Chronique : Voici venir la beuverie
Chronique : Voici venir la beuverie
C’est l’été. Il est 22 heures. Genève est vraiment flamboyante. J’erre dans les rues du centre-ville. J’aime bien cet endroit quand vient le crépuscule, surtout en pleine nuit noire, lorsque les réverbères prennent du service, c’est un peu plus calme et inspirant. En ce généreux moment de solitude, je croise Marc. C’est incroyable. Il revient du cinéma. C’est un écrivain. Il est spécialiste de l’Europe de l’après-guerre. On est fiers de se retrouver. On rit beaucoup. Il parle avec appétence du film qu’il vient de voir. Il dit que le réalisateur n’est pas très doué, et après, il explique comment il ressent qu’il peut mieux faire. Il parle ensuite de sa vie, de ses projets. Il est heureux, ça se voit, c’est beau. On marche un peu. Sans trop réfléchir. On s’approche de sa voiture, finalement, il change d’avis, on continue. On déambule dans cet espace unique et magique, un peu comme des captifs en liberté occasionnelle. On est quelque part vers la place Bel-Air. Il fait bon, agréable, mais vraiment exquis. La fraîcheur du lac Léman régule majestueusement la température. On croise des amis qui nous invitent chez d’autres amis, et voici venir la beuverie.
On débarque dans un joli appartement au deuxième ou troisième niveau d’un immeuble en bordure de route. Il y a un buffet au centre de la pièce, de l’alcool à volonté, et de la musique en fond sonore. Les gens ont l’air studieux. On entend Hallelujah de feu Leonard Cohen, suivi par des envolées lyriques des religieuses afro-américaines. C’est assez particulier comme atmosphère. C’est la toute première fois qu’on assiste à ce genre de régalade, Marc et moi. On est un tout petit peu terrifiés, même si on connaît quelques personnes ici. On se lance des regards circonspects, du style Riquet à la houppe. C’est quoi cette soirée où l’on ingurgite énormément d’alcool en écoutant du gospel ? On nous dit que c’est fréquent à Genève. Que les gens sont assez créatifs lorsqu’il s’agit de s’évader de la monotonie du quotidien. Que ce sont des soirées à thème. Qu’il y en a de toute sorte, que c’est assez démocratique à ce niveau, même celles où les gens sont dans le plus simple appareil, dansent et chantent avec un Ukulélé ou à la mandoline.
Dans le flow de l’ambiance, on se fond dans la masse. Tout naturellement, les groupes se forment. Il y a comme un vent qui nous rassemble par affinité. On se sépare, Marc et moi. Je rejoins une assemblée qui semble sympa. Il y a quelqu’un qui mène la conversation. Il est assez détendu. Il parle d’un projet d’investissement immobilier. Les images sont si claires dans sa tête. De nous tous ici, je suis le seul à être d’accord avec ce qu’il dit. Je le soutiens. On parle de comment c’est génial de se lancer enfin et de devenir entrepreneur. Je pense qu’il souhaite acheter un immeuble de rapport en France, et vivre des rentes. Quelle n’est pas ma surprise lorsque je comprends enfin ce qu’il est en train de nous dire. Depuis le début, je suis donc à côté de la plaque.
Le monsieur en face de moi ne comprend pas pourquoi je suis devenu tout à coup réfractaire. Je lui dis que je n’avais pas compris qu’il souhaite construire un building au Congo-Brazzaville, dans la capitale économique, à Pointe-Noire. Il écarquille les yeux, les autres aussi. Peut-être qu’ils me prennent pour un facho, ou bien pour ce genre de Noir qui n’aime pas les Noirs. J’explique que maintenant que j’ai compris la situation du projet, je trouve qu’il n’est pas viable. Il me demande : « quel est ton diplôme en économie ? ». À mon tour d’écarquiller les yeux. Les autres viennent à ma rescousse. Il y a quelqu’un qui dit que j’écris dans la presse, et qu’on lui a même dit que je suis écrivain. Je deviens tout à coup intéressant. C’est vraiment très bizarre. On change de sujet. On parle du charisme de Donald Trump, et de « Sleepy Joe ». Je décide de m’en aller. Je m’en éloigne.
Tranquillement assis dans un couloir, je m’abreuve. Le monsieur du projet revient vers moi. Il tient à s’excuser. Par son regard, il me demande de mieux m’expliquer. Je lui dis gentiment que je ne comprends pas pourquoi il veut aller s’embourber en Afrique, dans cette sorte d’économie volatile. Je sors un speech comme quoi investir en France est bien plus simple, sécurisant et rentable. Il me répond : « Why Not Africa ? ». Je lui demande ce qu’il veut faire avec ce building. Il me dit que c’est pour le louer aux touristes ? Je dis : « combien de touristes visitent ce pays ? ». Il me regarde bizarrement, un peu comme si je viens de commettre un affront. Pour calmer le jeu, je reformule. Je lui demande s’il n’y a pas assez de structures de ce genre là-bas. Il me répond toujours dans le même sens. Il insiste sur le haut standing. « Et pourquoi pas un hôtel ? », dis-je. Il dit qu’il préfère un endroit où le client a son espace pour cuisiner. Je lui demande si les touristes ont le temps de cuisiner, et de visiter en même temps. Je continue en disant qu’il fait vraiment chaud en Afrique. Cette fois-ci, il ne comprend rien à ce que je lui dis. Il me regarde bizarrement, mais vraiment drôlement, ça se voit qu’il me prend pour un idiot, et se demande même comment je fais pour écrire dans la presse et publier des livres. Il répond gaillardement qu’il fait chaud partout dans le monde lorsque vient l’été. Qu’il prendra les mesures adéquates, c’est-à-dire installera de gros climatiseurs dans tous les appartements. « Et la facture de ces climatiseurs, et la facture de l’électricité, penses-tu vraiment récupérer ta mise ? », dis-je.
