Chronique d’un paumé en caisse : fidélité
Une des premières choses sur laquelle la caissière chargée de m'apprendre les rudiments du métier a insisté fut l'importance de la carte de fidélité. Remise gratuitement à tout client qui en ferait la demande, il est primordial de penser à la demander à chaque personne se présentant face à nous. A l'époque de la reprise de l'ancienne enseigne par l'actuelle, il était également demandé aux caissières de la proposer à chaque client, un classement des meilleures vendeuses de loyauté étant instauré pendant la période. Je me suis senti soulagé de ne pas être arrivé à ce moment là.
Elle m'expliquait donc le principe de la carte, ayant marqué pour cela un court arrêt dans la présentation générale des tâches que j'allais être amené à effectuer. Je voyais un peu l'idée, ma mère en possédant une pour cette enseigne, et je m'imaginais qu'elle était majoritairement détenue par des clients habitués du magasin, localement ou nationalement. Je supposais qu'à peu près un client sur cinq, voire un client sur trois, répondraient par l'affirmative lorsque je demanderais s'ils avaient la fameuse carte. En réalité, 90% des gens me la présenteraient et cette proportion faramineuse fut peut-être la chose concrète qui me marquerait le plus au cours de mes premières semaines, mois, de travail. Je suis rapidement stupéfait par cet engouement machinal dont je comprends bien vite que l'objet n'est pas tellement la valorisation et manifestation réciproque d'une relative fidélité mais quelque chose d'un peu plus compliqué et de beaucoup plus logique. Sur la totalité des clients qui me présentent leur carte, je dirais que près des deux tiers me laissent apercevoir des dizaines d'autres cartes d'enseignes diverses, grande distribution comprise. Comme quoi, personne n'est dupe, si ce n'est la carte elle-même, peut-être.
Chantant fièrement l'éloge d'une fidélité déclinée en plusieurs couleurs, d'une attention mutuelle, elle se contente d'être scannée régulièrement, perdue parfois parmis d'autres de son espèce dans quelque portefeuille surpeuplé, son propriétaire devant fournir un léger effort de concentration pour la distinguer au milieu des autres, ne se souvenant plus de sa couleur ou ne se souvenant tout simplement plus dans quelle enseigne il se trouve. Tout au bout de la chaîne, donc, la carte. Scannée, elle crédite ses points automatiquement et laisse la trace de son passage dans l'ordinateur, qui ajoutera le signal aux centaines d'autres qu'il reçoit quotidiennement. Centaines d'autres qui seront tous réunis en un seul chiffre, un pourcentage, affiché chaque matin dans la salle du coffre où nous venons prendre notre caisse et qui indique quelle proportion de la clientèle a été encaissée en présentant sa carte la veille. Une feuille plus détaillée donne le pourcentage pour chaque caissière, chaque jour (ainsi que le nombre d'articles scannés à la minute, qu'il convient de maintenir à un certain rythme). Si le chiffre descend trop, il nous le sera rappelé. Ce pourcentage précis joue sur les primes que nous recevront en fin d'année, ce qui rend tout le monde concerné. Ainsi, pour le directeur comme pour les cadres, pour les cadres comme pour les caissières, pour les caissières comme pour les clients, scanner la carte est important. Important pour les clients mais primordial pour le magasin.
A tel point que ç'en est devenu un réflexe, que j'ai plusieurs fois vu de mes propres yeux des clients chercher leur carte pendant plusieurs minutes pour une baguette, un journal et quelques tranches de jambon. Loin d'être encouragé par l'entreprise à les inciter à écourter leur recherche, je me contente dans ces cas là d'attendre en silence, me demandant ce qui peut pousser quelqu'un à se sentir à ce point obligé de présenter un bout de plastique alors même qu'il sait que, cette fois là, il ne lui apportera rien. Est-ce par compassion, sachant qu'il est important pour le personnel que la carte soit scannée ? Par pur réflexe ? Un peu des deux, sans doute. Parfois l'un, parfois l'autre. Evidemment, certains s'en foutent et la situation évoquée ici reste rare, mais toujours étonnante, triste, drôle, absurde, révélatrice d'une petite partie de ce qui nous constitue. Nous en sommes tous là, à jouer avec un monde dont nous ne créeons plus tellement les règles, où plutôt dont les règles que nous avons écrites il y a longtemps se sont retrouvées poussées jusqu'au bout de leur logique froide au point de nous échapper en partie. Alors nous essayons de nous montrer moins candides et plus cyniques, conscients par exemple qu'une carte de fidélité n'est qu'un morceau de plastique vide de sens qui ne servira qu'à alléger un peu une note trop élevée, tellement vide de sens qu'on finit par les collectionner mollement par dizaines. Mais nous restons candides jusque dans notre cynisme : en tâchant de nous montrer fermes et de ne pas être les pigeons du jour, nous nous montrons dans le même temps serviles et sages, scannant encore et encore notre carte, ajoutant un chiffre aux autres chiffres et grossissant un pourcentage qui sera sûrement mis en concurrence avec d'autres pourcentages et dont la croissance satisfera toujours plus quelqu'un, plus haut, qui lui-même ne fera qu'essayer naïvement de remplir un objectif tout aussi vide de sens en tâchant de se montrer à la hauteur de la responsabilité qui est celle de son poste.
Ainsi, les clients attentifs parviennent à faire quelques affaires, quelques économies, traversant le magasin catalogue en main, et c'est dans la réalisation même de ces économies, dont l'acte en lui-même n'est pas de l'ordre du réflexe mais d'une volonté réaliste de retenir un peu de l'argent durement gagné, qu'ils accomplissent parfaitement la volonté de l'enseigne, qu'ils sont orientés sur tels et tels produits et qu'ils remplissent les statistiques par un chemin balisé dont la carte fidélité et les promotions ne sont que les panneaux les plus ostentatoires et sur lequel il n'y a que peu de possibilité de prendre du recul.
La mécanique est bien huilée, tellement souple qu'elle peut se permettre ses grosses ficelles, non pas que nous soyons trop aveugles pour les remarquer, mais que cela n'y change de toute manière strictement rien.
18 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON