« La société changera quand la morale et l’éthique investiront notre réflexion. » Pierre Rabhi
Quoi de plus séduisant au demeurant quand on devine ce que Pierre Rabhi veut dire par là.
Mais, quoi de plus périlleux aussi, si l’on passe sans se poser la question fondamentale du changement... de paradigme et d’utopie.
Nombreux sont ceux qui aujourd’hui entendent la crise comme une opportunité de changement. Et j’en suis ! Mais prenons le temps de la réflexion car il s’agit rien de moins que de changer de cap ! Et c’est énorme !
Je m’empresse de dire ce qu’est mon postulat : on voit ce que l’on croit et non pas l’inverse, telle est ma conviction !
C’est ce qui me fait parler d’utopie et de paradigme plutôt que de l’homme ou de la société tels qu’ils sont car en réalité on ne les voit jamais tels qu’ils sont mais plus simplement, comme on les voit... avec nos yeux, nos prismes déformants et nos partis pris... Et notre regard est indissociable de nos perceptions !
Sur quelle base donc « refonder » notre société ?
C’est à nous tous collectivement d’en décider (c’est l’étymologie même du mot « crise »)... du moins d’en échafauder les principes tant il est vrai que nos gouvernants sont très majoritairement désorientés face à cette crise, notamment en France.
Il n’est que d’écouter les discours présidentiels qui s’enchaînent et se contredisent quand ils ne mettent pas en avant des annonces sans liens entre elles... Je passe sur la suppression des taxes professionnelles si franco-françaises et l’énormité de la question de la mondialisation et des délocalisations... C’est perdre quelque peu le sens des réalités et des proportions, me semble t’il.
Quoi qu’il en soit, quel aveu de désarroi !
De "il faut promouvoir la retraite par capitalisation" ou encore "il faut développer le principe des stock-options" ou de « je veux une France de propriétaires »... même et surtout grâce au crédit... nous sommes soudainement passés à « il faut refonder le capitalisme, le moraliser », « la spéculation c’est fini, le marché qui a toujours raison, c’est fini... », « le monde est passé à deux doigts de la catastrophe, on ne peut pas prendre le risque de recommencer », « comment ceux qui nous ont mis dans cette situation sont-ils légitimes à nous montrer le chemin pour en sortir ? ».
En effet, je vous retourne la question. N’est-ce pas Monsieur le Président, n’est-ce pas Monsieur Messier ?!
Et comment peut-on encore prédire une sortie de crise milieu 2010 ? Personne n’en sait fichtre rien ! On peut tout juste intuitivement se douter que se sera bien au-delà car il ne s’agit pas d’une seule crise financière ni économique...
Arrêtez là vos élucubrations et laissez-nous réfléchir un peu sérieusement à la question de ce que nous voulons devenir ensemble plutôt que de se demander quand on va pouvoir reprendre vos fâcheuses habitudes !
Il faut nous rendre à ce constat, c’est à la société civile de proposer des pistes et comme j’ai eu l’occasion de le dire dans un précédent article ne pas se laisser confisquer cette indispensable réflexion.
Dans les années 70, on voulait « changer LA société » ; aujourd’hui nous nous trouvons dans l’obligation de changer de société... comme l’on change de civilisation, en tournant la page, assez brutalement et sans que le système de substitution n’ait été réellement pensé par avance...ni n’ait fait l’objet d’un quelconque consensus. On avance en marchant dit-on...
Un changement de société ne se décrète pas, mais on se doit de réfléchir a minima à ce que l’on veut faire ensemble pour définir quoi changer exactement car il ne s’agit pas de tout changer non plus !
Tout changement implique espoirs et dangers auxquels il nous faut être vigilants. Etre en partie conscients des dangers que nous sommes capables de générer nous-mêmes ne les fait pas surgir pour autant. Au contraire cela doit nous permettre de baliser le chemin à construire. Et je trouve cela plutôt enthousiasmant.
Pour être viable et « acceptable » un pouvoir doit toujours s’accompagner de contre-pouvoirs puissants. Alors le pouvoir de changer de société... (yes, we can ?!).
Souvenons-nous de tout ce (ceux) qui ont voulu créer un homme nouveau voire un ordre nouveau...
En l’espèce, il s’agit plus aujourd’hui d’imaginer et de construire à partir d’un constat de non fonctionnement et même d’effondrement...
Pour peu que l’on soit volontariste, refonder une société en crise passe par la conscience de l’utopie que l’on quitte et de celle que l’on vise tout en ayant à l’esprit qu’au fond, une utopie peut très vite devenir tyrannique... pour peu qu’on veuille en rationaliser le fonctionnement.
Ce que nous appelons ordinairement « société humaine » c’est la traduction en une organisation pratique et quotidienne d’une manière singulière de nous concevoir, nous, humains.
