Cette nuit la mer est noire de Florence Arthaud
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J’ai toujours eu pour elle une immense admiration. Son courage, son énergie, son insolence, son panache, tout en elle provoquait mon enthousiasme. Sa mort brutale, le 9 mars 2015, dans un accident stupide d’hélicoptère avec d’autres jeunes champions, m’avait bouleversée. Aussi ai-je lu son livre, « Cette nuit la mer est noire », publié un an après sa disparition, avec émotion et un intérêt grandissant tant il est rédigé avec naturel, simplicité et talent. On y retrouve Florence dans toute sa spontanéité et son intelligence, sa gentillesse aussi, sa passion absolue pour le grand large mais également son amour des siens et de la nature, sans oublier son chat Bylka qui restera seul sur son bateau à la dérive pendant 24 heures. Nous sommes le 20 octobre 2011, Florence fête ses 54 ans et a envie d’être seule en mer pour cette occasion. C’est ainsi. Ce soir-là, elle est en Méditerranée, au large du Cap Corse et navigue en direction de Marseille. Subitement, une vague va la renverser alors qu’elle se trouve à l’arrière du bateau dans une position…délicate.
« J’ai basculé en une fraction de seconde. Je suis dans l’eau. Il fait nuit noire. Je suis seule. Je tourne la tête en tous sens, instinctivement. Je vois mon bateau qui s’éloigne. Je cherche un repère. Une lueur. Un objet. Un signe de vie. Rien. Je suis absolument seule. Isolée dans l’immense masse sombre et mouvante de la mer. Dans quelques instants, la mer, ma raison de vivre, va devenir mon tombeau. »
Ces terribles instants, où elle va lutter pour survivre, vont faire remonter à sa pensée les moments clés de son existence qu’elle évoque avec beaucoup de spontanéité dans ce livre-mémoire qui nous touche d’autant plus que la mort ne lui laissera que trois années et demie de sursis, avant de la rattraper. Elle revenait de deux mois de navigation qui l’avait conduite à Ibiza, puis à Alger, enfin à Carthage et à Rome. C’est alors l’accident, l’effroi, l’eau noire.
« La peur que j’éprouve n’a rien des frayeurs que je rencontre en course. Ces frissons-là, ces montées d’adrénaline, je les recherche ! Sur les océans, même déchaînés, on reste projeté vers cet horizon qui, invisible ou non, signifie la vie, l’existence intense, limpide, et sans aucun doute l’éternité. Si je n’avais eu cet amour des grands frissons, je serais restée chez moi, j’aurais pris un travail comme tout le monde. Et j’aurais fait du tricot. »
Le goût de la mer, Florence l’a éprouvé dès l’enfance où, en compagnie de ses deux frères, son père l’emmenait en Méditerranée à bord de son voilier. D’autre part, ce père éditeur lui aura permis de rencontrer les plus grands marins du monde et de les écouter narrer leurs histoires, leurs démêlés avec les océans, leurs tours du monde à la voile. Quelle meilleure initiation ? Si bien que la jeune fille de bonne famille, éduquée chez les religieuses, quittera à 18 ans le domicile familial en laissant un petit mot d’adieu sur son oreiller pour connaître à son tour le grand frisson de l’inconnu et, à force de volonté, de se forger un destin. On se souvient de son arrivée en Guadeloupe en 1990 à bord de son « Pierre Ier », victorieuse de cette Course du Rhum mythique où elle parvint à laisser assez loin derrière elle ses concurrents, tous des marins chevronnés, alors qu’elle portait une minerve et avait été victime d’une hémorragie. Quelle arrivée ! Une femme pour la première fois victorieuse d’une telle course !
« Malgré la minerve, l’hémorragie, la panne de pilote automatique et l’absence de radio, j’ai gagné cette Route du Rhum 1990, dans des conditions où j’aurais pu abandonner mille fois, dès le départ. J’avais senti, je sentais qu’il n’y avait qu’une seule chose à faire, précisément : gagner cette course. (…) Unie par toutes mes fibres à mon bateau et à l’océan, je vivais mon destin ».
Cet exploit magnifique, quasiment inimaginable, la faisait entrer d’emblée dans la légende des océans et la baptisait « La petite fiancée de l’Atlantique ». Ses amis marins se sont inclinés avec admiration devant cette prouesse, les Poupon, Kersauson, Lamazou, Péron et quelle est la femme qui n’a pas été fière de voir cette frêle jeune fille prouver aux hommes qu’elle pouvait avoir les mêmes capacités qu’eux, la même intelligence, la même persévérance, la même audace à vaincre le danger et à s’affronter au plus redoutable des éléments ? Une course est aussi une stratégie. Il faut user de feeling et jouer à qui perd gagne avec les probabilités, ruser avec la houle et les vents, choisir les bons angles d’orientation, être un stratège habile avec les vagues. Oui, naviguer est un art difficile, et, sans nul doute, Florence Arthaud était un grand marin. Elle avait un sens inné de la mer, elle savait comment l’affronter, comment surmonter ses colères et ses caprices, comment s’y maintenir et s’y conduire.
« Comme toujours, je voulais être seule sur mon bateau. Profiter de cette intimité avec les vagues et l’infini du cosmos. La beauté de cette solitude ne peut être décrite que par ceux qui la vivent. Beauté de ce décor sauvage, beauté de la liberté goûtée ici sans entraves, beauté de ces moments magiques où le temps n’existe plus et où les rêves peuvent devenir réalité. »
Toujours prisonnière des eaux noires en cette nuit du 29 octobre, Florence ne devra la vie sauve qu’à son portable retrouvé dans la poche de sa veste de quart. Par miracle, il est étanche. Ainsi, peut-elle joindre sa mère, qui prévient son frère et le Cross de Toulon (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage). Celui-ci fera diligence et parviendra à la sauver in extremis car, autre miracle, Florence avait relevé sa position juste avant de tomber à l’eau. Si bien que l’hélicoptère la repère assez aisément. Cette nuit, la mort n’a pas voulu d’elle. Florence va retrouver son bateau et son chat Bylka, sa fille Marie, sa mère qui, au téléphone avait bien cru assister à la mort de sa fille en direct.
« Aujourd’hui, j’ai conscience que j’aurais pu – que j’aurais dû – mourir et cela me touche profondément. C’est sans doute ce qui m’oblige à témoigner. Vivre pour moi-même, franchement, je m’en moque. (…) Ce salut m’a été donné, je le ressens comme une deuxième vie qui m’est offerte. »
Pas pour longtemps hélas ! Mais quel bel exemple de vie, quel beau parcours hors norme, que de rêves et d’enthousiasmes suscités par cette femme qui aimait la houle, les grands horizons, les hommes et femmes de bonne volonté et les chats.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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