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Clemenceau par Michel Winock

Pour le centenaire de l’année 1917, les éditions Perrin ont publié en fin d’année dernière une magistrale biographie de Georges Clemenceau écrite par Michel Winock. Celle-ci était initialement parue en 2007. Elle a été revue, actualisée et augmentée pour cette édition de luxe, reliée et enrichie d'un cahier iconographique fort utile et très intéressant. 

 

Michel Winock est professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Fièvre hexagonale, Les grandes crises politiques 1871-1968, Le Siècle des intellectuels, ainsi que de plusieurs biographies remarquées : Pierre Mendès France, Mme de Staël, Flaubert et François Mitterrand. Winock, dans ce livre dense de 584 pages, revient sur le parcours de Clemenceau qui fut selon lui, le porte-drapeau de la gauche républicaine : « Le nom de Georges Clemenceau doit aussi être associé à celui de la République, dont il a été l’un des soutiens les plus ardents. Charles de Gaulle fut un républicain de raison : parce que la République était le régime voulu par les Français. Georges Clemenceau fut un républicain de naissance et de conviction. » Winock délivre plusieurs anecdotes savoureuses sur Clemenceau et présente ses nombreux atouts. Toutefois, il ne tombe jamais dans l’hagiographie. Effectivement, Winock s’arrête sur les travers de son sujet d’étude : agressivité, brutalité, procédés tortueux voire despotisme, non pour l’accabler mais avec l’objectif de nous offrir une vision complète de Clemenceau. Nous pouvons écrire sans flagornerie aucune, qu’il a atteint son objectif. 

 

Etudier la vie, le parcours, l’oeuvre politique et intellectuelle de Clemenceau, revient en réalité à se poser la question de savoir qui il fut réellement : « Clemenceau est l’homme aux quatre têtes, tour à tour ou tout à la fois le Tigre, le dreyfusard, le premier flic de France, le Père de la Victoire  ». Revenons quelques instants sur cette appellation de Tigre : « Le Tigre est le surnom que son ami Emile Buré lui donne en 1903 et qui fut repris par tout le monde : il s’applique rétrospectivement bien au tombeur de ministères, au député implacable dont les discours griffent ». 

 

Il y a une formule, parmi d’autres, de Winock qui a retenu notre attention. Elle explique l’idée suivante : l’événement a créé Clemenceau. L’auteur écrit : « Georges est né le 28 septembre 1841 à Mouilleron-en-Pareds en Vendée, Clemenceau, à Paris en 1870, quand les Prussiens assiégeait la capitale. » Effectivement, sans cette guerre perdue par Napoléon III, puis le siège de Paris, la Commune, qu’aurait-il mené comme vie ? Sûrement une carrière de médecin, étant donné que ses idées politiques - principalement républicaine et anti-cléricale - ne lui auraient point permis d’émerger sous le règne du dernier napoléonide. 

 

Prenons le temps de nous arrêter sur les origines sociales et politiques de Georges Clemenceau : « Ce n’était pas si fréquent dans la Vendée catholique et royale. A tout le moins dans la paysannerie et dans l’aristocratie, piétaille et chef des Blancs. Dans la bourgeoisie il en allait autrement : les Bleus y abondaient. Or les Clemenceau étaient des bourgeois, de l’espèce éclairée : une lignée de médecins.  » L’auteur remonte l’arbre généalogique, et nous apprenons que « son arrière-grand-père, Pierre-Paul, fut nommé médecin des Armées de l’Ouest sous la Révolution, avant d’être sous-préfet de Montaigu, et enfin, en 1805, membre du Corps législatif ». Il est on ne peut plus clair que dans la famille Clemenceau, politique et médecine font bon ménage. Précisons aussi qu’un buste de Maximilien Robespierre trônait sur la cheminée. Cela a du le marquer profondément, lui qui plus tard écrira : « Tous ces empereurs, roi, archiducs et princes sont grands, sublimes, généreux et superbes. Leurs princesses sont tout ce qu’il vous plaira ; mais je les hais d’une haine sans merci comme on haïssait autrefois en 1793, alors qu’on appelait cet imbécile de Louis XVI l’exécrable tyran. Entre nous et ces gens-là, il y a une guerre à mort. »