C’est par essence se construire une identité ; définir ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas ; ce que nous voulons être et ce que nous ne voulons pas être. C’est concevoir ensemble l’apprentissage d’une certaine humanité, les rapports des uns aux autres et à notre univers à travers nos besoins, des plus élémentaires aux plus sophistiqués...
C’est repenser notre besoin de consommation, notre production, notre rapport au travail, notre rapport au désir, notre reproduction. C’est tisser ou défaire des liens entre nos connaissances, définir la manière de les construire et de les maintenir, de les faire progresser et de les transmettre... C’est dire quoi et qui nous voulons reconnaître, ce qui est à la base d’abord de notre identification puis de notre identité.
Et quand on parle d’identité, de quoi parle t-on exactement ? De l’identité individuelle ou de l’identité collective ? Qu’avons-nous en commun ? Posons-nous la question de savoir qu’elle chance notre organisation de société actuelle donne à ces constructions.
A priori une identité ressemble à la somme des appartenances qui nous sont offertes au départ et celles que nous nous offrons par la suite.
Mais elle ne s’invente pas exactement comme l’on veut !
On a déjà une histoire, une géographie, des origines, une culture qui nous a été transmise et c’est bien cela aujourd’hui qui est de fait en question... et ce pour plusieurs motifs il me semble.
Nous avons fait le choix du primat du quantitatif sur le qualitatif sur bien des points. Nous avons fait le choix d’une société de plus en plus matérialiste assujettie à une notion de temps peu compatible avec l’échelle humaine. Et ceci est en soi une première contradiction de taille pour permettre la construction d’une identité humaine, par définition immatérielle, éminemment qualitative.
En second lieu, nous avons prôné la supériorité de la liberté individuelle et avec elle la responsabilité de se construire seul son propre destin, sa propre identité, ce qui est, j’en suis convaincue, un vrai produit de luxe et au-delà une parfaite ineptie... d’autant que cette « liberté individuelle » s’exerce dans une société du contrôle – y compris de soi. J’en veux pour preuve notre ardeur à parfaire des fichiers de tous poils, à tracer le moindre fait et geste de chacun (merci à Google de ces dernières « innovations » ; notre époque n’a plus grand-chose à envier à « 1984 »), nos trouvailles quant au quotient émotionnel, techniques de « self-control », cellules psychologiques et autres coachings personnalisés...
Seuls ceux qui n’ont pas peur de la solitude, qui « savent » échapper aux pressions sociales, qui « osent » penser peuvent se permettre de parfaire leur identité...
Les autres, dont la place n’est de fait plus réservée au sein d’un groupe, sont condamnés à errer, à chercher, voire à se faire manipuler par d’autres, plus malins, qui savent combien se trouver soi-même et se trouver une place dans la société est vital et passe obligatoirement par une certaine reconnaissance, par un regard extérieur à soi car on se construit toujours face à un miroir... après, tout dépend de qui tient le miroir... ou comment il a été fabriqué...
On ne devient pas un être humain seul. L’humanisation c’est un processus par essence collectif !
En réalité en guise de liberté individuelle et d’affranchissement à des normes collectives, elle n’est que de surface car les normes sont nécessairement tenaces. Elles soutiennent une culture.
Tout au plus, elles sont devenues plus implicites et ne s’annoncent plus tambour battant... et cela complique singulièrement la vie de ceux qui n’auraient pas compris ou qui n’auraient pas décodé le petit signe... les autres auront eu sans doute un environnement qui leur aura traduit, signifié, peut-être transmis...
Aujourd’hui, on n’étale plus les normes comme autrefois quoique nous restions terriblement grégaires. On disperse, on perd, on créer des générations de petits poucets... et on étale en toute logique plus volontiers ses états d’âme par manque de repères clairs. Mais là aussi, avec des codes et des normes peu explicites.
Pour nombre d’adolescents d’aujourd’hui, « leur groupe » (ou leur tribu) fait office de normes et il semble qu’ils le ressentent comme plus protecteur que l’éducation parentale ou l’école...
Logiquement et en troisième lieu, peu à peu nous avons ignoré la question capitale de la transmission entre générations.
Le rêve de l’homme a toujours été et reste encore de dominer... de dominer et de maîtriser...la nature, les autres, soi-même... Aujourd’hui, on se donne l’illusion que les nouvelles générations sont plus à même de maîtriser le monde, par la connaissance qu’elles ont des « nouvelles technologies », parce qu’à elles aussi, on offre des œillères que l’on vend pour lunettes...
Pour beaucoup, et je ne leur jette en aucun cas la pierre, la facilité d’accès à certaines informations (merci encore à Google) exonèrent de tout apprentissage, pire de toute réflexion par l’illusion de la connaissance qu’elle offre et qui par ailleurs n’est surtout pas valorisée.
Les générations du dessus – déstabilisées - se demandent bien ce qu’elles peuvent transmettre dans un monde qu’elles ne maîtrisent plus...
Les petits poucets sont devenus grands...
Ayons bien tout cela en tête pour repenser autre chose...
Et commençons peut-être par réhabiliter les sciences humaines car toutes les sciences sont par construction humaines y compris bien sûr les plus scientifiques d’entres elles !
Réhabilitons la culture générale, car en réalité, elle est un outil privilégié de tout justice sociale car elle seule est la garante d’une capacité de réflexion par le vocabulaire qu’elle nous permet d’acquérir (et avec quoi donc pensons-nous ?) ; par les idées qu’elle nous permet de mixer ; par l’ouverture d’esprit à laquelle elle nous rend perméable ; par la compréhension d’autres paradigmes que nos propres modes de penser ; par le plaisir et le désir du monde qu’elle inscrit dans un long terme.
La tolérance sans connaissances (ni donc reconnaissance) n’est pas de la tolérance mais au « mieux » elle abouti à une forme de « mimétisme mou », sans reflet de ce miroir qui nous aide à nous définir. Au pire elle est indifférence car elle ignore l’échange et l’acceptation de l’autre pour ce qu’il est.
Sans culture générale, la vie se réduit au court terme, à la dictature du quantitatif, à la jouissance immédiate et stérile, à la superbe spécialisation et à sa vision réduite, au cloisonnement des savoirs, des points de vues et donc des compréhensions.
Bref, tout ce qui engendre des communautés cloisonnées, étriquées et chemin faisant les communautarismes de tous poils.
Sans elle, ceux qui en sont dépourvus sont à la merci de ceux qui la cultivent... jusqu’au jour où peut-être, si l’on ne change rien de notre utopie présente, plus personne n’en aura et plus personne ne saura faire les liens ?
Et c’est pourtant ce que nous avons fait, la voie que nous avons choisie et dans laquelle nous persistons.
La culture c’est effectivement aujourd’hui "l’entertainment" (le divertissement). Chez les anciens, c’était le loisir mais au sens premier du terme c’est à dire l’étude... qui permettait de se construire en tant qu’être humain... d’ailleurs, bien plus tard on faisait ses "humanités".
Après çà, on a voulu nous faire croire au primat du "scientifisme" et des mathématiques sur la culture générale jugée arriérée, inutile, obsolète. En fait, inefficace dans le très court terme.
Pourquoi ces choix, ce seul intérêt pour la précision au détriment de la vision panoramique ?
Pourquoi la seule "vérité" du monde à travers le "0" et le "1" au détriment de la nuance ?
On a fait miroiter à des générations la supériorité des mathématiques et le caractère socialement égalitaire des sciences, prétextant l’ "intelligence pure", sans artifices, la mesure des QI en toute équité.
La culture générale permet simplement à certains (un nombre certes de plus en plus restreint) d’élargir leur champs de compréhension et de tisser des liens entre les disciplines...
Je prétends que très vite, elle va nous manquer cruellement car nous changeons complètement de monde et que seuls ceux qui seront en capacité d’imaginer autre chose sauront s’en sortir et nous permettrons globalement de nous en sortir collectivement. Mais combien seront-ils ? Est-ce là l’équité ?
Imaginer, c’est ce qui nous fait aujourd’hui le plus grand défaut et ce n’est pas notre conception de l’innovation tournée vers la seule création matérielle qui va nous y aider beaucoup.
Face à cette crise de civilisation, nous manquons cruellement d’imagination. Il va nous falloir réinventer l’organisation du monde, réinventer des manières de gouverner, réinventer les rapports dans le vivant (au-delà des seuls hommes !).
D’autres hommes, d’autres civilisations pensent et ont pensé autrement que nous. Nous en souvenons-nous ?
A titre d’exemple - parmi d’autres - je ne suis pas bouddhiste, mais force est de constater que le bouddhisme offre d’autres significations au vivant, un autre paradigme qui nous est indispensable alors même que la Chine fait le choix délibéré de « perdre » le Tibet et que le reste du monde y est finalement peu sensible.
Puisse t-on comprendre que c’est de nous-mêmes dont il s’agit... de nous et de notre avenir... On parle bien de biodiversité, pour quoi prétendre à une « pensée universelle » ?
Comment inventer et avec quoi imaginer quand on a une vision tronquée et appauvrie ? Quand les générations perdent peu à peu l’élément essentiel à toute réflexion : le vocabulaire ?
Une étude US nous apprend que les générations d’adolescents nord américains ont perdu 30% de leur vocabulaire en 15-20 ans !
Une perte abyssale et dont personne ne parle ! Alors que c’est aussi important que le défi écologique qui nous attend...