Clair, simple et précis
Nicolas Sarkozy vient de mettre en route la privatisation de GDF pour juillet.
En 2004, Nicolas Sarkozy, ministre des Finances, fait voter une loi autorisant l’Etat à descendre jusqu’à 70 % de participation dans GDF. Interviewé sur TF1 le 08/04/04, il déclare : "Je vais prendre des engagements très clairs. Il n’y aura pas de privatisation d’EDF ou de Gaz de France. C’est clair, c’est simple et c’est précis." Le 27/05/04, il déclare au Sénat : "Il n’y aura pas de privatisation d’EDF ni de GDF, et ce pour une raison simple : EDF et GDF ne sont pas des entreprises comme les autres." Pourtant, en décembre 2006, en tant que président du parti politique majoritaire UMP, il demande aux députés de voter la loi autorisant la privatisation de GDF initiée par le gouvernement Villepin, et l’obtient. Il déclare néanmoins ne pas être favorable à cette privatisation. On peut s’attendre à ce qu’une fois élu président de la République, il reconsidère tranquillement le sujet.
Une presse peu investigatrice pratique depuis quelques années l’acharnement exégétique sur la moindre de ses déclarations vaporeuses ("je veux, je veux"), mais s’intéresse peu à ses actes et décisions majeurs. Elle n’a presque pas parlé du fait que le TCE2 ait été voté par le Parlement après avoir été rejeté par les citoyens. Elle n’a presque pas mentionné le fait que M Sarkozy a entériné la semaine dernière la privatisation de GDF.
Cette privatisation est-elle inéluctable ?
Un schéma de fusion entre GDF et Suez a été voté la semaine dernière par les conseils d’administration de GDF et Suez. Il doit être soumis aux assemblées générales d’actionnaires mi-juillet. Il est prévu que l’Etat garde une minorité de blocage de 35,6 %. Dans le cas de GDF, qui appartient encore en majorité à l’Etat, le schéma n’a pu être voté qu’avec l’accord du gouvernement, et l’on ne voit pas bien ce qui pourrait le faire changer d’avis dans la torpeur de l’été. Il est strictement impossible que ce vote ait eu lieu sans l’aval du président de la République. Il reste une possibilité de rejet par les actionnaires de Suez, mais les principaux sont représentés au conseil d’administration, et ils ont semblé y trouver leur compte. Un rejet en AG est peu probable. Il en ressort que Nicolas Sarkozy vient bien de décider la privatisation de GDF pour juillet. Si elle ne se fait pas, c’est contre sa décision. Cette décision, qui constitue l’une des plus importantes du quinquennat, a juste fait l’objet de 20 lignes laudatives dans "le monde".
Pourquoi privatiser ?
Un certain nombre de raisons ont pu être avancées qui ne résistent pas à l’examen.
S’agirait-il de respecter une contrainte européenne ? L’UE demande de "libéraliser" le marché, pas de privatiser. En plus, ça ne va vraiment pas dans le sens de l’UE, dans la mesure où celle-ci cherchait ces derniers temps à faire séparer et nationaliser les réseaux de distribution pour garantir l’accès équitable de tous les producteurs. Un compromis vient d’être trouvé, l’UE acceptant que la France et l’Allemagne gardent des réseaux de distribution intégrés, à condition qu’il y ait une certaine transparence comptable. Le fait de privatiser le réseau ne va certes pas aider à l’application de ce compromis. Il aurait été plus logique de ne privatiser que la production.
S’agirait-il de protéger GDF contre une OPA hostile ? Pour un groupe majoritairement détenu par un Etat, ce serait rigolo. De protéger Suez contre une OPA comme celle qu’ENEL a envisagée en 2006 ? Pourquoi faire ? Suez est un groupe privé coté, qui s’achète et se vend. Il n’a plus grand-chose de particulièrement français. Ce protectionnisme actionnarial est contraire aux règles européennes. Pourquoi ne pas l’avoir utilisé pour Arcelor, Péchiney, Alcatel... ? Il est vrai que M. Sarkozy se vante souvent d’avoir "sauvé" Alstom, en l’achetant puis le revendant à son ami Martin Bouygues. Mais qui y a fait la meilleure affaire ?