 

George Clemenceau est le deuxième d’une famille de six enfants. Son père était aussi médecin et avait participé aux Trois Glorieuses en 1830, à peine débarqué à Paris après trois semaines de marche. Benjamin Clemenceau, son père, applaudit des deux mains à la révolution de 1848, mais déchante devant la tournure prise par les événements. Louis-Napoléon n’entendait pas continuer la République, et il restaura l’Empire. Benjamin Clemenceau fut emprisonné, suite au coup d’Etat manqué d’Orsini sur Napoléon III, en vertu de la loi de sûreté générale. Détail amusant et révélateur de l’état d’esprit familial, quand il rend visite à son père en prison et lui annonce fièrement : « Je te vengerai », ce à quoi le père répond : « Si tu veux me venger, travaille ». Effectivement, Georges Clemenceau travaillera dur et longtemps, mais ne mènera pas une longue et belle carrière médicale comme son père l’espérait alors…

 

Selon l’auteur : « Clemenceau est aussi la France. Parisien de Vendée, Vendéen de gauche, homme de gauche détesté par la gauche, athée communiant dans la religion de la République, politicien qui aime les livres et en écrit, frère et admirateur de Claude Monnet qu’il sait pousser jusqu’à la limite de son art ». Il poursuit son analyse : « il ne cesse d’étonner l’historien qui le suit dans les méandres de sa vie pleine, contradictoire, heurtée, traversée d’échecs et promise à la gloire  ». L’auteur précise également les idées politiques de Clemenceau : « On ne peut nier qu’il fut un nationaliste. Son nationalisme, cependant, n’avait rien de commun avec celui qui, de son temps, enfiévrait ceux qui se délectaient de ce mot-là et faisaient de leur patrie un territoire interdit aux autres peuples. Purement républicain, son nationalisme ne s’est jamais conçu comme une fermeture aux autres, un rejet de l’étranger, une passion obsidionale d’une identité menacée. Sa haine du racisme, de l’antisémitisme, de la xénophobie, allait de pair avec cette fierté, illusoire ou non, d’appartenir à un grand peuple, celui qui avait allumé pour le monde entier la torche de la liberté ». Clemenceau était littéralement un enfant de 1789 et surtout un héritier de 1793.

 

Au cours de sa longue carrière, Clemenceau eut des amitiés particulières dont certaines peuvent surprendre : « On peut s’étonner de cette amitié et de cette admiration, car Blanqui illustra l’échec permanent de la politique insurrectionnel, opposée à la République démocratique du suffrage universel. » De même, toute sa vie il fut un anti-clérical et ne cessa jamais d’attaquer le catholicisme : « L’Eglise a constitué et constitue encore un parti politique ; elle ne peut se résigner à entrer dans la société civile au même titre que d’autres cultes et à y jouer simplement le rôle d’une association parmi d’autres associations ». Avant d’entamer sa grande carrière politique, il se cherche et ne désire pas vraiment devenir médecin comme son paternel. Il se brouille avec son père, au sujet de son avenir. Ce dernier, malgré tout continue de lui envoyer des subsides. Georges veut voir du pays. Il part en Angleterre, puis s’embarque pour les Etats-Unis d’Amérique qui vivent les dernières heures de la Guerre Civile (1). Il y fréquente plusieurs femmes, et l’une deviendra sienne. Cependant ce mariage ne sera pas heureux. Pour gagner sa vie outre-atlantique, il devient journaliste. Il donne également des cours de français et d’équitation. Son voyage au pays de Washington lui fait découvrir la démocratie américaine. Il est fasciné par la procédure d’impeachment (2). A la suite à ce séjour qui lui laisse une passion durable pour la philosophie et la littérature anglo-saxonnes, il maîtrise parfaitement l’anglais, chose rare pour un français de l’époque. D’une manière générale, nous sommes toujours étonnés de constater cette fascination qu’éprouvent les penseurs, les hommes politiques (souvent classés à gauche), les révolutionnaires et autres libéraux français pour les institutions anglo-saxonnes.

