Champagne et vodka
Voila donc que LVMH doit appeler son champagne « vin pétillant » s'il veut le vendre en Russie !
Toute la France d'en haut est en émoi et la France d'en bas pleure une deuxième déroute après une élimination prématurée par les montagnards helvètes en Championnat d'Europe des nations.
C'est un scandale disent les premiers. Quelle injustice scandent les seconds
Ces barbares nous volent maintenant un symbole de notre patrimoine culturel et gastronomique crient-ils tous en chœur.
Faut-il rappeler que l'UNESCO a inscrit la gastronomie française au patrimoine culturel immatériel de l'humanité et que l'art du « bien boire » va de paire avec l'art du « bien manger ». Quel Français peut imaginer un mariage ou un repas de fête sans champagne ou du moins sans vin mousseux pour les plus démunis.
Qu'il en soit ainsi ! Arrêtons de fournir notre incomparable élixir aux Russes. Ha ha ha, ils n'ont qu'à boire de la vodka pendant leurs repas entends-je dire par-ci et par-là.
C'est d'ailleurs exactement ce qu'ils font depuis toujours. Un repas traditionnel russe s'accompagne de rasades de vodka. Il peut y avoir du vin rouge à table mais disons que c'est une mode relativement récente. Du champanskoïe ? Oui mais occasionnellement !
Le Russe moyen n'est pas friand de champagne français. Il ne le trouve pas assez doux et surtout trop cher. Il préfère le champanskoïe demi-sec de fabrication locale qui est mieux adapté au goût russe. C'est plutôt un vin de dessert qui accompagne un gâteau ou une glace mais il est aussi bu lors de mariages ou au Nouvel-an. Donc pour lui, la disparition du champagne français des étals n'aura aucune incidence sur ses habitudes.
S'ils ne trouvent plus de champagne français, les seuls qui verront leurs habitudes bousculées, ce sont les élites bourgeoises de Moscou. Je ne sais pas si elles apprécient plus le champagne français que les Russes moyens mais ils ont un plaisir fou à faire sauter les bouchons, à voir la mousse jaillir des bouteilles et à les abandonner à moitié pleines sur la table. Quand on est nouveau riche, il faut avoir une voiture rutilante et montrer à ses amis qu'on est capable de gaspiller son argent.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le champanskoïe n'est pas une invention récente.
La Crimée produisait déjà un vin mousseux qualifié de « champagne » en 1878.
C'est le camarade Staline qui a décrété à la fin des années 1920 que le champagne devait être à la portée de la bourse de chaque Soviétique. Le message était que la boisson préférée de l'aristocratie européenne était abordable pour le peuple soviétique de base.
Diverses méthodes de prise de mousse furent testées et finalement Anton Frolov-Bagréïev, un éminent scientifique et œnologue russe, mit une méthode nouvelle au point qui permit de produire du sovietskoïe champanskoïe en grande quantité. i
Ce fut un incontestable succès, le champanskoïe resta populaire durant toute la période soviétique.
C'est le chardonnay (base du blanc de blanc) qui est principalement utilisé mais il y a d'autres cépages suivant les régions où se cultive les vignes. Il existe même un champanskoïe rouge de Crimée.
Le chardonnay est un des principaux cépages utilisés pour produire le champagne français.
Bien sûr, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne proteste depuis 40 ans et cherche sans succès à faire interdire l'appellation « champanskoïe ».
C'est finalement la Russie qui a pris l'initiative et qui a décidé de réserver l'appellation champanskoïe uniquement aux vins produits en Russie.
Une récente loi signée par Vladimir Poutine interdit d'appeler des vins étrangers « champagne ».
Bon, c'est encore une fois une décision dictatoriale. Le champagne vient de Champagne et personne ne peut mettre cela en doute. Dire que le champanskoïe, le mot russe pour « champagne », ne peut venir que de Russie est une aberration.
Oui, d'accord, mais il y a un précédent que peu de gens connaissent !
S'il y a une boisson qui est bien associée à la Russie, c'est la vodka.
Personne ce conteste aux Polonais, au Baltes ou même aux Américains le droit de fabriquer de la vodka exactement comme il est permis de faire du vin pétillant dans tous les pays du monde tant qu'on ne fait pas référence au champagne.
Les marques de référence de vodka en Russie sont Moskovskaya (московская) et Stolichnaya (столичная) ce qui littéralement traduit veut dire « de Moscou » et « de la capitale ».
La fabrique de vodka Moskovskaya, reconnaissable à son étiquette verte, a été inaugurée à Moscou en 1894. C'était un monopole d’État et il l'est resté pendant toute la période soviétique.
Lors des privatisations de l'époque Eltsine, un certain Youri Shefler a racheté les droits de la marque Moskovskaya ainsi que les droits de 42 autres marques pour la somme de 300 000 dollars. Il s'est avéré plus tard que le juste prix de ces marques était de 400 000 000 de dollars, soit 1333 fois plus cher.
La vente a été annulée par les tribunaux russes dans les années 2000 mais Youri Shefter avait entre-temps acheté une distillerie de vodka en Lettonie pour y produire la Moskovskaya et la Stolichnaya. Il a ensuite vendu ses droits à un groupe néerlandais qui l'a ensuite cédé à un groupe allemand.
La Russie a fait valoir ses droits devant les tribunaux de divers pays européens avec des résultats mitigés. Je passe les détails. Certaines juridictions donnant raison à la Russie et d'autre tort.
Un bel imbroglio qui fait que les vodkas Moskovskaya et Stolichnaya que l'on trouve en Union européenne sont fabriquées dans les Pays baltes.
Alors, je me pose une question : est-il plus logique de trouver chez nous des bouteilles de vodka dont le nom est protégé en Russie, dont l'étiquette signifie « de Moscou » et qui sont fabriquées par des Allemands à Riga que de voir en Russie des champagnes qui viennent de Crimée ?
Chacun jugera suivant sa perception de ce litige sur la propriété d'un nom de marque mais il pourrait bien y avoir deux poids, deux mesures que tout le monde n'admettra pas à cause du tropisme anti-russe ambiant.
Il y a fort à parier qu'un tribunal européen donnera raison à la France mais ce sera sans conséquence : en Russie, la loi nationale prime sur le droit européen et en Union européenne, c'est le contraire.
Je ne crois cependant pas que cela restera un incident isolé. Les autorités russes contestent frontalement le droit que se donnent les Occidentaux d'imposer leur définition du droit et de leurs valeurs qu'ils qualifient d'universelles.
Les incidents de ce genre et des plus graves aussi sont appelés à se répéter à l'avenir.
Avant de conclure, je voudrais dire que ceci n'est pas une publicité pour une quelconque boisson alcoolisée. Je recommande toujours d'en boire modérément et même si possible de ne pas en boire du tout.
LVMH, le leader mondial des produits de luxe (Vuitton, Dior, Givenchy, Chaumet, Tiffany & Co etc.), a beaucoup d'intérêts à défendre en Russie. Le champagne ne représente qu'une infime part de son chiffre d'affaire et le groupe n'a pas intérêt à se lancer dans une guerre picrocholine et à ainsi risquer de perdre le marché russe.
Je suis certain que LVMH et les petits producteurs de champagne trouveront un compromis pour leur étiquetage mais comme les autorités russes n'ont plus confiance dans l'UE et que tous les ponts sont rompus, cela risque de prendre du temps.
i On peut difficilement prétendre que la méthode de production soviétique donne forcement un produit de mauvaise qualité. La maison Moët et Chandon a même acheté une licence pour la méthode soviétique de production de vins mousseux.
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