivement et bien profondément ; je ne saurais bien rendre ni bien exprimer ce qui se passe en moi ; et pourtant, je suis peintre, mes yeux me le disent, tous ceux qui ont vu mes esquisses et mes dessins me le répètent. » (Hans Christian Andersen [photographie jointe], Livre d’images sans images, Hachette 1859, page 1)
Anna O… aura donc pratiqué cette lecture… Éventuellement, plu-sieurs fois plutôt qu’une… Or, dès la page suivante, le narrateur – un peintre, nous dit-on – aura fait une expérience tout d’abord très commune :
« Un soir, j’avais le cœur bien gros, j’étais à la fenêtre ; je l’ouvris pour regarder dans la rue. Ah ! quelle joie remplit mon cœur, lorsque j’aperçus une figure connue, un visage rebondi et aimable, celui de la meilleure amie que j’eusse eue dans mon pays ! je vis la face de la Lune. » (Idem, page 2)
Mais la suite est bien faite pour surprendre les esprits les plus rassis…
« Je lui envoyai des baisers, et elle, à son tour, se mit à inonder de sa lumière ma petite mansarde tout entière, en me promettant de venir me voir, pendant quelques instants, tous les soirs qu’elle sortirait pour se promener. » (Idem, pages 2-3)
Le peintre eut le bon ton d’y croire, de telle sorte que…
« Chaque fois qu’elle vient, elle me raconte ceci ou cela, tout ce qu’elle a vu la veille ou dans la soirée même. » (Idem, page 3)
Nous voici parti(e)s pour trente-trois soirées… Mais, en l’occurrence, il semble que la première et la dernière puissent suffire à notre bonheur… C’est ce que nous allons constater aussitôt.
La « Première soirée » nous conduit en Inde où, se mirant dans les eaux du Gange, la Lune nous décrit le spectacle nocturne qu’elle éclaire de ses rayons tout en finesse :
« Une jeune fille hindoue, belle comme Ève et légère comme une gazelle, sortit en bondissant du taillis. Quelle apparition aérienne que cette fille de l’Inde, et cependant quelles formes marquées et gracieuses ! » (Idem, pages 5-6)
Ève est donc bien ici en chair et en os. Nous aurions tort de ne pas y insister… Mais il est certain que la suite est du genre le plus courtois qui puisse exister :
« La jeune fille s’approcha du fleuve, posa la lampe sur l’eau et la laissa aller à la dérive. La flamme vacille un moment, comme si elle allait s’éteindre ; mais la lampe brûlait toujours, et la jeune fille aux brillants yeux noirs frangés de longs cils soyeux, la suivait toujours de ses regards expressifs. Car elle savait que son bien-aimé serait vivant, si la lampe continuait à brûler tant qu’elle pourrait la suivre du regard ; elle savait qu’il serait mort, si la lampe s’éteignait plus tôt. » (pages 6-7)
Un peu comme le papa chéri d’Anna O… sur qui celle-ci a si longtemps veillé avec tout le dévouement qui peut animer une jeune fille pour laquelle aucun sacrifice n’est trop grand quand son âme se trouve engagée dans l’affaire.
Mais puisque, comme nous l’avons écrit : « Ève est donc bien ici en chair et en os », nul ne s’étonnera de découvrir que le récit de la première soirée dût s’arrêter sur ceci :
« À côté d’elle, les replis d’un serpent brillaient dans l’herbe ; mais elle ne pensait qu’à Brâhma et à son fiancé : « Il vit, s’écria-t-elle avec transport. – Il vit, répéta l’écho dans la montagne, il vit ! » » (Idem, page 7)
Gare, donc, à la trente-troisième !
NB. Pour comprendre dans quel contexte politique de fond se situe ce travail inscrit dans la problématique générale de l'amour courtois...
https://freudlacanpsy.wordpress.com/a-propos/
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