S’agirait-il de faire faire une bonne affaire au contribuable français ? Nous reviendrons plus loin sur la valorisation de GDF et montrerons que ce n’est pas le cas. Mais quand bien même, pourquoi alors passer par une fusion amicale et pas une mise aux enchères normale ? Un interventionnisme brutal plutôt que le marché ?
S’agit-il de libéraliser le secteur et promouvoir la concurrence ? Ce serait, comme le dit habituellement M. Sarkozy, "bien extraordinaire" d’augmenter la concurrence en diminuant le nombre d’acteurs. Et nous verrons plus loin que ce marché est peu concurrentiel et que les récipiendaires s’y entendent déjà très bien. Cela crée en fait toutes les conditions d’un oligopole.
Une fois que l’on a évacué les raisons rationnelles, il ne reste plus qu’une hypothèse, hélas bien habituelle : il s’agit tout simplement d’un petit cadeau aux copains pour renvoyer l’ascenseur d’un fidèle soutien, consistant entre autres en un comportement déférent de la presse. Cette pratique de "copains et coquins" n’est hélas pas récente sous la Ve République, et le PS s’y est aussi illustré, par exemple quand DSK a donné au sens propre Aérospatiale à Lagardère. Constatons à tout le moins qu’il n’y a pas rupture sur ce point.
A qui profitera le crime ?
Le premier actionnaire de Suez est la holding belge Bruxelles-Lambert, contrôlée en majorité par la holding suisse Pargesa, elle-même contrôlée en majorité par la holding belge Parjointco, qui appartient en parts égales à Power Corp et Frères-Bourgeois. Quelle coïncidence, Bruxelles-Lambert est également le premier actionnaire de Total, et des amis contrôlent Poweo. D’ailleurs, le conflit d’intérêt ne gêne pas grand monde dans ce milieu, puisqu’un administrateur de Pargesa a racheté à Bouygues la SAUR, concurrent de Suez dans le domaine de l’eau, avant de la refourguer quelques années plus tard à l’Etat à travers la Caisse des Dépôts. La même Caisse des Dépôts que notre collègue Daniel Riot accuse d’avoir fait quelques traitements de faveur à Bruxelles-Lambert. Précisons ce paysage.
Power Corp appartient à Paul Desmarais, ami personnel canadien de Nicolas Sarkozy, qui a été en vacances chez lui. Au conseil d’administration de Power Corp, on trouve Laurent Dassault, frère et fils de député et sénateur UMP, à eux tous propriétaires du groupe Dassault. On y trouve aussi Amaury de Sèze, administrateur du groupe Dassault, mais également de Pargesa et Bruxelles-Lambert, et dirigeant le fonds d’investissement PAI Partners, qui avait racheté la SAUR, et dans lequel Bruxelles-Lambert a investi.
Frères-Bourgeois appartient au citoyen belge Albert Frère, ami et associé en affaires de Bernard Arnault. En effet, ils ont un fonds d’investissement commun, et Albert Frère est le deuxième actionnaire de Groupe Arnault SAS, la holding familiale, après la famille. Albert Frère est d’ailleurs administrateur de LVMH, le fleuron du groupe Arnault.
Bernard Arnault, homme le plus riche de France, est, nul ne l’ignore, un autre ami de M. Sarkozy. Le directeur général de Groupe Arnault est Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet de M. Balladur, et donc collègue de M. Sarkozy. M. Arnault vient de propulser également M. Bazire au conseil d’administration de Carrefour, deuxième distributeur mondial, dont il vient de devenir le premier coactionnaire à travers Blue Capital, et dont le conseil sera présidé par... M. de Sèze. Et, quelle chance, M. Arnault est actionnaire de Gravitation qui possède 12 % de Poweo.
On sent bien qu’il va s’installer sur le marché du gaz une concurrence féroce...
Combien vaut GDF ?
Quand l’Etat vend une rente, il perd la moitié de sa valeur pour une raison un peu technique : il l’évalue au "taux Lebègue" de 4 % soit un P/E de 24, alors qu’un marché d’actions achète plutôt à un P/E de 14. Mais ceci est ici un simple détail au regard du reste.