 

Le premier événement historique auquel prend part Clemenceau est la Commune de Paris. Winock précise : « Pendant ces semaines tragiques, Clemenceau, dans sa mairie de Montmartre, mit toute son énergie à éviter la guerre civile. » Il n’était pas à proprement parler un communard, mais il regrettait amèrement l’emploi de la force armée, pour régler ce problème éminemment complexe et lourd de conséquences. Winock rappelle : « Il y a donc bien trois camps en présence : Versailles, les insurgés de Paris et le mouvement républicain de province auquel s’est jointe la Ligue républicaine des droits de Paris qu’on peut appeler le parti des conciliateurs. » Clemenceau est à ranger dans cette troisième catégorie, alors que par la suite il ne sera plus jamais considéré politiquement comme un conciliant ou un diplomate. 

 

Nous le suivons pas à pas dans son ascension politique, qui le voit passer de maire à Montmartre à représentant (actuel député). Chose intéressante, d’autant plus si nous la mettons en perspective avec notre époque, il se positionne clairement contre le cumul des mandats. En effet, le 24 avril 1876 il écrit à Forest, vice-président du Conseil, pour démissionner du conseil de Paris où il représente le quartier de Clignancourt, afin de se consacrer à sa nouvelle mission. Son premier grand combat national, en tant que député, fut d’obtenir l’amnistie pour les communards, emprisonnés, exilés, déportés et sur le point d’être jugés. Il croise sur sa route dans cette défense des communards Victor Hugo. Hugo et Clemenceau sont les deux poumons de cette bataille pour l’amnistie. Le premier combat au Sénat, la second à la Chambre des députés. Son premier discours remarqué, par ses amis et ennemis politiques, en tant que député date du 16 mai 1876. Il y défend bien évidemment l’amnistie. Hugo l’appuie, le soutien et il écrit même dans la presse : « Si mon nom signifie quelque chose : il signifie amnistie  ». Touts les hommes politiques ne désirent pas accéder à ce désir : « Quand me débarrasserez-vous de ce haillon de guerre civile ? » répond Léon Gambetta dans son discours sur l'amnistie à la Chambre des Députés. Finalement, après de nombreuses péripéties, de combats dans la presse et aux Chambres, le gouvernement Frecynet propose une loi sur l’amnistie qui recueille 312 suffrages favorables contre 136. Belle victoire morale et politique pour Clemenceau et Hugo.

 

A la Chambre ou dans les salles municipales, la joute est verbale. Pas de caméra, pas de radio, tout passe par la posture et la voix. A cet exercice-là, Clemenceau est redoutable. Il est vif, concis et percutant. Les observateurs et acteurs politiques de son temps opposent souvent son style avec celui de Jaurès. Ce dernier se montre dans ses discours, plutôt long, use et abuse de digressions, de figures de styles et d’images. L’important est de convaincre. Clemenceau maîtrise l’art oratoire au point que ses adversaires le craignent dans le débat. Voici ce que Camille Pelletan écrit en 1883, au sujet des discours de Clemenceau : « Cette discussion serrée, concentrée, rapide, n’a pas besoin d’apprêt et dédaigne toute parure. La parole de Clemenceau est nue, trempée, aiguisée comme un fleuret : ses discours ressemblent à de l’escrime, ils criblent l’adversaire de coups droits. »

 

Homme de gauche, il n’en est pas pour autant collectiviste ou communiste. Il rétorque à ces derniers : « Quant à me prononcer pour votre appropriation collective, du sol, du sous-sol, je réponds catégoriquement : non ! Non ! Je suis pour la liberté intégrale et je ne consentirai jamais à entrer dans les couvents et casernes que vous entendez nous préparer. Le citoyen qui me questionne a dit qu’il n’y avait pas que des jésuites noirs. Il a raison : il y aussi des jésuites rouges  ». Clemenceau est ovationné par ses électeurs et ses partisans, mais comme l’écrit Le Temps  : « quelque avancé que l’on soit, on se trouve toujours être le réactionnaire de quelqu’un  ». Profondément républicain mais impatient, il est pressé que la République devienne réellement… une République. Il déclare et déplore plusieurs fois dans les années 1870 : « Le régime actuel consiste en une République nominale entourée d’institutions monarchiques ». Ces amis, qui considèrent pareillement que les choses avancent trop lentement, disent même : « Que la République était belle sous l’Empire ! ». 

 

Clemenceau eut de nombreux adversaires politiques. Nous en retenons principalement deux : Gambetta et Ferry. Leurs différends illustrent parfaitement les oppositions de l’époque. Clemenceau attaque son ancien compagnon de route Gambetta, parce qu’il le trouve lent dans la conduite des affaires, timide voire modéré. Gambetta et ses partisans sont taxés d’opportunisme. Voici la défense que présente Gambetta à ses détracteurs : « Cette politique, on l’a appelée d’un nom mal fait, d’un véritable barbarisme. Pour une chose mal conçue, il fallait un mot mal conçu : on l’a appelée opportunisme. Si ce barbarisme signifie politique avisée, ne laissant jamais passer l’heure propice, les circonstances favorables, mais ne sacrifiant rien, ni au hasard, ni à l’esprit de violence, on pourra tant qu’on voudra appliquer à cette politique une épithète mal sonnante, et même inintelligible, mais je dirai que je n’en connais pas d’autres, car c’est la politique de la raison, et j’ajouterai que c’est la politique du succès. » Et Winock insiste sur un point précis au sujet de Gambetta : « sa réussite est l’instauration et la consolidation de la République, qui a permis à la bourgeoisie de laisser de côté ses frayeurs, et de ne plus confondre le régime républicain avec barricades et incendies ». Une fois arrivé au pouvoir, Clemenceau, à l’instar de Gambetta, subira des critiques de la part de certains anciens amis et d’autres lui voueront même une haine féroce (3). Clemenceau comprendra, à ses dépends, la réalité de gouverner. 

 

Pour Jules Ferry, Clemenceau est un homme dangereux, un exagéré comme on disait sous la Révolution en 1793. Selon Clemenceau, Ferry se présente comme un conservateur. Son jugement date du siège de Paris. L’un réclamait une solution pacifique, l’autre entendait la régler à coups de canon. Entre les deux, il ne pouvait y avoir d’entente. L’antagonisme était trop fort, d’un côté le radicalisme, de l’autre l’opportunisme, comprendre l’impatience de la révision constitutionnelle contre la prudence du républicanisme modéré. Pourtant les deux sont des laïcards, mais Clemenceau veut hâter la laïcisation du pays. Clemenceau et ses amis attaquent encore et toujours Ferry pour sa lenteur dans la conduite des affaires politiques. De plus, Clemenceau refuse toute forme d’impérialisme français, comprendre le colonialisme. Il réfute la thèse de Ferry qui expliquait que les races supérieures devaient éduquer et civiliser les races inférieures, en évoquant le bouddhisme, le confucianisme, la civilisation indienne et chinoise. Ferry finit par démissionner suite à l’affaire du Tonkin… Clemenceau avait encore réussi à faire tomber un adversaire politique.

 

Clemenceau continue sa carrière, qui le voit devenir Ministre de l’Intérieur en 1906. Il dit à ce sujet non sans ironie  : « Je suis le premier des flics ». La même année, le pays est frappé par des violentes grèves, dont certaines sont insurrectionnelles. Winock décrit parfaitement tous les procédés (arrestations, révocations et limogeages des fonctionnaires jugés par le régime incompétents, attaques par voies de presse, division des grévistes) par lesquels Clemenceau devient « le briseur de grèves ». Une partie de la gauche et toute l’extrême gauche voient en lui un partisan de l’ordre et donc un ennemi. Le fait de casser les grèves marque le début du divorce entre Clemenceau et la gauche socialiste, révolutionnaire et syndicaliste, qui lui reproche ses actions politiques « anti-ouvrières ». Par la suite, il devient président du Conseil. Il déclare vouloir accomplir la réalisation de la loi sur les retraites ouvrières, la loi sur les dix heures quotidiennes, améliorer la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats, racheter la Compagnie des chemins de fer de l'Ouest en faillite, intervenir dans le contrôle de la sécurité dans les mines avec possibilité de rachat des compagnies houillères par l’Etat ou les particuliers, préparer un projet de loi sur l'impôt sur le revenu… Ce gouvernement ne chôme pas. 

