Claudine, une malade à Lourdes
La réponse est pourtant simple : les malades.
Il faut interpréter les malades dans le sens le plus large possible, car tous les types de malades se côtoient et sont présents :
les handicapés, physiques et mentaux bien sûr,
les accidentés de naissance, qui ont toujours été comme ils sont,
les accidentés de la vie, que l’on peut tous devenir en un instant, les usés de la vie, nos anciens qui savent bien que leurs petits ou gros bobos ne feront qu’empirer, les "vrais" malades, ceux qui souffrent dans la vie de tous les jours,les grands malades, qui n’ont plus aucune chance, qui sont en partance, etc, etc...
Bref, toute personne vivant dans la souffrance et/ou le handicap et qui a besoin de quelqu’un d’autre pour l’aider à vivre.
La première fois que je suis allé à Lourdes avec les malades, c’était par hasard pour accompagner ma grand-mère.
Elle était très pratiquante et y allait tous les ans, mais cette fois, ne se sentant pas très bien, elle a voulu prendre le train spécial des malades.
Malheureusement ce voyage ne lui a pas convenu et elle n’est jamais revenue.Elle était trop indépendante et peut être pas assez souffrante pour accepter toutes les contraintes d’organisation de ce type de pèlerinage.
Par contre, en ce qui me concerne, j’ai fait une expérience inoubliable qui continue encore aujourd’hui.
Au départ, je voyais mon geste comme une aide à mon prochain, comme la charité que j’avais apprise en religion ou encore de la saine morale chrétienne.
J’étais le généreux bien portant qui aidait ceux qui en avaient besoin, je me constituais en quelque sorte un capital de bonnes actions pour le jugement dernier. Au moment du règlement de compte final, je ne serai pas désemparé avec mes crédits de bonnes actions.
Oui mais voila, dans le monde des malades ou du handicap, l’orgueil et la prétention n’ont pas leurs places et mon ego en a pris un sacré coup.
Au fil du temps ,chaque malade vous révèle un peu plus.
Chaque rencontre casse un morceau de la carapace dans laquelle vous êtes enfermé. Bien sûr, c’est notre expérience, notre mode de vie qui nous a commandé cette carapace : la société elle même nous endurcit, nous apprend très vite que d’exposer trop ses sentiments peut vous fragiliser, vous faire souffrir. Au fil du temps ,vous vous créez une coquille plus ou moins douillette, une zone de sécurité ou les autres n’ont pas à venir.
Tandis que le malade, lui, ne cache pas ses sentiments, il est sincère dans ses expressions et dans ses contacts avec les autres.
L’épreuve, la maladie, la souffrance lui permettent de trier l’essentiel du superflu avec beaucoup plus de facilité. Il va droit au but, pas de formule de politesse, pas de langue de bois.
Et un jour, un malade vous fait découvrir la raison de l’insistance avec laquelle tous les hospitaliers reviennent inlassablement à Lourdes pour chercher la chose que je n’arrivais pas à définir, à trouver.
En ce qui me concerne, cette malade s’appelle Claudine, c’est une handicapée physique qui passe ses journées dans un fauteuil. On se connaissait déjà depuis un moment et on était devenu bons amis tout naturellement.
Pour vous la décrire rapidement, c’est assez simple : vous imaginez le géant vert de la célèbre pub pour des légumes en boite que l’on voyait un moment à la télé, et qui chante :"OH OH OH" Vous imaginez ce géant vert en train de mâchouiller un chewing-gum .Vous imaginez encore ce géant vert qui crache son chewing gum : "OH OH OH" . Eh bien , vous ramassez le chewing gum, vous le collez sur un fauteuil, vous l’attachez pour ne plus le perdre ; c’est Claudine.
A Lourdes, durant la journée, le travail essentiel des hospitaliers est d’emmener les malades aux endroits où il y a des célébrations, ensuite de les ramener, soit au réfectoire, soit dans leurs chambres, soit vers d’autres activités pour de nouveau, l’après midi, repartir vers d’autres célébrations, etc...
Et justement ce jour-là, je dois emmener Claudine à l’église. On bavarde tranquillement sous les arbres en regardant les autres malades qui s’en vont les uns après les autres. Et à ce moment précis, Claudine me dit en riant : "Il fait si chaud, je me laverais bien les cheveux".
Et nous voila parti en sens inverse. On passe prendre le shampoing dans la chambre, on va jusqu’à la baignoire au fond du couloir, je bascule le fauteuil en arrière en posant les poignées sur le rebord, j’ajuste le petit cirée autour du cou pour ne pas mouiller les habits et je lui fais son shampoing comme au salon de coiffure.
Comme ce petit détour nous a pris un bon petit moment, nous arrivons donc à la célébration bien en retard. En principe , tous les fauteuils roulants sont placés au premier rang sur une aire qui leurs est réservée, mais pour ne pas perturber la cérémonie, je décide de placer Claudine à l’arrière, dans l’allée, un peu à l’écart de la foule, en serrant le fauteuil au maximum contre les bancs pour ne pas gêner le passage. Et je me mets assis, juste à côté d’elle.
Nous écoutons tous les deux les paroles du prêtre et des intervenants. Puis voici que commence un chant :
"Le seigneur fait pour moi des merveilles ..."
