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Hey tireur, leave the kids alone
La salle de classe bruissait comme à l’accoutumée de la déprime embrouillée des élèves, tous issus de familles explosées, monoparentales, polygame-over, canalplussardes, chômeuses, recomposées, et même par-ci par-là vieille France. Le professeur de lettres avait minutieusement préparé son cours sur Le Bateau Ivre pour les collégiens à la dérive. Comme on frappait d'un coup sec à l’huis, il ouvrit la porte. Le directeur et un personnage aux mèches azur entrèrent dans la classe. Le directeur recommanda brièvement aux élèves de prêter attention à l’artificieux individu qui l'accompagnait, puis disparut.
- Haleurs, de Claude Monet
- Deux hommes halent une barque sur la plage à l’Ouest de la France
L'invité, porte-parole des Haleurs Allègres, une association d'intervention spontanée, se fendit d'un sourire solaire " taché d'horreurs mystiques " sensuellement botoxé. Il s’avança d’un pas chaloupé vers l’estrade, sur laquelle il monta sans permission. Le professeur estomaqué s’assit à demi sur un pupitre du premier rang, bras croisés.-
- Salut les jeunes, commença l’intervenant. Vous allez mal, mais ne vous inquiétez pas, on est là, nous. On va vous tirer des flots " qu'on appelle rouleurs éternels de victimes "*.
- Monsieur, pardon, le coupa le professeur de lettres. Vous êtes psychiatre je présume ?
- Certainement pas.
- Alors vous êtes le nouveau psychologue ? Vous remplaceriez un homme de métier très apprécié dans notre établissement !
- En aucun cas. Je suis haleur, de mon état. Il ou elle coule et nous coulons. Allègrement. Le haleur n’a pas besoin de diplôme ; il tire. À lui. Sa parole est sacrée, sanctifiée par la considération dont l’honorent nos administrations.
- Je vois : vous êtes un genre d'aumônier laïc, le dernier bedeau en quelque sorte.
- Aumônier, moi ? Aumôné, à l'extrême rigueur. Enfin, je veux dire : subventionné. La religion c’est l’haïe-cité, on n’en parle pas entre les murs. Je viens combler le vide de son absence. Je viens remplacer le Livre de vos aïeux (Haïssez ces hailleux !). Je viens même remplacer les lunatiques de substitution, par ma Parole Jouissiste.
- Ces digressions ne concernent en rien mon cours de littérature, cher monsieur.
- Baissez d’un ton, vous ; JE parle aux gamins. Apprenants, regardez-MOI je vous prie. Heureusement, vos éleveurs unanimes ont eu, dans leur athéisme paroxystique, la sagesse de vous ripoliner de matérialisme à tout crin, respectueux toutefois des idoles et du Bankster. Ils ont bien fait. En conséquence, il y a comme un flottement dans vos humeurs. Le fait est que vous perdez goût à la vie. Or il faut, pour intégrer les foules puis couler dans le moule, se tremper dans la " houle [des] vacheries hystériques "*. Il faut naviguer vers l’Outre, et outrement. Nous y peillons veillons (chapitre 6, alinéa LXVI du Manuel).
− Vraiment cher intervenant, je ne vois toujours pas ce que vous faites ici ! L'École a mission d'instruire et non de divaguer ! Les poèmes, ces " arc-en-ciel tendus comme des brides sous l'horizon des mers "* sont nos meilleurs guides.
− Hey teacher ! Je te tiens à l’œil. Tu te poses trop de questions non codifiées dans les polycopiés officiels. Et les termes que tu emploies… Instruire ! Sache qu’on n’instruit plus guère que des procédures. Aujourd’hui, on éduque. Et je dirai même plus : on tente par tous les moyens d'égayer le jeune entêté, de lui éviter un destin malheureux en mettant le visible à poil.
− Je m’insurge, monsieur. Vous n'avez pas le statut pour... Je suis professeur agrégé, moi.
− Rien à branler.
− En clair : vous cherchez quoi, ici ?
− Je traque les phobies, la phobie scolaire entre autres. Je pourfends les stéréotypes par la bombe à fragmentation. Je lutte et relutte contre le grand Tout, que c'en est héroïque.
− Une phobie, que je sache, c’est un désordre psychiatrique. Le collège n’est pas un hôpital. Vous allez nous rédiger une ordonnance ?
− Evidemment, et ce n'est pas gratuit. Les élèves sont prêts à se dézinguer parce qu’on opprime leur orientation sexuelle, je viens leur dire qu’ils se laissent haler dans l’égout le flux de la vie. Coule Cool, petit(e). Voilà mon message.
− Pourquoi assumer que l’orientation la désorientation sexuelle est à l’origine du mal-être croissant des élèves ? Mes élèves pensent à bien d’autres choses qu’à leur Q. En fait, ils rêvent de jeter l’ancre. Trouver le port, voilà l'urgence.
− " L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ". Ils coulent, et moi, "plus sourd que les cerveaux d'enfants "*, je passe. Bon, assez ergoté, prof. Les causes du mal-être de ta flottille, on s’en fout. La véritable raison de ma présence ici, c’est de mettre l'école cul par-dessus tête. Le collégien triste est un être malléable qui m’intéresse. Plus tard, il choisira avec son libre arbitre entre l'option "du pareil au même" et l'option " va voir ailleurs si j'y suis ". La garfille ( ou le fillaçon) sera fier de sa non-différence, satisfait de son indifférence. JE est un AUTRE (à l'identique). Oui je le changerai, ton vertugadin.
− Mais " le vert paradis des amours enfantines, les courses, les chansons, les baisers, les bouquets... Mais le vert paradis des amours enfantines, l'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?" Songez qu'ils n'ont pas treize ans, mes élèves !
− Au cimetière, les vieux poètes que nul ne lit de toutes façons. Le corps sans nul mystère est seul pertinent. Et puis l'Inde et la Chine, on y est d'ici plus tôt qu'à la gare du Nord par le RER D.
− Monsieur, il suffit. Je ne permettrai pas, en tant que gardien de ces jeunes esprits…
Le professeur de lettres voulut regagner son bureau, mais il reçut une bourrade amicale du halaigre, qui l’envoya directement et définitivement au bas de l’estrade.
L’associatif s’installa au bureau et commença son intervention.
− Bon, alors tous ceux qui ne pensent qu’à ça… levez le majeur !
Le temps qui coulait sans espoir se figea. Un profond ennui juvénile s’exhala de trente poitrines oppressées. Le Haleur n'inspira guère cette fois-ci qu'un grand redoublant complètement désorienté, suite aux errements présidentiels.
Ce soir-là, bien des potaches pensèrent pour la première fois de leur courte vie à une solution radicale au malaise qui s’infiltrait grave dans leur demi-sommeil.
− Mille sabords, regretta le plus tempétueux d'entre eux, il nous cherchait quenelle, le ha(b)leur. Que n'ai-je réagi quand, des " cieux délirants "*, il nous a chu dessus. Et " vrai, j'ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer "*.
Le potache, embarqué dans l'esquif du rêve, s’endormit sur la strophe qu’on aurait dû lire en cours :
Comme je descendais les Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.*
* citations du poème "le Bateau Ivre" d'Arthur Rimbaud
- Forgotten Ships
- Sur la coque d’une barque échouée, on a peint quelqu’un qui dort
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