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#52 des Tendances

Chez Thomas Piketty, une comptabilité parfaitement adaptée aux intérêts des parvenus de tout poil

Dans les lendemains immédiats de la Seconde guerre mondiale, les responsables politiques des différents pays occidentaux en étaient à devoir se poser la question de l'avenir du capitalisme. Certes, il allait y avoir une assez longue période de reconstruction. Mais pour reconstruire, encore fallait-il pouvoir disposer de capitaux. De vrais capitaux, c'est-à-dire des éléments financiers, matériels et humains nécessaires à la production capitaliste, et pas seulement d'éléments de patrimoine.

Or, même si nous en restons au langage de Thomas Piketty, nous voyons que l'heure n'était pas à l'euphorie de la victoire. Il écrit :
« Les estimations du stock du patrimoine national, si prisées jusqu'en 1914, passent au second plan - et ce d'autant plus que le chaos économique et politique des années 1914-1945 en a obscurci le sens. En particulier les prix des actifs immobiliers et financiers sont tombés à des niveaux extrêmement bas, à tel point que le capital paraît avoir disparu » (Thomas Piketty, op. cit., page 102.)

Là encore, il ne s'agit que d'un effet comptable. Le marché des actifs n'existant plus vraiment, leur prix (de marché) est lui-même au plus bas. Mais au beau milieu du patrimoine, il y a effectivement un capital productif qui fait lui aussi triste mine. C'est-à-dire que, dans un premier temps, la production est elle-même au plus bas.

La frayeur générale provoquée par cet état de fait a été telle qu'ensuite, et pendant longtemps, c'est le redéploiement de l'ensemble de la production qui a préoccupé tout un chacun, de sorte que Thomas Piketty peut donner cette suite à la phrase précédente :
«  Dans les années 1950-1970, période de reconstruction, on cherche surtout à mesurer la formidable croissance de la production dans les différentes branches industrielles » (Idem, page 102.)

Comme nous nous trouvons dans un système d'exploitation du travail, il est très clair qu'assez rapidement ce redémarrage accéléré de la production doit déboucher sur l'enrichissement d'une partie de la population. Ainsi :
« À partir des années 1990-2000, les comptes de patrimoine reviennent au premier plan.  » (Idem, page 102.)

C'est justement l'époque à laquelle, avec l'implosion de l'URSS, et après que la réputation de Staline ait été pilonnée pendant des décennies pour en faire un monstre, il n'y a plus à se gêner. Voilà tout l'après 1917 révolutionnaire qui disparaît... en Occident. Jusqu'à ce que la Chine, rééditant, avec ses méthodes propres, le basculement économique intervenu dans les années trente du fait de la croissance extraordinaire de la production soviétique, mette le camp capitaliste dans une difficulté majeure...

Entre-temps toutefois, ainsi que Thomas Piketty peut le rapporter :
«  Les instituts statistiques des différents pays développés, en collaboration avec les banques centrales, se mettent alors à établir et à publier des séries annuelles cohérentes portant sur les stocks d'actifs et de passifs détenus par les uns et les autres, et non plus seulement sur les flux de revenu et de production.  » (Idem, page 102.)

Selon la lecture que notre auteur a de la démocratie méritocratique, cela signifie qu'il y a du gâteau, peu importe désormais par quel miracle : il suffira de se le partager... Mieux, s'il s'avère que les différents mérites sont mal évalués, ce sera aux spécialistes de la lecture des statistiques de la comptabilité nationale de proposer leur remède... contre rémunération fixée en toute justice méritocratique.

Quant à la leçon générale que Thomas Piketty tire, à juste titre, du caractère opportuniste des variations intervenant dans la façon d'aborder la réalité économique à travers les statistiques officielles, nous pouvons en retourner aussitôt la pointe contre lui :
«  Les comptes nationaux sont une construction sociale, en perpétuelle évolution, reflétant toujours les préoccupations d'une époque. Les chiffres qui en sont issus ne doivent pas être fétichisés.  » (Idem, page 103.)

Il ajoute encore, et toujours à son propre détriment :
« Ils doivent être considérés comme un outil d'analyse, limité et imparfait, une façon de mettre ensemble et d'ordonner des données très disparates.  » (Idem, page 104.)

Mais en réalité l'énoncé des prétendues précautions à prendre n'est qu'un leurre, dont le méritologue de service se débarrasse très vite :
« Nous n'avons aucune raison a priori de penser que les fonctionnaires concernés ne font pas de leur mieux pour traquer les incohérences entre les différentes sources et aboutir aux meilleures estimations possibles. À condition de les utiliser avec précaution et esprit critique, et de les compléter lorsqu'ils sont erronés ou défaillants (par exemple concernant les paradis fiscaux), les comptes nationaux constituent un outil indispensable pour estimer les masses globales de revenus et de patrimoines.  » (Idem, page 104.)

…alors que, comme nous l'avons vu surabondamment, ces deux dernières notions n'entretiennent aucun rapport, ni avec la production, ni avec le capital productif, et ne sont qu'un montage comptable à partir de prix de marché dont les lendemains de la Seconde guerre mondiale ont montré l'inanité lorsqu'il s'agit de faire face aux réalités mêmes de la production.