Claudine se met à chanter à son tour et reprend avec la chorale :
"Le seigneur fait pour moi des merveilles ..."
Stupéfait , je me tourne légèrement pour la regarder, comme si je voulais être bien sûr de voir ses lèvres bouger. Mais comment peut-elle chanter ces paroles ?
"Le seigneur fait pour moi des merveilles ..."
C’est impossible, je n’arrive pas à comprendre. Cela dépasse ma raison . Comment peut-elle voir des merveilles avec l’injustice qu’elle subit depuis sa naissance du fait de son handicap ? Quelles sont ces merveilles que le seigneur a fait pour elle ? Je ne les vois pas.
Je l’observe toujours et je l’interpelle en silence :
« Moi, je pourrais chanter ce refrain : Oui, pour moi, le seigneur fait des merveilles. Regarde comment je suis en bonne santé ! J’ai reçu un corps extraordinaire avec lequel je peux faire mille choses si j’en ai l’envie : Grimper les sommets, courir les forêts, danser le rock, nager dans les océans. Tout m’est permis, il n’y a pas de limite . Oh oui , je pourrais chanter ce refrain »
Mais bien sûr ,elle ne m’entend pas et continue à chanter, juste à côté de moi :
"Le seigneur fait pour moi des merveilles..."
Et je ne comprend toujours pas. Quelque chose cloche, Je l’interpelle à nouveau en silence :
« Oui, pour moi, le seigneur fait des merveilles, J’ai pu grimper les flans et sentir l’haleine des volcans. J’ai pu m’étendre sur les plages blanches brûlées de soleil. J’ai pu contempler les tempêtes aux vagues majestueuses et fracassantes. Oh oui, j’ai vu toutes ces merveilles et il m’en reste beaucoup à voir ! Alors que toi, j’en suis désolé, Claudine, mais tu ne pourras pas »
Et Claudine reprend encore ce chant qui me révolte :
"Le seigneur fait pour moi des merveilles ..."
Et toujours en silence, à quelques centimètres d’elle, je l’interpelle à nouveau :
« Si le seigneur fait tant de merveilles pour toi, Claudine : Montre les moi ! Où sont-elles ? »
Mais, bien sûr, elle ne m’entend toujours pas et continue de chanter encore et encore :
"Le seigneur fait pour moi des merveilles ..."
Et là, tout à coup, je comprend enfin l’évidence qui m’échappait depuis tant d’années, je finis par découvrir l’essentiel, je trouve enfin la merveille à côté de laquelle je suis passé tant de fois sans la voir : Claudine , les malades.
Pourquoi partir à l’autre bout de la terre chercher une montagne de pierre et de feu, tandis que là, juste à côté, se trouve une montagne de courage. Pourquoi courir à l’autre bout des océans contempler des plages de sable blanc, alors qu’à côté de moi, dans son fauteuil, des vagues incessantes de bonne humeur viennent et reviennent. Tout ce qu’il y a de plus beau sur cette planète est là dans un fauteuil. L’humilité, la patience, la modestie, la gentillesse, la sincérité. Sur tous ces mots je peux mettre un nom, tous ces mots veulent dire quelque chose, ils ne sont pas vides de sens ou galvaudés. Non , ces mots sont la réalité de ces malades, c’est la richesse incroyable qu’ils possèdent et qu’ils distribuent généreusement à ceux qui veulent bien les recevoir pendant ces quelques jours à Lourdes. Il suffit seulement de venir, d’ouvrir les yeux de son cœur, d’être disponible et de s’immerger dans la vie simple de quelqu’un d’autre.
Bien sûr, un valide et un malade sont des personnes comme tout le monde et ce n’est pas toujours simple à gérer au quotidien. Ni l’un ni l’autre ne sont parfaits, même à Lourdes. Dans un sens comme dans l’autre, il existe quelquefois des accrocs, il faut parfois remettre les choses à plat, repartir sur de bonnes bases mais toujours dans le sens d’être proches, disponibles, ouverts et surtout, de le faire avec sincérité. Alors, à partir de là, un véritable échange se forme, une véritable rencontre se produit et apportent autant au malade qu’à l’accompagnant, grandissant autant l’un que l’autre, enrichissant autant l’un que l’autre.
Et du haut de mon ignorance, de mes certitudes, de ma vanité, de mon orgueil il m’a fallu plus de 15 ans pour découvrir toutes ces merveilles, tout ce courage, toute cette humilité, toute cette humanité.
Le chant est maintenant fini et voila que la célébration se termine aussi. Je me lève en silence, je lâche les freins du fauteuil mécanique et nous sortons doucement au milieu de la foule qui marmonne et se dandine.
Dehors, c’est une magnifique journée d’été et le soleil nous inonde de sa chaleur implacable. Comme il nous reste du temps avant le repas du soir, avec Claudine et quelques autres, nous décidons de quitter le groupe et de faire une petite promenade rafraîchissante le long du gave, à l’ombre des grands arbres . Et je n’ai jamais parlé de ma découverte, ni à Claudine, ni à d’autres jusqu’à aujourd’hui. Mais tous les ans, je reviens à Lourdes faire ce voyage au milieu de toutes ces merveilles.
« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry.
Laurent , le 29 décembre 2009
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