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Accueil du site > Tribune Libre > Chronique d’un paumé en caisse : la beauté sous les néons

Chronique d’un paumé en caisse : la beauté sous les néons

Pour cette troisième, et vraisemblablement dernière, chronique, j'aimerais tenter, simplement, d'évoquer les raisons d'espérer qui m'ont été apportées, et qui me sont toujours apportées, en caisse.

 Les toutes premières semaines, encore. La période de Noël, dans l'hypermarché. L'obscénité se lit un peu partout, des slogans au brouhaha ambiant. Une véritable marée humaine se fracasse contre la ligne de caisse et le monde n'est plus qu'un grand bazard assourdissant au milieu duquel on ne distingue plus rien que des articles qui passent, encore et encore. Découvrir ce capharnaüm hivernal est un choc immense, un moment surréaliste comme on en vit rarement. Il n'y a plus le temps de chercher à comprendre ou à se repérer, plus le temps de jeter un oeil vers la grande baie vitrée pour voir où en est le soleil de sa course, les collègues sont cachés par des visages, des bras, des manteaux. Les bips se mêlent à la musique qui se mêle aux conversations qui se mêlent aux bruits de sacs qui s'ouvrent, de cartes qui se tendent, de billets qui se froissent. La file d'attente est si longue qu'on en distingue à peine le bout, tellement compacte que je ne sais plus où s'arrête la mienne et où commence celle de ma collègue la plus proche. A ce moment là, je ne prête plus attention à l'affiche qui proclame fièrement que le temps d'attente ne saurait être inférieur à cinq minutes. Les clients n'y prêtent plus attention non plus, nous ne sommes plus tout à fait dans la réalité mais dans une bulle, une singularité, et plus rien de ce que nous connaissons ne se produit comme nous en avons l'habitude. Oubliées les banalités échangées à la volée, les regards attentifs aux prix qui défilent, les demandes d'ouverture de nouvelles caisses. Tout ce qui reste, c'est une espèce de grand défouloir. Nous, caissiers et caissières, sommes les récifs contre lesquels des vagues de clients viennent se fendre. Rien d'autre que le mouvement ne subsiste.

Je regarde un instant vers le plafond, et le découvre pour la première fois. Le contraste avec le reste du magasin, si ostensiblement coloré, si vulgairement ludique et saturé, est saisissant. En haut il n'y a rien, et tout est blanc. De la structure métallique blanche, des caméras blanches, quelques ouvertures vitrées, et un oiseau. J'ai souvent vu des oiseaux vivoter dans la partie haute du magasin. Tout est si calme là-haut, notre agitation frénétique m'en parait relativisée. Nous sommes dans un immense hangar, point. Tout est fait pour qu'on l'oublie, et nous l'oublions tous, employés comme clients. Car on y injecte du sens et de la réalité, des simulacres de vérité, à longueur de journée. Des promotions, des rayons, des vestiaires, des gens qui s'agitent, des machines qui réceptionnent l'argent des gens, des écrans sur lesquels on s'affaire, des sacs qui se remplissent. Nous ne sommes pas là pour acheter des choses, mais pour vivre. L'entièreté de ce qui reste de notre modèle civilisationnel peut se résumer au système de consommation dans lequel nous avons accepté de plonger. Nous parlons au travers des choses que nous achetons, elles nous définissent, nous acceptons de leur permettre de nous dire, et c'est pour cette raison que nous sommes tous si dépendants. Je regarde le plafond et vois le hangar, vois tout le magasin et l'activité qui s'y déroule se résumer à un hangar. C'est absurde et drôle. Je me vois comme un filtre, je laisse passer les gens mais je garde l'argent. Notre ligne de caisse est un gigantesque tamis. Car au fond, à cet instant précis, je ne vois plus que ça, factuellement.