Je lui raconte l’histoire de la ville de Bamenda, au nord-ouest du Cameroun, de Fo, l’un de mes plus proches amis. Je lui dis comment ce vaillant homme a emprunté une grosse somme d’argent aux banques, et auprès de ses amis pour construire un immeuble au centre-ville, non loin de Commercial Avenue. J’explique comment un beau jour le despote de Yaoundé s’est lancé dans une spirale génocidaire. Résultat des courses, cet ami est aujourd’hui criblé de dettes, alors qu’il vivait aisément, et employait du monde. Pour sauver sa tête, il a dû fuir, avec femme et enfants, pour devenir réfugié politique aux États-Unis… Le monsieur m’écoute avec attention. À la fin, il me dit que mon histoire est au Cameroun. Que ce n’est pas au Congo. Qu’au Congo, tout va bien.
Il y a quelqu’un qui exécute furtivement quelques pas de ballet sur Si Dieu existe, du chanteur canadien Claude Dubois. Jusqu’ici, tout va bien. Il est rejoint par deux ou trois personnes, dont une fille, la scène devient carrément vaudeville lorsqu’ils se mettent à une sorte de strip-tease. Le blasphème oui, mais fait comme ça, non. Je m’éloigne de tout cela et je vais voir Marc. Ils sont en pleine discussion sur les marchés financiers, les placements. Il y a quelqu’un qui se confie en disant qu’il a déjà gagné plus de deux cent mille euros en moins d’un mois sur une plateforme de bourse en ligne, qu’il a ensuite tout perdu en deux jours et a frôlé un AVC. On lui reproche d’être resté après avoir conquis une telle somme. On le traite d’amateur. Ça rit un peu trop. Ça boit beaucoup. Quelqu’un dit qu’il faut savoir miser et s’arrêter à temps, que c’est un peu comme au poker. Un autre s’offusque, il dit que c’est de l’arnaque. Qu’il ne faut jamais se lancer dans le traiding. Que c’est comme jouer à la sorcière. Chacun a un avis très tranché sur la question. On finit par se chamailler, et on se sépare.
Je tombe sur Bérangère, une connaissance de mes années à Angoulême, nous avons quelques amis en commun. C’est une ancienne fonctionnaire des Nations unies qui s’est convertie dans le tourisme. On est dans des clans différents. On se fait des signes de la main, vite fait, et continuons à suivre ceux qui spontanément mènent la conversation dans nos cercles. Ensuite, elle vient jusqu’à moi, on se salue correctement. On se retire un petit peu des autres. On parle longuement de la Charente, de nos vis de là-bas, des anecdotes croustillantes. Notre première radio communautaire. Une sorte d’ascension. À cœur ouvert, on avait parlé du monde. J’en avais gardé de beaux souvenirs, et je continuais à diffuser de temps à autre le podcast. Elle m’avoue que ce n’est pas son cas, ce n’était pas si bien que ça. Qu’elle en avait énormément souffert. Qu’elle s’était même retrouvée entre deux mondes, ce qu’on appelle le déjeuner des barricades.
Elle explique qu’après la diffusion de l’émission, elle avait reçu sur les réseaux sociaux un tas de messages contrariés des gens qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais vus, mais qui pourtant tenaient à l’expliquer comment elle était grosse et laide, et voulaient absolument refaire son portrait à coup de gifle. C’est ahurissant. Ça se voit que je suis désolé. Je lui demande si elle va mieux maintenant. Elle hoche la tête, sourit, et me dit que tout va merveilleusement bien. Que c’est de l’histoire ancienne. Je m’excuse tout de même d’avoir loupé cet épisode de sa vie. Le silence s’installe, prémices d’une ivresse absolue. Bérangère ouvre le bal en ingurgitant un shot d’une boisson mexicaine. Je fais de même. S’ensuit un autre. Encore, et encore…
L’aube est imminente. Certaines personnes sont venues chercher les leurs. On nous propose de dormir sur place. On n’a pas vu le temps passé. Tout bouge autour de moi. Marc n’est pas non plus en état de marcher, encore moins de conduire. Il décide d’envoyer un message à sa compagne pour qu’elle vienne nous récupérer. Il écrit un gribouillis, il se trompe de destinataire, et il envoie. Puis on patiente, à n’en plus finir. Il y a quelqu’un qui dit qu’il doit faire sortir son chien, qu’il est impératif pour lui de rentrer. Que sa femme n’aime pas les chiens, et qu’elle ne le fera pas. Il le dit en s’endormant. Il dort comme un nouveau-né, profondément. On décide de ne pas le déranger. Il y a Steve aussi qui veut rentrer. On l’accompagne jusqu’au taxi, en bas, au pied de l’immeuble, mais finalement, il n’ira nulle part, il a tout simplement oublié l’adresse de sa maison, c’est complètement loufoque, on l’aide à remonter dans l’appartement, et on l’installe dans un endroit pour qu’il puisse aussi se reposer correctement.
Marc trouve que ce n’est pas digne cette manière dont les Ashkénazes ont de traiter les séfarades et les Mizrahim. Il dit qu’il aime Téhéran, mais vraiment énormément, mais qu’il n’ira jamais en Iran parce qu’il souhaite continuer à aller aux États-Unis. En vérité, on n’est pas dans un état où l’on peut philosopher, en ce moment, on ne comprend rien de ce qu’il nous dit, il suffit de regarder à quoi ressemblent nos têtes. On peut même voir nos dents, tellement nous ne savons plus réellement contrôler nos émotions.
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