Une société vaut ses bénéfices futurs, ie. son prix de vente moins son prix de revient comme on disait à l’époque de Jules Ferry.
Pour ce qui est du prix de revient, il n’est pas improbable que les plus ou moins grandes facilités d’approvisionnement auprès des pays producteurs puissent être modifiées par des caractéristiques particulières de la politique étrangère du pays. Cela signifie-t-il que le pays vient de se priver de la possibilité de contribuer à négocier ses approvisionnements stratégiques, ou bien qu’il vient de la mettre au service d’intérêts privés, comme pour Total au service duquel quelques-uns de nos soldats font le pied de grue dans des contrées plus ensoleillées ?
Pour ce qui est du prix de vente, malgré la libéralisation virtuelle du marché, il est dans 99,9 % des cas le "tarif régulé" fixé par l’Etat, les Français n’ayant jusqu’ici pas débordé d’enthousiasme pour la possibilité de payer leur gaz plus cher. Comment évoluera ce tarif à l’avenir ? Là est la question qui fonde toute évaluation de valeur de GDF. Plus GDF vaudra cher, moins les Français auront de "pouvoir d’achat".
Pour 2008, GDF avait demandé une augmentation très significative. Elle a été refusée, le gouvernement ayant retenu une augmentation plus "modeste" qui permettait d’obtenir une quasi-parité avec Suez, évitant à l’Etat de débourser des sous pour la fusion.
Mais ces tarifs régulés n’ont jamais été reconnus par l’UE : ils sont au mieux tolérés à titre transitoire. "Il est quand même extraordinaire" d’imaginer que l’on puisse faire fonctionner un marché avec des prix fixés par l’Etat. L’UE fera donc pression pour qu’ils soient abandonnés. Même sans l’UE, l’augmentation brutale du prix de marché spot des hydrocarbures tombe très bien pour noyer le poisson. Après juillet 2008, il y aura des tas de relèvements de tarifs "justifiés par la conjoncture", jusqu’à ce que l’on ait enfin créé un "vrai marché", c’est-à-dire un oligopole qui maximise ses revenus selon la solvabilité de ses clients, enfin de certains. Il y aura, comme pour l’oligopole des téléphones portables, une jungle de tarifs selon que vous préférez faire cuire la soupe à prix élevé ou entre 2 et 3 heures du matin avec deux SMS gratuits.
Sans tarifs régulés, la valeur de GDF peut être 3 ou 30 fois son estimation actuelle.
L’Etat disposant d’une minorité de blocage, ne pourra-t-il pas s’opposer à une augmentation excessive de tarifs ? La réponse est non. Il pourrait même être attaqué pour comportement contraire à l’intérêt de l’entreprise. Et puis il sera difficile de ne pas éclater de rire si M. Sarkozy, qui a dit en 2004 "l’Etat ne descendra jamais en dessous de 70 %", dit demain "l’Etat ne descendra jamais en dessous de 30 %".
Et ne prenons pas non plus les actionnaires de Suez pour des imbéciles. Personne de sensé n’achèterait une entreprise dont les prix de vente sont fixés arbitrairement par un Etat sur des critères politiques. Ils ont donc nécessairement reçu des assurances de M. Sarkozy pour les quatre ans à venir, leur garantissant la possibilité d’augmenter les prix de manière "raisonnable".
Moralité
Il n’y a pas de morale dans cette histoire, mais on peut en tirer quelques enseignements.
Au-delà de ses grands discours, M Sarkozy vient, pour ce qui est des affaires réelles, de se montrer le digne continuateur de ses prédécesseurs avec un peu plus de cynisme, et vient de fusiller des intérêts stratégiques nationaux majeurs auxquels aucun d’eux n’avait encore osé toucher. On peut légitimement se demander où se trouve la limite de l’emprise du pouvoir économique sur le pouvoir politique et s’il reste à l’exécutif les degrés de liberté pour afficher un minimum de décence. On peut avoir envie de rapprocher cela du fait que tous les gens cités ci-dessus sont fortement investis dans les médias, et que ces derniers ont un rôle dans l’éclosion et la survie politique.
Et on doit hélas constater que la parole du président de la République française ne vaut rien : c’est clair, simple et précis.
Crédit photo : m6info.fr
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