Le reste, l'ambiance et la symbolique de Noël, la société, la consommation, le stress, n'apparait pas dans le plafond du hangar. En baissant les yeux je peux bien réinjecter toutes mes prénotions et ma culture dans ce qui se déroule, tant que je regarde le plafond rien n'apparait plus que la racine froidement factuelle et absurde de ce qui se déroule. Quel que soit ce que nous vivons, la neige continuera de tomber. Notre système n'est pas éternel, rien ne l'est, je ne sais pas pourquoi nous avons pris cette voie ni pourquoi nous avons du mal à nous souvenir de notre passé, pourquoi il nous apparait comme un monde parallèle. Le Moyen-Âge raconté à la télévision, la Renaissance racontée à la télévision, la Préhistoire racontée à la télévision. La télévision est réelle, on peut la toucher. Elle peut raconter tout cela à la fois et rester ensuite, éteinte, là. C'est peut-être cette faculté à tout s'approprier qui rend notre système si imperméable et si anesthésiant. Parfois, une faille nous laisse un moment de lucidité étrange et hors du temps, ce jour-là ce fut en regardant le plafond du magasin. Regarder le soleil se lever, assis sur une plage, donne souvent cette sensation également. C'est tout simplement trop éloquent et trop immuable pour qu'on ne puisse pas être forcé de prendre soudainement et violemment du recul, ce qui crée toute la sensation je suppose. A moins que ce ne soit le contraste entre les milliards de levers de soleil que l'on a tous vu à travers un écran et les quelques uns qui nous frappent véritablement en plein visage.

Retour au brouhaha. Je scanne les articles aussi vite que possible, tâchant de jongler entre ma volonté de ne pas faire trop attendre ceux qui sont encore derrière et celle de ne pas brusquer au-delà du raisonnable les personnes qui sont en train de ramasser leurs courses. Les décibels sont au plus-haut et à force d'être plongé dans ce bain inaudible je commence à avoir du mal à comprendre ce que l'on me dit. Au milieu de tout ça, un homme se met à siffloter. C'est aussi étrange que toute la situation, mais encore plus surréaliste. Il siffle une petite mélodie innocente, il fait quelque chose d'inutile. Je trouve ça marrant. Deux ou trois caddies derrière, j'entends un autre client qui se met à siffloter à son tour. Dans le bordel ambiant, ça me frappe. Je me dis que le second a inconsciemment entendu le premier se mettre à siffler et s'y est mis à son tour, brièvement. Je me dis que, même en plein travail citoyen, car être un consommateur digne de ce nom est un travail, ce qui fonde réellement notre humanité arrive tout de même à s'exprimer. Alors que rien ne la flatte, jamais et à ce moment encore moins. L'ambiance de Noël, peut-être. Mais la vraie, celle de leur enfance. De la notre. Quand nous sommes premier degré et que nous ne connaissons pas encore l'envers du décor, quand la magie existe et qu'on ne nous a pas encore appris à devenir conformes à ce qui est attendu. Mes doigts puent à force de manipuler la monnaie, le stress, partagé par les clients comme par les employés, s'insinue partout dans l'atmosphère depuis des heures et des heures. Physiquement (le nombre de décharges que je reçois de caddies est proprement hallucinant). Des slogans obscènes et criards tapissent les murs et pendent des plafonds et là, au milieu de tout, un moment de grâce, beau par sa simple existence, comme une unique feuille apparaissant au milieu d'un désert, belle par ce qu'elle représente, belle parce que la preuve que c'était possible alors que rien, absolument rien, n'était fait pour que cela le soit. Rien n'est jamais fait pour flatter nos nobles aspirations, et au contraire, tout est fait pour flatter les basses. La cupidité, l'égoïsme, l'intolérance, la peur. Nous y sommes plongés jours après jours par une machine si gigantesque qu'il est à peine possible de la décrire, et malgré cela il est impossible de nous rendre parfaitement conforme à ce qui est attendu. Nous ne sommes intrinsèquement pas conformes à ce qui est attendu, et cela, rien ne pourra le changer. Cette petite feuille, fragile, à peine visible et continuellement malmenée, balottée, piétinée, cette petite feuille changera le monde.


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Everett McGill

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