Instant fatidique... Nous tombons, sans qu'on ne nous ait crié "gare !" sur ce nouveau titre : « La répartition mondiale de la production », qui nous paraît particulièrement épatant sous la plume de Thomas Piketty. Se sera-t-il converti à l'économie réelle ?... N'y vient-il pas qu'en simple touriste, les mains dans les poches ?

Non, il y vient comme lecteur d'Angus Maddison (1926-2010) dont il nous déclare aussitôt que ses "séries historiques"
« […] portent uniquement sur le flux de production (PIB, population, et PIB par habitant) et ne contiennent aucune indication sur le revenu national, le partage capital-travail ou le stock de capital  ».. (Idem, page 105.)

C'est dire qu'Angus Maddison n'était pas nécessairement un zélateur de la première loi fondamentale du capitalisme (qu'il ne pouvait pas connaître), ni d'aucun de ses ingrédients : α, β, r. Avec ses grandes et ses petites additions, sans doute va-t-il un peu servir à établir les Tables de la loi façon Piketty, mais à rien de rien - et c'est bien malheureux - pour l'ensemble du fonctionnement du « Capital au XXIe siècle », ce qui nous sera certainement très douloureux... Je le dis comme je le pense.

Car le défi qui se présente nous fait aussitôt froid dans le dos. Prenant appui sur l'ami Maddison - une vraie providence, à ce qu’il paraît - Thomas Piketty nous assène un bilan auquel nous ne nous attendions absolument pas. Âmes sensibles s'abstenir :
« Entre 1900 et 1980, l'Europe et l'Amérique ont concentré entre 70 % et 80 % de la production mondiale de biens et services, signe d'une domination économique sans partage sur le reste du monde. Cette part décline régulièrement depuis les années 1970-1980. Elle est retombée à tout juste 50 % au début des années 2010 (environ un quart pour chaque continent), soit approximativement le niveau de 1860.  » (Idem, page 105.)

1860-2010 !... T'imagines. Juste avant la séquence qui va du Capital (1867) de Marx au Capital de Piketty (2013). Pendant un peu moins de cent cinquante années, nous n'aurons donc fait globalement que patiner dans la semoule... Nous, l'Occident !... Le monde libre !... Les droits de l'Homme !... Ou bien, me trompé-je, devrions-nous inclure l'URSS ? Mais où se trouve-t-elle donc rangée tout au long de la période considérée ?

Regardons les graphiques : 1. Europe, Amérique, Afrique, Asie ; 2. Europe, Amérique, Afrique, Asie ; 3. Europe-Amérique ; Monde ; Asie-Afrique.

Il se pourrait bien qu'elle soit comprise dans l'Europe...

Mais, URSS ou pas, ce n'est pas fini, la dégringolade. Thomas Piketty nous met bien en garde. Notre part est menacée :
«  Selon toute vraisemblance, elle devrait continuer à baisser et pourrait retrouver au cours du XXIe siècle un niveau de l'ordre de 20 %-30 %. Ce niveau était déjà en vigueur jusqu'au début du XIXe siècle, et serait plus conforme à ce qu'a toujours été le poids de l'Europe et de l'Amérique dans la population mondiale » (Idem, page 105.)

Ce qui veut dire que la production par tête serait redevenue pratiquement égalitaire. Ce qu'à Dieu ne plaise ! C'est du moins ainsi que nous le ressentons in petto...

Puisque, plaisanterie à part, il y va de notre... gâteau. Du souverain bien, dans un contexte de répartition méritocratique. Sinon, comment faire valoir nos mérites.

Mais, puisqu'il en est ainsi, Thomas Piketty va-t-il se transformer lui-même en maître d'œuvre de la production ? Du développement du capital fixe (qu'il n'aime pas voir traîner dans ces équations des lois fondamentales du capitalisme dont il a le secret) ?

S'il ne le fait pas de lui-même, et compte tenu de la maîtrise qu'il a des comptes de boutique, il nous reviendra de le lui demander en toute humilité. Une boulangerie-pâtisserie, peut-être. Pour commencer...

Michel J. Cuny


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3 réactions à cet article    


  • etonne 11 janvier 11:17

    Le Pikettyphobe de service a encore frappé !!!


    • Eric F Eric F 11 janvier 16:03

      Je me suis en effet souvent posé la question de savoir si la masse boursière constitue du ’’capital productif’’, sachant que quelques échanges entrainent artificieusement la hausse ou baisse du cours de l’ensemble des actions du titre concerné, et que d’autre part, une très faible part est vraiment investie dans l’entreprise.

      Autre remarque sur un tout autre point : effectivement entre la fin de la seconde guerre mondiale et la fin des années 90, il y a eu une certaine ’’retenue’’ sur les hyper-revenus (profits et salaires des très haut dirigeants), du fait de la crainte de contagion communiste. Paradoxale application de la ’’concurrence’’ ici politique et idéologique, le modèle capitaliste était alors ’’challengé’’. Tel n’est plus le cas.


      • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 11 janvier 16:53

        @Eric F
        Cela nous montre qu’une lecture attentive  et parfois très critique sitôt que Thomas Piketty pense pouvoir se transformer en théoricien de l’économie capitaliste  peut nous offrir quelques résultats finalement... troublants, et pas si faux qu’on aurait pu d’abord le croire.

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