Chomsky : les attaques contre Charlie Hebdo révèlent l’hypocrisie de l’Occident
Par Noam Chomsky, le 20 janvier 2015.
Source : https://chomsky.info/20150120/
Traduction : lecridespeuples.fr
Après l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo, qui a tué 12 personnes, dont le rédacteur en chef et quatre autres caricaturistes, et l’assassinat de quatre Juifs dans un supermarché casher peu après, le Premier ministre français Manuel Valls a déclaré « une guerre contre le terrorisme, contre le djihadisme, contre l’Islam radical, contre tout ce qui vise à briser la fraternité, la liberté, la solidarité. »
Des millions de personnes ont manifesté pour condamner les atrocités, amplifiées par un chœur horrifié sous la bannière « Je suis Charlie ». Il y a eu des déclarations éloquentes d’indignation, bien captées par le chef du Parti travailliste israélien et le principal challenger des prochaines élections, Isaac Herzog, qui a déclaré que « le terrorisme est le terrorisme, il n’y a pas deux façons d’y remédier » et que « toutes les nations qui recherchent la paix et la liberté [font face] à l’énorme défi » posé par la violence brutale.
Les crimes ont également suscité un flot de commentaires, investiguant les racines de ces agressions choquantes dans la culture islamique et explorant les moyens de contrer la vague meurtrière du terrorisme islamiste sans sacrifier « nos valeurs ». Le New York Times a décrit l’agression comme un « choc des civilisations », mais a été corrigé par le chroniqueur du Times, Anand Giridharadas, qui a tweeté qu’il ne s’agissait « Pas et jamais d’une guerre des civilisations ou entre elles. Mais d’une guerre POUR la civilisation contre des groupes qui se trouvent de l’autre côté de cette ligne (de démarcation entre la civilisation et la barbarie). #CharlieHebdo. »
La scène de Paris a été décrite de façon vivante dans le New York Times par le correspondant vétéran en Europe, Steven Erlanger : « une journée de sirènes, d’hélicoptères en l’air, de bulletins d’information effrénés ; des cordons de police et des foules anxieuses ; des jeunes enfants emmenés hors des écoles pour être mis en sécurité. Ce fut une journée, comme les deux précédentes, de sang et d’horreur à Paris et dans ses environs. »
Erlanger a également cité un journaliste survivant qui a déclaré que « tout s’est effondré. Il n’y avait pas moyen de sortir. Il y avait de la fumée partout. C’était terrible. Les gens criaient. C’était comme un cauchemar. » Un autre a rapporté avoir entendu « une énorme détonation, et tout est devenu complètement sombre. » La scène, a rapporté Erlanger, « était une scène de plus en plus familière : verre éclaté, murs brisés, bois tordus, peinture brûlée et dévastation émotionnelle. »
Cependant, comme le rappelle le journaliste indépendant David Peterson, ces dernières citations ne datent pas de janvier 2015. Elles proviennent plutôt d’un rapport d’Erlanger du 24 avril 1999, qui a reçu beaucoup moins d’attention. Erlanger faisait un reportage sur « l’offensive antimissile de l’OTAN contre le siège de la télévision publique serbe » qui a « mis fin à la diffusion de Radio Television Serbia (RTS) », tuant 16 journalistes.
« L’OTAN et des responsables américains ont soutenu l’attaque », a rapporté Erlanger, « dans le but de saper le régime du président Slobodan Milosevic de Yougoslavie. » Le porte-parole du Pentagone, Kenneth Bacon, a déclaré lors d’un briefing à Washington que « la télévision serbe fait autant partie de la machine à assassiner de Milosevic que ses militaires », et constituait donc une cible légitime.
Il n’y a eu aucune manifestation ou cri d’indignation, aucun chant de « Nous sommes RTS », aucune enquête sur les racines de l’attaque dans la culture et l’histoire chrétiennes. Au contraire, cette attaque contre la presse a été applaudie. Le diplomate américain très estimé Richard Holbrooke, alors envoyé en Yougoslavie, a décrit l’attaque réussie contre RTS comme « un développement extrêmement important et, je pense, positif », un sentiment partagé et exprimé par d’autres.
Il existe de nombreux autres événements qui n’ont pas appelé à une enquête sur la culture et l’histoire occidentales, comme par exemple la pire atrocité terroriste en Europe ces dernières années, en juillet 2011, quand Anders Breivik, un extrémiste chrétien ultra-sioniste et islamophobe, a assassiné 77 personnes, principalement des adolescents.
La campagne terroriste la plus extrême des temps modernes est également ignorée par la prétendue « guerre contre le terrorisme » menée par l’Occident, à savoir la campagne mondiale d’assassinats de Barack Obama par drones, ciblant les personnes soupçonnées de vouloir peut-être nous nuire un jour, et tous les malheureux qui se trouvent à proximité. D’autres malheureux peuvent encore être évoqués, comme les 50 civils qui ont été tués lors d’un bombardement mené par les États-Unis en Syrie en décembre, ce qui a à peine été signalé.
Une personne a en effet été punie dans le cadre de l’attaque de l’OTAN contre RTS : il s’agit de Dragoljub Milanović, le directeur général de la station, qui a été condamné par la Cour européenne des droits de l’homme à 10 ans de prison pour avoir échoué à évacuer le bâtiment à temps, selon le Comité pour la protection des journalistes. Le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie a examiné l’attaque de l’OTAN, et conclu qu’il ne s’agissait pas d’un crime, et que bien que les pertes civiles soient « malheureusement élevées, elles ne semblent pas clairement disproportionnées ».