 

Sa grande affaire, comme chacun sait, reste l'application stricte de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Cet acte républicain fut fermement condamné par Pie X dans l'encyclique Vehementer nos (4). Maurice Allard attaque ouvertement le gouvernement, car il considère - lui aussi - que la mise en place de cette loi se montre beaucoup trop longue. Aristide Briand lui rétorque que « la loi de séparation est une loi d'apaisement », que l'état laïc « n'est pas antireligieux » mais areligieux ». Allard avait dit : « la religion n'est que la caricature de la philosophie » ; « ce que nous poursuivons, c'est la lutte contre l'Eglise qui est un danger politique et un danger social » ; «  le christianisme est un obstacle permanent au développement social de la République et à tout progrès vers la civilisation ». Il pensait même que l’éclatement de l’Eglise catholique en plusieurs mouvements schismatiques, devait réduire son influence sur la société, ce à quoi Jaurès le socialiste lui a répondu : « la France n’est pas schismatique mais révolutionnaire… » Comme quoi, la France, fille aînée de l’Eglise ce n’est pas rien, même pour certains socialistes. Cependant la suite des événements, avec les Inventaires, contredisent les affirmations de Briand sur cette loi d’apaisement. Les esprits s’échauffent, les catholiques résistent, s’arment et refusent que les fonctionnaires commis d’office entre dans les lieux saints pour accomplir leurs missions. La force armée est employée mais la situation reste conflictuelle. Un mort à Boeschepe, dans le Nord, lors d’un inventaire met le gouvernement dans l’embarras. Une fois n’est pas coutume, Clemenceau, l’anti-clérical notoire, joue la carte de l’apaisement alors qu’il reste cinq mille sanctuaires à contrôler sur les soixante-dix mille que compte la France. A la Chambre, il déclame avec goguenardise : « Nous trouvons que la question de savoir si l'on comptera ou ne comptera pas des chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine  ». Par une circulaire adressée aux préfets, les Inventaires sont interdits si le recours à la force doit être employé. A ceux qui l’accusent de fléchir il réplique : « ça ne veut pas dire que nous ayons renoncé à l'application de la loi, seulement nous l'abordons à notre manière ».

 

Sa carrière politique le voit redevenir Président du Conseil en 1917, alors que la Première guerre Mondiale fait rage en Europe depuis 1914. Théophile Delcassé l’avait fait tomber en 1909. Winock décrit de manière pédagogique le mécanisme de cette chute, ainsi que les légèretés de Clemenceau qui ont conduit ses adversaires à l’abattre. Les éléments qui favorisent son retour, parfaitement décrits par l’auteur, permettent de comprendre que nonobstant la vision hostile de Poincaré à son endroit, ce dernier choisit tout de même Clemenceau en vertu de ce qu’il considère comme l’intérêt supérieur de la France. Belliciste et désireux de montrer sa détermination aux Français, aux Alliés et à ses ennemis de l’intérieur et l’extérieur, le Tigre déclare le 20 novembre 1917 à la Chambre : « Nous nous présentons devant vous dans l’unique pensée d’une guerre intégrale ». Pourtant, il avait écrit dans sa jeunesse : «  La seule façon dont les questions puissent se supprimer : par la justice et non par la force ». 

 

