Ceux qui transforment la Turquie (I)

Légende photo : Morton Abramovitz, chercheur à la Century Foundation , ancien Ambassadeur américain en Turquie
Ces dernières années, la Turquie a reçu les félicitations de la communauté internationale pour son dynamisme économique, sa diplomatie énergique et confiante et les tentatives qu’elle a faites pour affronter certains de ses plus profonds problèmes de politique extérieure, tels que le nord de l’Irak et Chypre. La Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton a dit que la Turquie est l’une des sept puissances grandissantes avec laquelle les États-Unis collaboreront activement pour résoudre les problèmes mondiaux. Mais la Turquie n’est pas encore devenue le joueur mondial, ni même régional, que son gouvernement déclare qu’elle est. Ces jours-ci, les problèmes intérieurs de toujours empoisonnent la progression de la Turquie.
Des vues de plus en plus polarisées sur le leadership du Parti pour la Justice et le Développement, ou AKP, ont sapé la capacité du gouvernement à effectuer un changement politique radical. Même certains partisans traditionnels de l’AKP commencent à se poser la question de savoir si le parti atteindra ses objectifs, y compris celui de faire entrer la Turquie dans l’Union européenne.
Il y a deux camps. Le premier, et le plus grand groupe, comprend des hommes politiques de centre-droit, des libéraux et des religieux, et soutient totalement l’AKP. Le groupe voit le parti comme celui qui se bat contre le poids mort du passé pour libérer la politique turque de la domination des militaires et du judiciaire. Pour la plupart des partisans de l’AKP, le parti s’est sincèrement engagé dans la mise en place d’une plus grande démocratie et il s’attaque à la question la plus difficile pour la Turquie : la reconnaissance des droits démocratiques de sa vaste population kurde.
L’autre camp est essentiellement composé de laïcs fervents, de l’armée, des élites bureaucratiques civiles et de divers types de nationalistes. Et eux, se souvenant des racines de l’AKP plongeant dans les mouvements islamistes, affirment que le parti est de plus en plus méprisant envers son opposition politique, ne visant qu’à détruire la presse d’opposition, déterminé à affaiblir l’Armée turque en dépit des voisins instables du pays.
Ces sceptiques arguent du fait que le parti ne s’intéresse qu’à gagner les prochaines élections et que l’engagement de l’AKP relatif aux exigences de l’Union européenne pour l’adhésion est largement un prétexte pour faire passer des mesures qui éviscèrent l’Armée. Pour eux, comme pour de nombreux observateurs, l’AKP rend le pays plus religieux, en partie pour consolider sa position dans le monde musulman, même si cela se fait aux dépens de son alliance traditionnelle avec l’Occident. L’AKP, accusent-ils, a systématiquement négligé la conduite exécrable des gouvernements musulmans envers leurs propres peuples, même s’ils ont férocement pointé du doigt les mauvais traitements infligés aux musulmans par d’autres pays.
L’heure de faire la fête
Le succès de l’AKP à obtenir une croissance économique rapide depuis sa première victoire électorale en 2002, a attiré un large soutien politique au parti et l’a propulsé au faîte d’une spectaculaire victoire pour sa réélection en juillet 2007. C’était la première fois depuis 1954 qu’un parti en place en Turquie augmentait le nombre de votes en sa faveur et l’AKP l’a fait avec un score époustouflant de 14% de points en plus. La crise économique mondiale a cependant stoppé cette croissance.
Le véritable changement est sur la sellette. La Turquie a toujours été un pays conservateur, et la grande majorité des Turcs a toujours traditionnellement voté pour les partis de centre-droit. La montée de l’AKP représente une lutte entre l’Armée et les élites bureaucratiques civiles - qui ont toujours contrôlé l’État et l’économie depuis l’indépendance - et la nouvelle classe moyenne, largement provinciale et pieuse.
Tandis que sa richesse augmentait, elle a commencé à défier les élites économiques traditionnellement favorisées par l’État et ses commanditaires militaires.
Et en 2002, la nouvelle classe moyenne a aidé à l’élection de l’AKP, un parti dont la piété et l’indifférence relative envers l’héritage de Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque moderne, remettaient en cause les fondations idéologiques de l’État turc : la laïcité, le nationalisme et la centralisation. Depuis lors, l’AKP a autorisé davantage de manifestations publiques de l’Islam et a exprimé son attachement à des questions brûlantes, en soutenant par exemple, le port du voile pour les femmes à l’université, ce qui est actuellement interdit.
On voit plus de voiles aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans, et leur visibilité perturbe les élites laïques. Pour elles, cela indique que le gouvernement de l’AKP utilise vraiment son influence, à un niveau local et national, pour faciliter les pratiques religieuses. Les tentatives de l’AKP pour abolir l’interdiction du port du voile avaient mené la direction du parti devant la Cour Constitutionnelle en 2008, et le procureur général avait essayé de faire interdire le parti qui contestait la constitution laïque du pays.
