Chiffres de la désinformation dans le conflit irakien
Les chiffres ont ceci de particulier, dans notre monde virtualiste, qu’ils ne sont plus utilisés pour ce qu’ils sont - le résultat d’un comptage ou d’une opération - mais pour ce qu’ils représentent, dans le sens théâtral du mot. Ils ne sont plus appelés sur la scène médiatique que pour illustrer une théorie, une pétition de principe, voire une simple supposition, afin de créer une émotion, ils sont destinés à se substituer à l’argument. Une émotion ne se discute pas. C’est pratique, rapide, et surtout économique, vu le coût de la seconde d’antenne.
Nous arrivons à ce paradoxe apparent que, dans l’ère du tout-numérique qui est la nôtre, à force d’être devenus une représentation du dialogue sur la réalité des choses, les chiffres ne semblent plus proposés que par le scénariste, voire par le décorateur ou le costumier du plateau, pour émouvoir. Ils perdent leur signification, et, par conséquent, leur crédibilité.
Le paradoxe n’est qu’apparent, parce que l’ère numérique est aussi celle du chiffrage binaire. Les messages ne s’échangent plus que sous la forme d’un un ou d’un zéro, tout ou rien. En nous efforçant de supprimer les bruits d’un signal (les parasites qui perturbent l’audition), nous en sommes venus à accepter cette forme simplifiée de codage dans l’élaboration même de nos messages, et à considérer comme acceptable la suppression de toutes les nuances qu’il pourrait contenir. La forme s’est emparée du fond.
Les spin-doctors de tout poil, habiles costumiers de la réalité, l’ont compris les premiers. Ils sont capables de quantifier la donnée à partir de laquelle est suscitée une émotion précise sur un sujet particulier. Qu’importe de débattre d’une réalité, la vérité sera tout entière contenue dans un chiffre imposé. Au-delà d’une certaine valeur, le chiffre suscite l’indignation. En deçà, l’événement semble dénué d’une signification suffisante pour emporter l’adhésion du public à la thèse proposée. La valeur contenue dans le communiqué s’affranchit du réel. L’émotion créée devient raison. La réalité n’apparaît plus comme un démenti, mais comme une insulte aux sentiments légitimes provoqués par l’événement.
Ainsi en est-il des communiqués concernant les victimes de la guerre en Irak. Depuis quelques jours, une information circule sur le Net : les Américains n’y auraient pas perdu deux mille huit cents hommes, mais quinze, voire vingt mille, sans compter les blessés.
Qui croire ? Ceux qui prétendent que l’attaque de la base Falcon à Bagdad n’a fait que deux blessés, quand neuf avions sanitaires ont été nécessaires pour les évacuer ? Ou l’opposition irakienne, qui prétend qu’un seul sniper aurait tué 666 personnes, chiffre impressionnant, décrédibilisé par son opportune référence apocalyptique ?
À y regarder de plus près, l’administration américaine n’a démenti l’information récente concernant le nombre de 650 000 victimes irakiennes que par un haussement d’épaules. Nous aurions préféré une analyse rigoureuse de la méthodologie employée (interview de plus de 1500 familles). Les 2800 morts américains ne concernent que les soldats tués au combat. Ils n’incluent ni les militaires décédés des suites de leurs blessures, ni les membres des armées privées présentes sur place, ni les opérateurs civils chargés de la logistique, pourtant victimes aussi des attentats quotidiens. Néanmoins, en trois ans et près de douze cents jours de guerre, le chiffre de 20 000 victimes laisse supposer que chaque jour, la centaine d’attaques que subissent les forces d’occupation provoquent la mort de dix-sept Américains. Rien ne permet de l’affirmer.
Mon propos n’est pas de polémiquer sur ces chiffres. Un article de mondialisation.com les analyse longuement : il suffit de s’y reporter. Il démontre que la sous-évaluation du nombre de victimes américaines en Irak est considérable. Cela conduit à trois interrogations.
La première est de chercher à comprendre la raison pour laquelle le chiffre de 2800 morts est insuffisant pour mobiliser toute l’opinion américaine contre la guerre. Les récentes élections n’ont pas traduit - loin s’en faut - une indignation unanime.
La seconde porte sur le décalage entre la perception du nombre de victimes par la population elle-même et le chiffre réel. Elle traduit l’efficacité de l’embargo médiatique sur la guerre. Cette efficacité même devient troublante.
La troisième concerne la raison même du choix délibéré de l’écart entre les chiffres et la réalité. À ce niveau de communication, un mensonge en cache toujours un autre. Si l’importance du nombre victimes de la guerre ne peut être révélé, c’est que les victimes ne sont mortes ni pour les raisons données, ni pour les raisons connues de cette guerre à ce jour. La lutte contre les armes de destruction massive cachait une bataille pour le pétrole. Cette bataille s’inscrit elle-même dans une guerre qui ne veut pas dire son nom. Bush a préparé sa population pour une longue guerre contre le terrorisme. Il ne l’a pas préparée pour des pertes à cinq chiffres.
Le niveau de désinformation auquel s’est placée l’administration Bush dès le début du conflit en Irak n’a d’explication que dans la perspective de la maîtrise de l’émotion que ne manquerait de provoquer le nombre de victimes d’une guerre de longue durée au Moyen-Orient.
L’Irak n’est qu’un début.
Renaud Delaporte
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