Charlie Hebdo et la grandeur de la France
Le développement que connait l’attentat contre Charlie Hebdo me laisse un goût amer, je dois bien l’avouer. Que la France représente un symbole de la liberté d’expression aux yeux de beaucoup d’étrangers, surtout lorsqu’ils sont Russes ou Chinois, est une chose que l’on peut comprendre ; mais que nos élites se répandent depuis le 7 janvier en discours dithyrambiques sur les vertus inégalées de notre République laïque, tolérante et gardienne des plus nobles idéaux, est une chose que je digère mal.
Car chacun en est conscient : la liberté de parole et de pensée n’a jamais été autant bafouée dans notre beau pays. Et ça va crescendo. Il semble qu’on ne puisse simplement plus rien dire sans devoir en répondre devant un tribunal. La moindre phrase un peu tendancieuse, ou interprétée comme telle, est aussitôt présentée par quelque ego - ou communauté d’egos le plus souvent - sous les traits d’une offense envers sa religion, sa couleur, son histoire, son appartenance sexuelle, ou encore telle ou telle de ses croyances. Le sentiment d’avoir subi une insulte peut s’emparer de lui à tout moment, il suffit que parvienne à ses oreilles le mot qu'il juge porter atteinte à ce qu’il nomme sa dignité ou celle de sa communauté. La susceptibilité du Français augmente au fil des ans, du moins est-ce ce qui apparaît si l’on se fonde sur le nombre de délits d’opinion que les médias rapportent. Ce qui frappe est l’importance démesurée accordée à quelque phrase anodine, souvent bénigne, quelquefois même parfaitement justifiée, comme ce fut le cas lorsque Georges Frêche déclara que l’équipe de France de football n’était pas représentative de la population française (elle comprenait à l’époque plus de Noirs que de Blancs), ce qui était une évidence absolue mais que les habituelles associations à but de nuisance tournèrent en incitation à la haine raciale, avec dépôt de plainte. Voltaire, Montesquieu, Rousseau, comme vous devez souffrir de voir cette France que vous aviez faite si grande devenue si petite ! Un peuple vivant dans un tel climat de défiance généralisée, de repli sur soi mais aussi de bêtise et de mesquinerie, est-il en droit de se poser en parangon des vertus auxquelles tous les peuples aspirent ?
Depuis l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo c’est pourtant sous ces atours avantageux que la France entend être contemplée par le reste du monde. « Pays des droits de l’Homme et de la liberté d’expression », alors que la liberté d’exprimer sa pensée sans en être inquiété est en voie de disparition, comme je viens de le dire ; alors qu’un humoriste est mis au pilori pour avoir parodié un colon israélien ; alors que le simple fait de parler de la « légèreté des Parisiens sous l’Occupation » provoque un torrent de condamnations et d’injures. Où se situe donc la liberté d’expression si chère à nos cœurs ? Si vous ne l’aviez toujours pas compris, au cours des trois derniers jours, je vais vous l’apprendre : elle se trouve entièrement dans le courage dont un hebdomadaire français a fait preuve en publiant les caricatures de Mahomet. La messe est dite.
J’éprouve une sainte aversion pour les religions organisées. Christianisme, judaïsme, islam, je les mets toutes dans le même sac. Elles sont à mes yeux synonymes d’aliénation, d’obscurantisme, de manipulation, de mensonge plus ou moins volontaire et conscient. Pourtant, à l’époque où les dites caricatures ont été publiées je me suis posé la question suivante : si j’étais pratiquant et ne ratais une messe sous aucun prétexte, si je croyais que le Pape était véritablement l’intermédiaire de Dieu sur Terre, comment aurais-je réagi si un journal arabe avait publié des caricatures obscènes de Jésus ou du Pape, s’il avait trouvé dans ma foi un prétexte à rire ? Aurais-je ri de concert, aurais-je applaudi ? En aurais-je conclu que ce pays arabe était le champion du monde de la liberté d’expression ? Il est fort probable que non.
Je crois en vérité qu’on ne rit pas des caricatures de Mahomet, mais qu’on s’efforce de les trouver drôles pour conjurer notre peur de l’islam, pour dire en quelque sorte à tous ces djihadistes que l’on croit apercevoir à chaque coin de rue, prêts à nous égorger : « Vous voyez, je n’ai pas peur de vous, la preuve c’est que j’emmerde votre prophète ! ».
Mais la thérapie par le rire n’a pas suffi à évacuer notre peur, alors nous avons dit qu’en tant que peuple civilisé nous étions bien meilleurs que tous ces foutus barbares, que nous valions plus qu’eux. La preuve ? Ils règlent leurs comptes avec des kalachnikovs, alors que nous autres les réglons avec un crayon. C’est ce qu’a écrit un spécialiste en sciences sociales, et que tout le bon peuple chrétien de France a repris en chœur : « Cet attentat a frappé des personnes qui n'avaient pour armes qu'un crayon et une gomme ». C’est vrai, un crayon ne tue pas. Mais il peut infliger de graves blessures.
