Chaque être humain est une composition
Le corps humain est une composition d'atomes qui, la mort venue, se défait. L'être lui-même (l'être pensant) est une autre forme de composition, une composition faite d'autre chose que d'atomes. Quel est son destin après la mort ? Cette "autre chose" rejoint-elle le Néant ? D'abord il ne faut pas confondre le vide et le Néant. Le vide concerne la matière tandis que le Néant est le contraire de l'être ou sa dissolution. Le vide n'est jamais absolumenet vide alors que le Néant exclut totalement l'être : c'est soit l'être soit le néant, pas les deux.
Un aperçu de vie éternelle est donné aux êtres humains dans les moments forts que même un idiot peut vivre.
La "minute sublime" de l'Idiot"
L'idiot de Dostoïevski accède aux moments sublimes qui éternisent le temps lors de ses crises d'épilespie. Extraits de la partie II / chapitre V (lien) :
La sensation de la vie, de l’existence consciente, était presque décuplée dans ces instants rapides comme l’éclair. Son esprit et son cœur s'illuminaient d'une clarté intense : toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d'harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu'à la compréhension des causes finales. (Traduction d'Albert Mousset chez Folio) (...)
Mais ces moments radieux n’étaient encore que le prélude de la seconde finale, celle à laquelle succédait immédiatement l’accès. Cette seconde, assurément, était inexprimable. Quand plus tard, rendu à la santé, le prince réfléchissait là-dessus, il se disait souvent : « Ces instants fugitifs où se manifeste la plus haute conscience de soi-même et par conséquent aussi la vie la plus haute, ne sont dus qu’à la maladie, à la rupture des conditions normales, et, s’il en est ainsi, il n’y a pas là de vie supérieure, mais, au contraire, une vie de l’ordre le plus bas. » (Traduction en ligne de Victor Derély.)
Qu'importe ces états maladifs se dit-il, si cet instant lui fait accéder à "la plus haute synthèse de la vie (...) : Il ne doutait pas, il n'admettait pas que l'on pût douter que les sensations décrites réalisaient en effet "la beauté et la prière", avec une "haute synthèse de la vie."
Oui, pour ce moment, on donnerait toute une vie", c'est qu’à lui seul, ce moment-là valait bien, en effet, toute une vie. (...) Pour "cette minute sublime".
Dans ce moment, - disait-il un jour à Rogojine, du temps où ils se voyaient fréquemment à Moscou, - dans ce moment il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’Apôtre : Il n’y aura plus de temps. »
Tous ces aperçus d'une vie supérieure sont donnés à un idiot. Mais ils sont accessibles par tout être humain, en dehors d'un état maladif. C'est la composition même de l'être qui permet cela.
La résilience et l'échec
Là où des idiots peuvent réussir, des génies peuvent échouer de la pire des manières. Il en est ainsi du philosophe Nietszche et du poète Hölderlin qui ne sont pas parvenus à une composition de leur être et ont totalement perdu la raison. Dans leur état de folie, leur être n'a pas disparu mais il n'était plus guidé par la raison.
Voilà pour l'échec. Qu'en est-il de la résilience ? J'ai le sentiment que la résilience est un mot qui est trop vague et que l'expression "composition de l'être" est plus parlante. La résilience n'est autre que la composition maintenue de l'être en dépit des circonstances qui le menacent. L'être résiste par une composition de tous instants, face au chaos et au Néant.
Deviens ce que tu es, a dit Nietzche. Je dirai : compose ta lutte et compose ton être, dirige-toi comme un orchestre et n’intègre que ce qui participe à ta composition, à ta musique, refuse ce qui fait fausse note. Ne laisse pas la fausse note décomposer ton oeuvre. Ne laisse pas entrer la dissonance fausse (une vrai dissonance peut au contraire être salutaire si elle nous dit que nous faisons fausse route).
Qu'est-ce qui nous compose ?
Nous existons en trois dimensions comme je l'ai montré ici. Nous sommes composés par :
- la dimension de la pensée (sphère prouvée par le cogito) : la volonté, l'imagination, la raison.
- la dimension de l'existence (sphère de la réflexion du sujet dans le monde et chez les autres) : je me réfléchis dans le monde et chez les autres et donc j'existe. Ce sont les échanges sociaux, les rôles endossés, le désir de reconnaissance...
- la dimension du vivant (sphère des sens et des émotions) : je ressens donc je vis.
La composition générale de notre être emprunte à ces trois dimensions. Elle est l'union de l'âme et du corps et du fait social qui nous façonne.
Chaque être humain est une composition. Il participe à sa propre création, à sa singularité propre. Les composantes des trois dimensions ci-dessus s'agencent selon un langage intérieur qui nous échappe. L'oeuvre ne se fait entendre dans son intégralité qu'en de rares moments sublimes. Ces moments sublimes, un idiot peut y accéder aussi. Le reste du temps, l'orchestre ne fait que répéter ou bien il n'est pas au complet (l'une des trois dimensions seulement dirige, pas les trois).
Il est des instants précieux où nous touchons le sublime, quand l'être accomplit son unité intérieure par des formes qui relèvent de l'Absolu. Une ivresse légère vient accompagner cette union du corps et de l'âme. Quand les trois dimensions coopèrent en harmonie, toutes les vibrations internes forment une seule force qui nous anime d'un bonheur indicible. Il n'y a plus, temporairement, de contradictions, seulement une grande convergence. Ce sont des moments de grâce et il faut savoir les savourer et les reproduire.
Et la mort ?
L'être profond reste un grand mystère. Par conséquent, il faut admettre - logiquement - que la mort de la part mystérieuse de l'être relève aussi du mystère.
L'être survit-il à la mort physique ? La question reste encore posée. Ce que nous savons, c'est que la composition de l'être peut conduire à des moments suprêmes qui annihile le temps, comme le dit aussi l'Idiot de Dostoïevski : "dans ce moment il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’Apôtre : Il n’y aura plus de temps. ». Il apparaît que l'être profond a la capacité de se détacher du temps, de l'oublier, de l'éterniser. Me vient alors cette idée : et si ce n'était pas une capacité mais l'état normal de l'être que de se trouver hors du temps ? En effet, on peut voir que l'esprit a les plus grandes peines à s'adapter au temps. Il n'y parvient que par une longue éducation et avec l'habitude. Sitôt qu'il est troublé (ivresse, mais pas seulement), le temps lui apparaît comme étranger car il passe plus vite ou moins vite que d'ordinaire. Si l'esprit a autant de mal à capter la dimension du temps, c'est peut-être parce qu'il évolue hors de cette dimension. Je ne peux aller plus loin, hélas, sur ce plan, et je laisse la question en suspens avec des points de suspension...
En attendant la Révélation, sachons composer notre être avec les moyens qui nous le permettent : l'amour, les arts et la musique, la contemplation, la joie, tout ce qui permet d'exprimer notre être et de créer en nous - de façon magique - ces moments suprêmes et éternels qui magnifient notre condition et qui nous sont si précieux.
17 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON