Charlie Hebdo : morts pour avoir tenu un crayon
Je ne trouverai pas les mots justes pour exprimer au mieux la tristesse que je ressens suite au drame qui a frappé la rédaction du journal Charlie Hebdo. Les faits parlent d’eux-mêmes. Des malades ont assassiné douze innocents pour avoir tenu un crayon, voilà tout.
Ou presque. La violence inouïe de ce massacre laisse à tout individu normalement socialisé un sentiment d’incompréhension, de désemparement et de tristesse. De colère aussi, et puis d’impuissance. Lorsque l’on apprend la nouvelle, l’on peine à la croire. Ou plutôt, on se refuse à la croire. Mercredi 7 janvier 2015, à midi : fusillade à Charlie Hebdo, douze morts. « Quoi ?! » « Comment est-ce possible ? » La stupeur et la surprise s’invitent à mes yeux effarés alors que je lis les premières dépêches numériques sans vraiment réaliser la portée de ce que j’apprends. Des titres de presse dignes d’une tuerie américaine. Au travail, tout le monde parle de l’évènement. C’est comme une onde de choc imperceptible qui affecte tout le monde et marque tous les cœurs au fer rouge. Un choc émotionnel inédit de grande ampleur.
Et puis l’on découvre la liste macabre des victimes ainsi que le déroulement des évènements. Cabu (père biologique du chanteur Mano Solo), Charb, Wolinski, Tignous, Honoré, ne tailleront plus leurs crayons. Bernard Maris, économiste et ancien membre du conseil scientifique d’Attac, n’enseignera plus la science économique à l’université. Deux autres personnes membres du journal et un ami de passage, deux policiers et un agent de maintenance tombent aussi sous les balles. Exécutés à bout portant pendant leur service de protection par des hommes entraînés qui savent viser, et tirer d’une main... Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré ne dessineront plus pour tourner à la dérision l’actualité économique, politique, sociale, culturelle et religieuse, faire vivre la liberté d’expression et faire rire leurs aficionados, les sympathisants de gauche, lecteurs et lectrices de tous horizons.
Pierre Desproges disait que l’on doit pouvoir rire de tout, entre autres pour désacraliser la bêtise. Rire de la guerre, de la misère et de la mort. Si l’on doit pouvoir rire de tout, non pour se moquer gratuitement mais pour décadenasser les verrous de la pensée, alors l’on peut aussi rire des personnalités, des lois votées, des débats publics, du Pouvoir, des religions et de leurs insanités. Des dogmes, des propagandes, des endoctrinements, des fanatismes et de leur corollaire, l’intolérance absolue. Rire de la bêtise pour réduire sa capacité à coloniser l’esprit. C’est précisément ce que faisaient ces dessinateurs assassinés de Charlie Hebdo. Pour avoir critiqué la bêtise humaine et les obscurantismes de tous bords, ils ont été tués. Sauvagement abattus pour avoir eu des idées. Ils ont tué les gars de Charlie ! Comment est-ce possible ? Charlie Hebdo, c’était outre un coup de crayon magistral et talentueux, un anticonformisme et un engagement caustique des « pères fondateurs » Cabu et Wolinski, des militants du progrès au rire émancipateur dont on a tué l’humanisme. Puis avec tous les autres, c’était et c’est une voix, une critique par le bon sens et l’intelligence, un vent d’espoir qu’il reste encore en France des gens de presse parlant au nom du social et résistant aux religions de l’argent. Avec quarante-cinq ans d’existence malgré les difficultés financières, les menaces, les conflits internes et le manque de soutiens, des centaines de milliers de personnes en France ont grandi avec les planches de Charlie Hebdo.
La première question qui vient à l’esprit est : comment peut-on être capable de faire irruption dans une salle de rédaction, de braquer des armes de guerre sur des journalistes et de les abattre froidement, sans états d’âmes ? Comment est-ce possible de faire cela ailleurs que dans un film ? Je ne comprends pas. Que l’on soit chrétien, musulman, juif ou hindouiste, athée, anarchiste ou capitaliste, de droite ou de gauche, cela semble inconcevable à mon humble cerveau. Sommes-nous en France, pays du progrès et des droits humains (sur le papier), ou dans un petit village colombien ou salvadorien tenu par des paramilitaires d’extrême droite terrorisant toute la population ? Vivons-nous une époque sauvage, féodale ou bien une société démocratique, développée, évoluée ? Et bien non, cela se passe à Paris au 21ème siècle dans un pays où le port d’arme est en théorie, interdit ou très réglementé. Et puis, second questionnement dans la foulée : pourquoi faire un massacre en plein Paris ? Est-ce un assassinat politique ? Un acte fanatique ? A lire les médias, le tueur aurait crié que « Dieu est grand » en tirant, orientant le lecteur vers la piste du terrorisme islamiste. A quel degré de dégénérescence cérébrale faut-il être atteint pour tuer au nom d’un je ne sais quel Dieu ou prophète ? Pourquoi prendre Charlie Hebdo pour cible ?
Horrifié, je saisis que l’effroi fait la place à un sentiment peu reluisant : déjà que la société pâtissait d’un amalgame pathologique clivant les gens de confession musulmane et les intégristes islamistes, cette « tuerie » supposément perpétrée par deux franco-algériens risque d’aggraver les choses. Cela risque de créer une aubaine pour le Front National qui va sans nuls doutes s’engouffrer dans les méandres nauséabonds du rétablissement de la peine de mort, de l’identité nationale, de l’immigration et de la fermeture des frontières. Immigré contre français, musulman français contre français non-musulman, français musulman pratiquant contre français musulman intégriste…certains mouvements de droite extrême pourraient bien nous resservir la soupe froide et moisie des poncifs haineux et racistes. Et à travers leurs attentats, les tueurs souhaitent diviser la population de telle sorte que chacun de nous ait peur d’autrui, des barbus et des basanés, ils autoalimentent le racisme et invitent le citoyen peu politisé ou peu intéressé à amalgamer le musulman avec l’islamiste. De sorte, n’importe quelle personne de confession musulmane deviendra à ses yeux un terroriste. Pourtant, il faut le dire et le redire, le marteler et le scander haut et fort, les musulmans ne cautionnent pas les agissements meurtriers du malade mental qui décime un organe de presse au nom d’une vengeance pour un sacrosaint prophète. Il ne faut pas se laisser faire, il ne faut pas non plus sombrer dans la peur et se laisser enfumer : ce n’est pas une guerre de religions, encore moins un « choc de civilisations » : sommes-nous chrétiens en proie à une invasion des barbares et des sarrasins venus d’Arabie ? Il faudrait évoluer, le 13ème siècle est révolu : nous sommes français, peuple multiculturel aux racines internationales sur lequel règne un droit du sol, non un droit canonique. L’effroyable massacre du mercredi 7 janvier 2015 est un assassinat politique, non religieux. C’est un crime commis pour bafouer la liberté d’expression, pour éliminer ceux qui ont eu l’outrecuidance d’affirmer dans un pays laïc moderne qu’ils étaient irréligieux et que les fanatiques, avec leur cérémonial et leur dévotion sectaire ont plusieurs siècles de retard. Les journalistes ne manquaient pas de respect aux croyants, ne portaient pas atteinte à la liberté de culte, mais prenaient le parti de rigoler du pouvoir que la religion a acquis sur les humains. Il y a eu une atteinte aux droits et libertés fondamentales de la république, à la démocratie (ou ce qu’il en reste). J’aimerais donc mieux parler de « dégénérés sociaux », de « monstres humanoïdes » ou de « débiles mentaux aux consciences féodales » plutôt que « d’islamistes » comme s’il y avait en France un risque de guerre civile interreligieuse ou que nos drapeaux soient remplacés par le croissant vert.
Or lorsqu’un tel choc émotionnel surgit si brutalement et affecte quasiment toute la population, il y a malheureusement des risques que ces amalgames fallacieux soient faits par certaines catégories de personnes ayant omis en maternité leur faculté de réflexion. Il faut donc s’attendre malheureusement à voir des relents de racisme et des insanités se produire à l’encontre de musulmans, de mosquées ou de sépultures, malgré le désormais fameux #NotInMyName qu’ils pourraient brandir. En clair, ces gens n’ont pas à se justifier ou à se dire désolidarisé des attentats et nous n’avions pas besoin de ça !
Moins à droite sur l’échiquier politique, ce sont les partis de masse de l’UMP et du PS qui pourraient aussi récupérer ce drame à leur compte à des fins électoralistes. Comme c’est souvent le cas lors d’un « attentat terroriste », au nom de la sûreté nationale, de la sauvegarde des biens et des personnes (et surtout, du capital), le pouvoir profite du choc émotionnel pour mettre en place des kyrielles de lois restreignant les libertés fondamentales des citoyens : couvre-feu, militarisation, surveillance, contrôles policiers accrus, flicage du net, etc. Face aux atteintes à la liberté d’expression opérées par des fanatiques soit disant religieux, le pouvoir restreint souvent d’autres libertés pour remporter « la guerre contre le terrorisme ».
Si j’étais la justice de ce pays, une fois jugés et jetés en prison à perpétuité avec 50 ans de sûreté, je leur ferais lire tous les matins les caricatures irréligieuses de Charb, de Wolinski, de Cabu et de Tignous dans une pièce de 2 m² avec les photos des dessinateurs en décoration sur les murs. Puis, de temps à autres, comme l’écrasement du museau dans la litière pour l’éducation des chats récalcitrants, une petite balle dans le pied ou la jambe qui ne tue pas mais qui fait souffrir et prendre conscience du mal qu’ils ont fait. Alors que l’on souhaite restreindre la liberté de dire ce que l’on veut en France, se soumettre à la peur et à la psychose des médias serait donner victoire aux « terroristes ». Qu’il y ait des gens qui en viennent à acheter les prochains numéros de Charlie Hebdo suite au massacre, que tout le monde affiche un « Je suis Charlie » sur son mur facebook, ou suive un je ne sais quel effet de mode en guise de solidarité, même s’il s’agit de personnes qui n’auraient jamais donné un centime au journal par désaccord idéologique, n’est pas choquant à mes yeux. A chacun selon ses moyens, chacun rend hommage aux morts s’il le souhaite selon sa convenance. Certains écrivent qu’ils sont « Charlie », moi j’ai décidé d’écrire ces lignes, à chaud et mal soignées. Si cette tragédie fait grossir la clientèle de Charlie Hebdo et fait naître des carrières de dessinateurs et de journalistes, les douze du 7 janvier ne seront pas morts pour rien. En ce sens, ce crime prémédité peut se trouver au carrefour de deux issues pour l’avenir : soit nombre de personnes basculent dans une peur du musulman, dans un racisme intériorisé comme valeur communément partagée, normale et ternissent l’image universaliste et républicaine, ainsi que tous les potentiels de ce pays. Mais cela peut aussi être le déclic pour recréer des dizaines de Charlie Hebdo où la verve anticonformiste et progressiste (qui n’est pas morte) pourrait redoubler de force. Cabu, Wolinski, Charb et consorts sont irremplaçables, mais leur combat et leur tragédie peut aussi faire naître des idées sur le charnier des innocents.
D’habitude, avant d’écrire, je préfère prendre de la distance avec les évènements afin de mieux aborder les tenants et les aboutissements de chaque fait pour les analyser à froid plutôt que de réagir à chaud par action émotive, tel un scribe de presse à faits divers qui reproduit les dépêches de l’AFP sans analyser les sources. Les violences de notre époque (chaque époque de l’Histoire connaît hélas sa brutalité et ses barbaries) rendent difficiles la prise de recul, tant l’information circule rapidement. Pourtant, prendre du recul est primordial pour quiconque souhaiterait objectiver un fait politique et social. Mais ce jour, mes pensées vont aux victimes de ce massacre et à leurs familles.
Une larme s’adresse aussi à toute la pensée de Gauche qui se retrouve meurtrie, trahie, amputée d’un des bastions de la contestation politique contemporaine. Je ne suis pas lecteur régulier du journal Charlie Hebdo. Mais j’ai tout de même grandi avec leurs dessins et ceux-ci m’ont toujours fait rire, leur satire m’a toujours plu. Même si je n’étais pas d’accord avec certaines évolutions du journal du temps de P. Val et C. Fourest, ou même avec certains choix éditoriaux de Charb. Mais je sais que les artistes et journalistes qui sont morts avaient cette vision militante du journalisme qui gravite atour des luttes sociales, des acteurs de la critique sociale radicale, voir anticapitaliste. Fustigeant les inégalités, le racisme, la religion, l’œcuménisme, l’intolérance, l’arbitraire, l’autodestruction pour le profit, etc., ces artistes-journalistes travaillaient sans relâche à la vie de leur journal. Je ne suis pas lecteur régulier de Charlie Hebdo, mais je sais qu’ils représentent un anticléricalisme, une irréligion associée à des valeurs historiquement ancrées à gauche, tenant d’agir avec humanité et tolérance en luttant contre l’arbitraire, le recul de la pensée, la régression sociale, l’obscurantisme ou encore l’abêtissement collectif. Un monde d’idées et de valeurs que je partage et dont les satires me font sourire. En tentant de tuer Charlie Hebdo pour ses caricatures contre la religion musulmane (l’Islam n’était pas le seul monothéisme visé), les criminels ont voulu taper un grand coup retentissant, mais se sont tiré une balle dans le pied. Ils ont peut-être vaincu Charb, Cabu et consorts, mais ils n’ont pas tué Charlie Hebdo : l’art a cela de plus fort que lorsque l’auteur du dessin décède, le message du dessin continue de vivre. Et d’autres reprennent toujours le crayon.
Enfin, ce papier voudrait rendre hommage à ces journalistes qui renâclaient à se taire pour les desideratas délirants de fanatiques affublés en hommes de foi. Je n’ai pas changé la photo de ma page facebook par une inscription « Je suis Charlie » en blanc dans une image sur fond noir. Je n’ai fait la minute de silence que tout seul à mon domicile. Alors pour apporter ma larmiche dans l’océan de tristesse et des recueillements solennels, j’écris ces lignes car comme beaucoup de français, j’ai le sentiment d’avoir soudainement perdu quelque chose d’important. Et je ne supporte pas l’injustice de ce crime politique, ni qu’une bande de malades mentaux aux convictions féodales dilapident en cinq minutes un demi-siècle de créativité, d’inventivité, de travail collectif mis au service du changement social. J’écris aussi pour crier que je suis las et dépité de voir toujours les artistes, les progressistes et les humanistes mourir avant les autres pendant que triomphent chaque jour un peu plus la résignation, l’indigence cognitive des réactionnaires, l’obscurantisme et le délitement de la pensée critique. Des militants, morts pour avoir tenu un crayon. Triste injustice de nos Temps contemporains. A nos plumes, l’encre est plus puissante encore que leurs balles.
Samuel Moleaud.
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