Il refuse la paix séparée qui donnera l’Affaire Sixte (5). Dès janvier 1917, Charles Ier d'Autriche avait entamé des pourparlers de paix secrets avec Poincaré, qui se montre enthousiaste et prêt à faire des concessions (colonies et avantages commerciaux) à l'Allemagne. Clemenceau, jusqu’au-boutiste, souhaite la guerre à outrance et la destruction des ennemis de la France. Il refuse cette paix séparée, prétextant que c'est un piège tendu par l’Allemagne, qui dans son esprit manipule le jeune souverain autrichien. Rappelons que Clemenceau ne cachait pas son anti-catholicisme et son anti-monarchisme. Les négociations se perdent en futilités qui dégénèrent en amateurisme. Le secrétaire d’Etat américain, Robert Lansing qualifie d'ailleurs la manière d'opérer de Clemenceau comme « un acte d'une bêtise révoltante ». En effet, Georges Clemenceau avait fait publier la première lettre de Charles Ier du 12 avril 1918 dans lesquelles il était prêt à des concessions territoriales pour lui et son allié allemand en vue de la paix, pour sauver son empire et surtout pour épargner des vies. Ces négociations secrètes mais rendues publiques par le geste de Clemenceau, mettent dans l’embarras Charles d’Autriche. Il se trouve alors obligé de démentir les concessions prévues à la France, notamment les mentions au sujet de l'Alsace-Lorraine et la Belgique. La paix par la voie de la négociation est dorénavant impossible. Elle se réalisera avec l’écroulement et la destruction des Empires Centraux. Cette « bêtise révoltante » prolonge la guerre de plusieurs mois avec son long de deuils, de blessés et de gueules cassées.

 

Cependant, si la France tient en 1917 et gagne en 1918, indépendamment du concours américain et la fermeture d’un front avec la révolution bolchévique, c’est Clemenceau a que su redonner du courage à un pays en transmettant une énergie et une volonté peu communes, sur lesquelles Winock revient longuement. Il flatte les soldats au front, les hommes, femmes et enfants restés à l’arrière et qui travaillent dans les usines. Il traque aussi les pacifistes. Finalement l’armistice est signé le 11 novembre 1918. Il devient le « Père de la Victoire ». Après la guerre, les défenseurs de l’action de Clemenceau, et le Tigre lui-même expliqueront que la médiation tentée par Charles 1er et les Frères Bourbon-Parme ne pouvait aboutir. C’était la justification historique nécessaire pour imposer l'image du « Père de la Victoire » en lieu et place de celle de « fauteur de guerre » qui aurait pu être retenu…

 

Après « La Der des Ders » (6), il tente de devenir Président de la République, car ses amis le poussent à agir en ce sens. Il est donné perdant par les observateurs de l’époque, mais se lance quand même. Il finit donc par perdre l’élection que Paul Deschanel remporte. Clemenceau se retire de la vie politique et profite de sa retraite. Il aime les arts, la culture, les impressionnistes (Monnet est son grand ami) et les voyages. Il écrit différents livres où il défend son action politique, expose ses idées philosophiques, réfléchit sur la culture et les différentes religions. Il meurt de vieillesse à 88 ans, le 24 novembre 1929. Avant de mourir, il dit à ses amis avec son style décapant : « Pour mes obsèques, je ne veux que le strict minimum, c'est-à-dire moi  ». A sa mort, L’Humanité ose écrire au sujet du Tigre : « l’un des ennemis les plus acharnés de la classe ouvrière » et qu’il fut « le défenseur des intérêts capitalistes ». Comme quoi, on finit toujours par être le conservateur de quelqu’un, comme l’avait écrit Le Temps à son sujet, quand il s’opposait farouchement aux collectivistes.

 

Winock nous présente un Clemenceau républicain, athée, énergique, combatif, et héritier des grands ancêtres de 1789 et de 1793. Cette biographie nous permet de comprendre que la politique a bien changé depuis le début du siècle dernier, et pas nécessairement en bien. Winock parvient aisément à nous restituer la densité du Tigre, et nous propose de revivre intensément le parcours d'un homme de gauche, qu'une historiographie politique de gauche frappe d’ostracisme. En effet la gauche rencontre toujours d’énormes difficultés a aimer et à assumer ses grands hommes. Cette gauche a vu en Clemenceau un héros pour sa cause. Cependant une fois au pouvoir, cet homme a fini par être détesté, car il était devenu à leurs yeux, le briseur de grèves voire le bourreau de la cause ouvrière et finalement l’ennemi des ouvriers. 

