Choc des « sectarismes ». Clés pour libérer la civilisation
Ici on lira un début de réplique à ce rapport qui veut libérer la croissance. Et si on libérait la civilisation ? Ce billet trace quelques grandes lignes pour définir les caractéristiques des civilisations tout en évoquant par déduction ce qui peut les altérer (choc des sectarismes) ou, à l’inverse, les faire prospérer.
L’étude historiographique montre qu’en des lieux donnés et étendus, à des époques précises, les hommes regroupés en société ont laissé des traces dévoilant des aptitudes d’ordre technique, politique, institutionnel, scientifique, culturel, langage, art, architecture. Bref, les signes permettant de caractériser une civilisation. Avec ces quelques indices, il est possible d’imaginer quelques processus sociaux, quelques ressorts conduisant vers la civilisation. Un peu à la manière de Montesquieu qui livra les ressorts des différents régimes politiques. Lorsqu’on évoque la civilisation, un consensus s’établit sur plusieurs faits, les uns considérés comme primaires et les autres, secondaires.
Voici quelques traits invariants. Sédentarisation et présence d’hommes regroupés dans quelques zones territoriales, autrement dit, villes et cités. Usage de techniques. Travail spécialisé. Surplus de richesses. Commerce avec le monde environnant et même lointain. Edifices architecturaux. Institutions politiques. Etat, gouvernance. Hiérarchies. Usage de l’écriture et développement des sciences naturelles et humaines. Sans oublier les lieux de cultes attestant de l’importance du religieux. Ainsi qu’une classe de guerriers et militaires, voués à défendre une cité ou conquérir un empire. En simplifiant, on peut séparer ce qui relève du structuré, et ce qui représente l’expression de la civilisation. Ce qui justifierait pour certains la distinction entre les déterminations primaires et les traits secondaires.
La perspective systémique permet de comprendre la présence de ces invariants. Un système organisé a besoin de centres organisateurs. Et si l’on admet que la civilisation est une propriété émergente liée à une organisation d’un ensemble d’humain ayant atteint une taille critique et dont les relations sont facilitées par la concentration urbaine, alors on perçoit l’importance des termes d’échange et notamment, le rôle du langage. La systémique a très bien explicité l’importance des interactions entre éléments du tout, notamment au niveau des réseaux neuronaux. Une civilisation nécessite la formation d’individus, les échanges, langage, savoirs, commerce. Et la présence de structures centralisées fournissant des règles. Sans l’homme socialisé, inséré dans une œuvre commune, partageant avec ses congénères, il n’est pas de civilisation. Pour le dire avec plus de sens, la civilisation nécessite une ouverture de l’homme à un dessein qui le dépasse, auquel il consentit en adhérant à cet horizon, ou alors forcé par diverses instances coercitives exerçant leur application sur les corps ou bien les consciences. L’homme de civilisation pratique l’échange, le don de soi, participe aux échanges, à l’économie, aux impératifs de l’existence prosaïque, tout en communiant avec des déterminations transcendantales. En une formule, l’homme de civilisation s’intéresse à quelque chose qui dépasse son propre ego et son existence quotidienne. Et il fait en sorte d’agir par-delà l’intérêt limite de son propre ego. L’homme de civilisation va au-delà de sa limitation naturelle. Il peut le faire en étant intéressé puisque par le retour de réciprocité, il reçoit bénéfices et prébendes de son action qui à la base, n’avait pas pour ressort un « retour sur investissement existentiel » assuré. Il le fait aussi par conviction, idéalisme, risque, sans rien attendre, de manière désintéressée. Sans ces types d’homme, il n’y aurait pas eu de civilisation. Juste des sociétés, celles qu’on dit primitives et qui le sont, au risque de choquer la bien-pensance relativiste.
La civilisation repose sur des valeurs, des idées, des desseins, des structures juridiques, des sciences, incarnées par des hommes et réalisées matériellement par les techniques. La puissance s’ajoute au schème et de là viennent les conflits, guerres, chocs des sociétés, des civilisations, des communautés, des classes. Voilà pour l’essentiel qui permet de définir sommairement une civilisation sans entrer dans les détails spécifiques de chacune d’elles et l’incroyable complexité des relations humaines s’y déroulant. Trois conjectures déterminent une civilisation (avec la technique comme moyen). Le lien avec un ordre dépassant l’homme et les sociétés, autrement dit, le divin et le Transcendant. Puis la taille de l’ensemble. Il faut une masse critique pour faire civilisation. Enfin, pour les Modernes, la dimension temporelle est déterminante. Peu à peu, la réalité des changements et des transformations parvient à la conscience des sujets attentifs. D’autant plus que le monde change sous les yeux avec le développement industriel, signe éminemment distinctif de la civilisation technicienne déployée en Occident.