L’AKP a gagné de justesse ce combat, mais les laïcs sont persuadés que le parti ne s’amendera pas, et des rumeurs circulent occasionnellement sur la tenue d’un autre procès pour essayer d’en finir avec le parti. Depuis son arrivée au pouvoir, l’AKP a réussi à réduire l’influence politique des généraux. Il a introduit des changements légaux qui limitent la puissance des militaires sur la politique. Erdogan a repoussé la tentative des militaires visant à empêcher Abdullah Gül, un membre dirigeant de l’AKP, d’assumer la présidence en 2007.
De fait, une grande partie de ce développement est dûe aux actions des officiers. Ils sont intervenus quatre fois depuis 1960 pour déposer des gouvernements civils, mais ils ont eux-mêmes résisté aux changements. Sur les relations civil/militaire, la question de la religion et de l’identité kurde, les militaires ont refusé de soutenir toute vision différente de la leur. Elle est fortement liée à une définition très stricte de la laïcité, par exemple, et jusque très récemment, elle rejetait même complètement les demandes les plus basiques des Kurdes sur leurs droits culturels.
L’enquête récente sur un vaste effort secret de certains officiers et responsables civils de détruire l’AKP a été une révélation pour de nombreux Turcs. Bien que la gestion de l’enquête sur l’affaire dénommée Ergenekon ait été critiquée, elle a déjà mené de nombreux officiers, universitaires et d’autres encore en prison. Quels que soient les faits qui n’ont pas encore été découverts, l’enquête a déjà terni la réputation des militaires.
L’AKP vivra ou mourra de sa politique envers les Kurdes. Pour l’instant, il a réussi courageusement et adroitement à modifier la politique immuable de la Turquie envers les Kurdes d’Irak. Pendant des années, le gouvernement turc a traité la quasi indépendance du Gouvernement Régional Kurde comme un danger pour l’unité irakienne et l’instigateur du séparatisme kurde en Turquie. Mais l’AKP se tourne à présent vers le Gouvernement Régional Kurde pour essayer de gagner la confiance et la coopération des Kurdes irakiens sur une multitude de questions, allant de la sécurité aux échanges économiques.
Sur la difficile question de comment traiter les 12 à 14 millions de Kurdes vivant en Turquie, le gouvernement AKP a cependant beaucoup promis et peu agi. Cette question est à présent le plus grand frein de la vie politique turque, sapant les réformes politiques et administratives, restreignant les choix de politique extérieure du pays, et nécessitant d’énormes frais militaires pour combattre l’insurrection qui dure depuis des décennies, dirigée par le Parti des Travailleurs du Kurdistan, ou PKK.
Après avoir promis pendant des années qu’il aurait une nouvelle approche sur la question Kurde, le gouvernement AKP a lancé un débat cet été en appelant à une "ouverture démocratique" (parfois dénommée une "ouverture kurde") et il a initié une série de discussions avec des groupes de la société civile et des groupes politiques turcs et kurdes. Les perspectives des éléments influents, tant des Kurdes de Turquie, que dans l’AKP, semblent être en train de changer, mais rien ne peut être considéré comme allant de soi.
Le pays est aussi divisé.
De nombreux Kurdes turcs prennent toujours comme exemple Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du PKK, que l’Armée turque, la plupart des Turcs et la plupart des gouvernements occidentaux considèrent comme un terroriste. Bien qu’Erdogan ait promis de dévoiler une nouvelle politique globale, depuis cet article, rien de spécifique n’a été révélé. Erdogan proposera certainement des changements ponctuels, en permettant aux Kurdes d’exprimer leur identité culturelle plus librement, en atténuant par exemple les restrictions sur l’usage de la langue kurde.
Mais il est peu probable que les Kurdes soient satisfaits ; une véritable réforme nécessitera un processus long et fastidieux. La question la plus difficile à court terme est de savoir s’il faut amnistier les combattants du PKK, en particulier les chefs du groupe. La manière dont le gouvernement va gérer cette question pourra déterminer la portée des changements possibles sur la vaste question Kurde.
Il reste à voir si Erdogan a l’endurance et le courage politique de prendre des mesures qui mettront fin aux 25 ans d’insurrection du PKK, qui permettront aux combattants du PKK de rentrer chez eux, et s’il relâchera les nombreux prisonnier associés à l’organisation sans nécessairement légitimer sa position.
Néanmoins, Erdogan a ouvert la porte à un réel changement radical, et cela continuera à générer des débats houleux et des conséquences incertaines pour la stabilité politique de la Turquie.
*Morton Abramovitz, chercheur à la Century Foundation, était Ambassadeur américain en Turquie de 1989 à 1991. Henri J. Barkey est un associé non résident au Carnegie Endowment for International Peace et professeur en Relations internationales à l’Université de Lehigh.
L’article dans son entier a été publié dans l’édition de novembre/décembre 2009 de Foreign Affairs. Il a été abrégé par l’équipe du Daily News. Article original :
Turkey’s Transformers
[Nota CVAN : accessible désormais uniquement sur Turkey’s Transformers.pdf]
©Traduction de l’anglais : C.Gardon pour le Collectif VAN - 24 novembre 2009 - 08:11 - www.collectifvan.org
Article en ligne sur le site du Collectif VAN [Vigilance Arménienne contre le Négationnisme]
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