La comparaison entre ces affaires nous aide à comprendre la condamnation du New York Times par l’avocat des droits civils Floyd Abrams, célèbre pour sa défense énergique de la liberté d’expression. « Il y a des temps pour la retenue, a écrit Abrams, mais dans le sillage immédiat de l’attaque la plus menaçante contre le journalisme de mémoire d’homme, [les éditeurs du New York Times] auraient mieux servi la cause de la liberté d’expression en s’engageant » par la publication des caricatures de Charlie Hebdo dénigrant le Prophète Mohammed qui ont provoqué l’agression.
Abrams a raison de décrire l’attaque de Charlie Hebdo comme « l’attaque la plus menaçante contre le journalisme de mémoire d’homme ». La raison tient au concept de « mémoire d’homme », une catégorie soigneusement construite pour inclure « Leurs crimes contre nous » tout en excluant scrupuleusement « Nos crimes contre eux ». Car à la vérité, à nos yeux, ces derniers ne sont pas des crimes mais une noble défense des plus hautes valeurs, entraînant certes parfois des dommages collatéraux par inadvertance.
Ce n’est pas l’endroit idéal pour enquêter sur ce qui était « défendu » au juste lorsque RTS a été attaqué, mais une telle enquête est assez informative (voir mon ouvrage consacré au Kosovo).
Il existe de nombreuses autres illustrations de la catégorie intéressante de « mémoire d’homme ». L’une est fournie par l’assaut des Marines contre Fallujah en novembre 2004, l’un des pires crimes de l’invasion américano-britannique de l’Irak.
L’assaut s’est ouvert avec l’occupation de l’hôpital général de Fallujah, un crime de guerre majeur, indépendamment de la façon dont cette opération a été menée. Le crime a été signalé en bonne place sur la première page du New York Times, accompagné d’une photographie illustrant comment « Des patients et des employés de l’hôpital ont été précipités hors des chambres par des soldats armés et sommés de s’asseoir ou de s’allonger sur le sol tandis que les soldats leur attachaient les mains derrière le dos. » L’occupation de l’hôpital a été jugée méritoire et justifiée. En effet, elle « a arrêté ce que les officiers ont décrit comme une arme de propagande pour les militants : l’hôpital général de Fallujah, avec son flux incessant de rapports sur les victimes civiles causées par les occupants. »
De toute évidence, il ne s’agissait pas d’une atteinte à la liberté d’expression, et cette attaque contre un hôpital civil ne remplit pas les conditions requises pour entrer dans la « mémoire d’homme ».
D’autres questions se posent. On pourrait naturellement se demander de quelle manière la France défend la liberté d’expression et les principes sacrés de « fraternité, liberté, solidarité ». Par exemple, est-ce par le biais de la loi Gayssot, mise en œuvre à plusieurs reprises, qui accorde effectivement à l’État le droit de déterminer la vérité historique et de punir toute déviation de ses édits ? Est-ce en expulsant les descendants misérables des survivants de l’Holocauste (les Roms) vers une persécution sévère en Europe de l’Est ? Est-ce par le traitement déplorable des immigrés nord-africains dans les banlieues de Paris où les terroristes de Charlie Hebdo seraient devenus djihadistes ? Est-ce quand le courageux journal Charlie Hebdo a licencié le caricaturiste Siné au motif qu’un de ses commentaires était considéré comme ayant des connotations antisémites ? Et de nombreuses autres questions encore viennent rapidement à l’esprit.
Quiconque ayant les yeux ouverts remarquera rapidement d’autres omissions plutôt frappantes. Ainsi, parmi les personnes confrontées à l’ « énorme défi » de la violence brutale, on trouve les Palestiniens, une fois de plus lors de l’assaut vicieux d’Israël contre Gaza au cours de l’été 2014, durant lequel de nombreux journalistes ont été tués, parfois dans des voitures de presse clairement marquées comme telles, ainsi que des milliers de d’autres personnes, tandis que la prison de plein air gérée par Israël et nommée Gaza a de nouveau été réduite en ruines sous des prétextes qui s’effondrent instantanément au moindre examen.
L’assassinat de trois autres journalistes en Amérique latine en décembre a également été ignoré, ce qui y porte à 31 le nombre de journalistes tués pour l’année. Plus d’une douzaine de journalistes ont été tués au Honduras depuis le coup d’État militaire de 2009, qui a été effectivement reconnu par les États-Unis (mais peu d’autres pays), accordant probablement au Honduras d’après-coup d’État le trophée du plus grand nombre de journalistes assassinés proportionnellement à sa population. Mais encore une fois, ce n’est pas une atteinte à la liberté de la presse dans notre mémoire d’homme.
Il n’est pas difficile de multiplier ces exemples de double standard. Ces quelques éléments illustrent un principe très général qui est observé avec un dévouement et une constance impressionnants : plus nous pouvons accuser nos ennemis de certains crimes, plus l’indignation sera grande ; mais au contraire, plus notre responsabilité dans certains crimes est grande (et donc plus nous avons de capacité à y mettre fin), moins nous nous en préoccuperons, les reléguant à l’oubli ou même au déni.
Contrairement aux déclarations éloquentes, il n’est pas vrai que « le terrorisme est le terrorisme, il n’y a pas deux façons d’y faire face. » Il y a définitivement deux façons d’y réagir, en fonction d’un critère : s’agit-il de leur terrorisme (auquel cas nous le condamnerons et le combattrons fermement) ou du nôtre (auquel cas nous l’applaudirons ou le passerons sous silence) ? Et ce n’est pas seulement valable pour le terrorisme.
Voir également :
Norman Finkelstein : Charlie Hebdo n’est pas satirique, il est sadique
Assimilation des Français musulmans : « Merci, très peu pour nous »
Bachar al-Assad : La France soutient les terroristes qu’elle prétend combattre
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