Lors du grand point d’inflexion qui « bascule » l’Occident, autour de 1820, quelques pensées fulgurantes interrogent la société et ce faisant la civilisation. Auguste Comte invoque une nouvelle religion, celle de l’humanité, tout en convoquant les élites culturelles et industrielles pour mener la société vers un accomplissement (positiviste) le meilleur qui soit. Alors qu’Hegel voit l’avènement d’un Etat universel, axé sur la vérité spirituelle et la philosophie, non sans évoquer l’art comme déterminant du passé, mais relevant de l’esprit, une denrée des plus précieuses pour le devenir des sociétés et des nations modernes. Plus généralement, à partir de cette époque, la question de la construction des sociétés s’est posée, avec les idéologies et les choix effectués par les politiques, notamment en Europe. Un bref coup d’œil montre une certaine architectonique où les rapports entre homme, technique, économie, politique, ont dominé les débats d’idées et d’idéologie. Du coup, la question de la civilisation a été oubliée sans même avoir été réellement débattue. Et voilà qu’elle refait surface dans un contexte de crise (de civilisation) sans que les intervenants ne soient préparés pour en débattre. D’où cette impression d’improvisation.
Une civilisation repose sur le partage, l’ouverture des consciences vers autre chose, ne serait-ce que le plus essentiel et mal connu, sa propre transcendance. Echanges, transmissions, influences réciproque des sujets ouverts, reconnaissance des valeurs, voilà des processus de civilisation. Bref, il devient possible de concevoir un certain type de civilisation qui met en avant le progrès spirituel autant que matériel et un autre type qui accorderait la priorité aux déterminants techniques, financiers, économiques, mettant l’efficacité comme finalité primordiale.
Ainsi, il n’y a choc contre la civilisation que lorsqu’on peut identifier quels sont les éléments de civilisation mis en danger. On pressent en effet que divers facteurs minent de l’intérieur les sociétés et ce qu’on soupçonne être leur progrès de civilisation. Un dénominateur commun peut-être ? Assez facile à cerner. Si la civilisation a pour condition (spirituelle, consciente) l’ouverture, la fermeture représente le choc contre la civilisation, toutes les civilisations. Et cette fermeture, on peut la déceler dans la plupart des domaines, l’individualisme, l’égotisme, l’égocentrisme, les replis identitaires, les carriérismes, les autocratismes, les intégrismes, les sectes, et ce dans tous les secteurs de la vie économique, politique et sociale. Autrement dit, des phénomènes humains qu’on désigne comme « sectarismes ». De ce fait, le Venezuela, la Russie, les Etats-Unis, l’Arabie saoudite, le Pakistan, la Birmanie, la France, l’Algérie, le Congo sont logés à la même enseigne, la différence étant que le « choc des sectarismes » a moins d’impact dans les nations avancées et dotées par ailleurs d’une longue expérience démocratique.
Si politique de civilisation il y a, elle devrait au minimum contrecarrer ces dérives, des abus de pouvoirs liées à la mainmise d’individus, cercles, lobbies, sur la société, tout en offrant aux puissances libératrices et créatrices les moyens de croître. En une formule, lutter contre le « choc des sectarismes » et promouvoir « l’expression des cultures » ; mettre le paquet sur les savoirs et le culturel, mais sans les instrumentaliser. Le politique doit-il « installer » une civilisation et la protéger contre les menaces, celles de l’extérieur, mais aussi les menaces internes ? Les individus font-ils prospérer la civilisation au-delà du champ d’action et de contrôle de la politique ?
Une chose paraît acquise. La volonté d’ouverture est l’un des ressorts fondamentaux de la civilisation. Comment alors faire naître et cultiver ce type d’aspiration dans vie citoyenne ? La coercition s’avère inutile et vaine. On ne force pas un individu à être ouvert et curieux, pas plus qu’on ne lui impose d’aimer. Ces choses-là naissent par incitation, par la mise en avant des valeurs d’ouverture et sans faire dans l’élitisme, il est nécessaire de reconnaître une hiérarchie dans les talents, les œuvres et la trace de l’esprit. Sur ce point, il faudrait renforcer des structures ouvertes où on crée, on met éventuellement en relation des acteurs visionnaires et imaginatifs et, enfin, on diffuse les œuvres qui irradient la société. Bref, des sortes de temples maçonniques ouverts et irradiant la société, un peu comme le Collège de France. A quand un rapport pour « libérer la civilisation » ?
La vraie question, ce serait de réfléchir à une alternative entre « matérialisme » et « spiritualisme » comme deux horizons complémentaires sur un volet, mais antagonistes sur une ligne d’opposition, deux horizons dont le choix sera déterminant en orientant les décisions pour un certain type de civilisation.
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