Dans une interview accordée au Monde, Nicolas Bedos déclare : « J’ai pleuré devant les images des rassemblements, ce monde entier qui a défendu l’humour, l’impertinence ». Mais de quoi parle-t-il ? Fouler au pied un symbole qui pour des millions de gens est sacré au prétexte que pour nous il ne l’est pas, relève-t-il de l’humour ? Dans ce cas, pourquoi notre Nicolas s’est-il joint à la meute qui depuis des années vitupère contre Dieudonné, qui pourtant affiche une attitude semblable à la sienne, bien que sa cible soit différente ? Bref, l’odeur nauséabonde qui se dégage de ce type de donneur de leçons ayant pourtant atteint le stade ultime de l’incohérence et de l’hypocrisie, m’indispose considérablement. En bavant sur ce qui provoque nos phobies les moins avouables il se rend indispensable, rassemblant autour de lui le plus grand nombre, dont il tire ensuite la légitimité à poursuivre son travail de sape du vivre ensemble, en toute inconscience des démons qu’il est en train de réveiller, prétendant que c’est drôle, que c’est délicieusement impertinent.
Et comment doit-on qualifier le fait de caricaturer Mahomet alors que l’islam en interdit toute représentation (ou selon certains ne l’encourage pas) ? Intelligence, courage, vanne de potache, œuvre œcuménique, souci de rapprocher les peuples, provocation gratuite et à haut risque, connerie monumentale ? En ce qui me concerne je ne retiendrai que les deux dernières propositions. Et contrairement à la plupart de mes compatriotes je ne chercherai pas à enfouir mon malaise sous un amoncellement de certitudes oniriques. Je suis lucide, je garde les yeux ouverts sur les causes et leurs effets, et ce qui me vient à l’esprit est cet ancien adage : « Qui sème le vent récolte la tempête ». C’est un constat terrible au vu de l’immensité de la tragédie, mais c’est un constat qu’il est nécessaire de faire, il faut en avoir le courage, sinon la mort de ces hommes ne nous aura apporté qu’illusions supplémentaires sur nous-mêmes. Alors je le dis avec une fermeté à la mesure du dégoût que notre aveuglement et notre hypocrisie m’inspirent : leurs kalachnikovs ont tué douze hommes, mais nos crayons en ont profondément choqué des centaines de millions.
Nos caricatures du prophète s’apparentent aux bombes que nous larguons dans l’espoir naïf que des ruines jaillira la démocratie. Malgré tant de revers, tant de déchirements, tant de morts innocents, nous n’avons toujours pas compris que ce n’est pas à nous de réformer l’islam et le monde arabe. En Europe, après que l’Église ait imposé sa dictature durant un millénaire, après le bain de sang et les souffrances que cette foi aux multiples visages a occasionnés, au 18ème siècle la lumière a progressivement jailli des ténèbres de l’obscurantisme. Le monde arabo-musulman regorge d’esprits brillants dont l’ouverture et la tolérance représentent cet espoir ; bien plus, infiniment plus que nos tentatives égoïstes et maladroites d’imposer notre conception des choses.
Rappelons-nous que nous n’avons pas inventé la démocratie, mais que nous en avons hérité, et que les droits dont nous jouissons aujourd’hui ont été arrachés de haute lutte par d’autres. Il n'y a donc rien dont nous puissions nous enorgueillir dans les valeurs que nous défendons. Rappelons-nous surtout que rien n’est acquis définitivement, et qu'à défaut d'auteurs nous devons être des gardiens. Il est clair en effet que nos démocraties s’éloignent progressivement de la vision que nos ancêtres révolutionnaires en avaient, et que l’autoritarisme est toujours prêt à fondre sur elles, comme on le constate aujourd’hui en Occident. Ainsi, avant que de tenter d’imposer à des esprits non préparés la démocratie, les droits de l’Homme et la liberté d'expression, occupons-nous d’abord de la manière dont nous les bafouons chez nous, afin d'y remédier.
Agissons donc en sorte que ces douze malheureux en viennent à être vus comme les pères fondateurs d’une nouvelle France, une France véritablement digne de ses prétentions, à la hauteur des valeurs que les Lumières, ses Lumières, ont longtemps projeté sur le monde avant de sérieusement pâlir. Puisse le terme de liberté de penser et de s’exprimer retrouver son sens originel et être farouchement défendu, sans compromission ni concession, et dans le respect d’autrui. Puissent ceux dont le nom a été sali parce qu’ils ne pensaient pas de manière politiquement correcte, parce qu’ils dénonçaient l’arbitraire, parce qu’ils étaient en désaccord avec plus puissant qu’eux, parce qu’ils s’efforçaient d’ouvrir les yeux de leurs contemporains sur certaines dérives, certains abus, parce qu’ils s’opposaient à certaines communautés à qui un pouvoir supérieur à celui du commun a été injustement accordé, puissent ceux-là recouvrer leur honneur. Demandons-nous ce que signifie le concept de « liberté d’expression » dans un pays où tout travail historique sur l’Holocauste est interdit, où le droit de défendre des particularismes et des intérêts de toute sorte entre en conflit permanent avec le droit que la loi est pourtant supposée offrir à chacun de les dénoncer ou de les railler. Comme si dans notre pays la liberté d’expression était à géométrie variable, fonction de l’importance des intérêts de chacun et de sa sphère d’influence. Ne nous berçons pas de l'illusion que publier des caricatures offensantes pour le quart de la population mondiale peut symboliser la liberté d'expression. Nous y perdrions notre raison et notre âme.
12 janvier 2015 : voici une nouvelle preuve de cette farce qu'en France on nomme liberté d'expression : Dieudonné fait l'apologie du terrorisme. C'est d'autant plus inquiétant que l'intéressé avait retiré ses propos peu après les avoir postés sur Facebook, si bien que les accusations dont il fait l'objet portent sur de simples captures d'écran, autrement dit sur dénonciation dans l'intention de nuire. "Il attise la haine et la division", déclare le ministre de l'Intérieur. Ah bon ? Et les caricatures de Mahomet elles font quoi ?
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