Chez Thomas Piketty : une passion irrésistible pour la loi du marché et ses mirages
Avec Thomas Piketty :
« Résumons. Nous définirons le "patrimoine national" ou "capital national" comme la valeur totale, estimée aux prix du marché, de tout ce que possèdent les résidents et le gouvernement d'un pays donné à un moment donné, et qui peut potentiellement être échangé sur un marché. » (Idem, page 86.)
Ce qui crève les yeux, c'est ce rôle souverain du "marché"... Et cette souveraineté est tout à fait justifiée si nous songeons que, grâce aux définitions aventureuses de Thomas Piketty, chaque individu se trouve transformé, par la détention d'un patrimoine - potentiellement négociable sur le marché, et éventuellement négatif - en un capitaliste engagé dans la grande aventure de la concurrence... Ne serait-ce que pour revendre ce qu'il vient de recevoir sous forme d'héritage... Tout est ensuite une question d'habileté relative dans le maniement du système de l'économie de marché.
Entrons, avec Thomas Piketty, dans le détail de la composition possible des patrimoines transformables en vecteurs d'une capitalisation tous azimuts :
« Il s'agit de la somme des actifs non financiers (logements, terrains, fonds de commerce, bâtiments, machines, équipements, brevets et autres actifs professionnels détenus directement) et des actifs financiers (comptes bancaires, plans d'épargne, obligations, actions et autres parts de sociétés, placements financiers de toute nature, contrats d'assurance vie, fonds de pension, etc.), diminuée des passifs financiers (c'est-à-dire de toutes les dettes). » (Idem, page 86.)
Cela tient debout tout seul... Sans doute y a-t-il, quelque part, une production sous-jacente, une production associée à un travail humain... Mais ce n'est pas ce qui maintient tout cela ensemble... Thomas Piketty vient de nous le dire : le lien de valeur est assuré par "le prix de marché".
Dont il faut dire aussitôt qu'il ne peut être que le verdict rendu par dame Concurrence qui n'est, bien sûr, pas là pour faire des cadeaux... avec, en bout de course, celle qui ramasse les vrais fruits de cette même concurrence : la finance internationale. C'est en effet assez amusant à voir...
Voici encore quelques détails que, grâce à Thomas Piketty, il ne faudrait surtout pas perdre de vue :
« Si on se limite aux actifs et passifs détenus par les individus privés, alors on obtient le patrimoine privé ou capital privé. Si l'on considère les actifs et passifs détenus par l'Etat et les administrations publiques (collectivités locales, administrations de Sécurité sociale, etc.), on obtient le patrimoine public ou capital public. » (Idem, page 86.)
Effectivement, et contrairement à ce qu'un vain peuple pense - tout attaché qu'il se croit au programme du Conseil national de la Résistance - en mode capitaliste de production, l'ensemble du secteur public et du schéma institutionnel, qui en garantit la pérennité, ne sont qu'une dépendance du marché, dépendance dans laquelle celui-ci doit pouvoir venir picorer tout ce qui lui semble nécessaire selon les diverses évolutions des rapports de classe du système d'exploitation... Ces temps-ci, la Sécurité sociale commence, par exemple, à en savoir vraiment quelque chose.
Constatons-le tout tranquillement : Thomas Piketty n'écrit, semble-t-il, rien qui ne puisse trouver sa justification dans l'économie capitaliste contemporaine, et dans celle que la fi-nance internationale nous prépare pour demain.
Qu'en termes de patrimoine, le secteur public ne soit au-jourd'hui qu'accessoire en face du patrimoine privé, c'est ce que démontre cette phrase de Thomas Piketty à laquelle il nous est possible d'adhérer pour autant que celui-ci ne vient pas y mêler sa façon plus que rocambolesque de confondre patrimoines et capitaux :
« Actuellement, le patrimoine public est extrêmement faible dans la plupart des pays développés (voire négatif, quand les dettes publiques dépassent les actifs publics), et nous verrons que le patrimoine privé représente un peu partout la quasi-totalité du patrimoine national. » (Idem, page 87.)
Passons à la suite… Après avoir refusé de sacrifier à la dangereuse notion de "capital humain", Thomas Piketty en vient à quelque chose de spécifiquement différent mais dont l'évaluation reste une affaire plus que délicate. Dans le capital, dont on peut dire qu'une part est "physique", écrit-il...
« Nous incluons également le capital "immatériel", par exemple sous la forme des brevets et autres droits de la propriété intellectuelle, qui sont comptés soit comme actifs non financiers (si des individus détiennent directement des brevets), soit comme actifs financiers, lorsque des personnes privées détiennent des actions dans des sociétés détenant elles-mêmes des brevets, ce qui est le cas le plus souvent. » (Idem, page 87.)
Ici, il n'y aurait rien à redire sur l'intégration des brevets dans la sphère du capital, s'il s'agissait de les faire figurer dans les coûts de production qui déterminent les conditions de mise en œuvre de la rotation du capital en tant qu'il est producteur de plus-value. Mais Thomas Piketty nous parle d'"actifs"... C'est-à-dire de valeur "patrimoniale". Nous sommes donc tou-jours dans le bafouillage que nous commençons à trop bien connaître.
La suite le confirme :
« Plus généralement, de multiples formes de capital im-matériel sont prises en compte à travers la capitalisation boursière des sociétés. Par exemple, la valeur de marché d'une société dépend souvent de sa réputation et de celle de ses marques, de ses systèmes d'information et de ses modes d'organisation, des investissements matériels et immatériels réalisés pour accroître la visibilité et l'attractivité de ses produits et de ses services, de ses dépenses de recherche et de développement, etc. » (Idem, page 87.)
Nous le voyons : nous sommes, ici aussi, subrepticement placés du côté du "marché" où se décide la valeur vénale du patrimoine que représente l'entreprise : il ne s'agit donc plus du capital lui-même, et des conditions de sa mise en valeur, mais du seul prix de sa revente. L'affaire se passe entre propriétaires, et non plus entre le capital et le travail de production.
Patrimoine ? Thomas Piketty en convient :
« Tout cela est pris en compte dans le prix des actions et autres parts de sociétés, et donc dans la valeur du patrimoine national. » (Idem, page 87.)
Mais c'est justement sur ce fondement du seul "patrimoine" qu'il a décidé d'établir sa notion plus que fumeuse de ce qu'est véritablement le capital.
Michel J. Cuny
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