 

Winock rappelle justement : « Par ses convictions, il a été un homme de gauche ; par les responsabilités prises comme chef de gouvernement, il a été maudit par cette même gauche, du moment que celle-ci s’est affirmée révolutionnaire avec la montée en puissance du socialisme puis du communisme  ». Livre magistral et époustouflant qui se lit très bien grâce à la très belle plume de Winock, il permet aussi de découvrir un Clemenceau passionné des arts, notamment de la peinture. N’oublions pas qu’il fut l’ami et le défenseur des impressionnistes. Nous y trouvons également de nombreuses citations choisies avec soin. Elles permettent de comprendre les différents enjeux politiques soulevés tout au long du livre, et d’éclairer la nature profonde de Clemenceau et de ses nombreux adversaires. En novembre 2017, le président de la République française, Emmanuel Macron, a annoncé que 2018 sera l’année Clemenceau en France. Nous verrons bien quel homme sera rendu à celui qui fut « tour à tour ou tout à la fois le Tigre, le dreyfusard, le premier flic de France, le Père de la Victoire  »

 

Franck ABED

 

 

(1) La Guerre Civile américaine se déroule entre 1861 et 1865 et oppose les Etats-Unis d'Amérique (« l'Union »), dirigés par Abraham Lincoln, et les Etats confédérés d'Amérique (« la Confédération »), dirigés par Jefferson Davis.

 

(2) Il s’agit d’une procédure de mise en accusation permettant au pouvoir législatif de destituer un haut fonctionnaire d'un gouvernement

 

(3) Clemenceau sera attaqué durement et décrit comme : « l’homme vendu aux puissances étrangères, de l’escroc, du parvenu »

 

(4) Vehementer nos est une lettre encyclique écrite par le Pape Pie X et publiée le 11 février 1906. Elle condamne énergiquement la loi de séparation des Eglises et de l'Etat française du 9 décembre 1905. Selon le Pape, la loi nie l'ordre surnaturel et abroge unilatéralement le Concordat.

 

(5) Sixte de Bourbon-Parme (1886-1934), aidé de son frère François-Xavier (1899-1977), entrent en contacts avec les différents chefs d’Etats concernés par le conflit qui décime l’Europe, afin d’établir une paix qui économiserait le sang des hommes. La tentative échoue pour les raisons exposés dans la chronique.

 

(6) « La Der des Ders » est une expression qui s'est forgée à la suite de la Première guerre mondiale, qui signifie la « dernière des dernières (guerres) ». « Le der des ders  » désigne, par extension, le soldat, le poilu qui a participé à cette guerre.

 


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6 réactions à cet article    


  • Montdragon Montdragon 9 janvier 2018 16:13

    J’espère que le fils du poilu, en 1940, se souvenait bien de Clemenceau et de son jusqueboutisme.
    Voilà un vrai faiseur de morts et de guerre.


    • Olivier Perriet Olivier Perriet 9 janvier 2018 16:31

      @Montdragon

      Un peu bizarre comme reproche, alors que Clémenceau a par ailleurs été critiqué par son président Poincaré pour ne pas avoir voulu mener la guerre à outrance lorsque l’Allemagne a demandé l’armistice.

      Comme quoi effectivement, Clémenceau démontre qu’on est toujours le méchant de « meilleur » que soi


    • Olivier Perriet Olivier Perriet 9 janvier 2018 16:34

      Le côté politicien de celui qui polémique vigoureusement lorsqu’il est dans l’opposition, et fini par mener grosso-modo la même politique que les opportunistes est quand même à souligner.

      Je crois que d’après l’aveu même de Winock, sa biographie de Clémenceau en 2007 cherchait à « réhabiliter » la gauche gestionnaire.

      Au final on a eu François Hollande et Manuel Valls.
      Je ne sais pas si l’hommage à Clémenceau fut un bon présage smiley

      en tout cas le livre se laissait lire tout seul


      • Christian Labrune Christian Labrune 9 janvier 2018 21:58

        A l’auteur,
        Je n’ai jamais lu de biographie consacrée à Clémenceau pour qui j’avais toujours eu la plus grande sympathie lorsque je le voyais apparaître dans les travaux des historiens. Il aura été un grand bonhomme, assurément, comme il n’en naît pas des douzaines dans un siècle, et il vaut peut-être donc mieux que je ne lise pas le bouquin de Winock. J’y perdrais des illusions.

        Ce buste de Robespierre était peut-être là bien avant sa naissance. Ce n’est pas lui qui l’aura acheté et posé sur la cheminée, mais quand on est un adolescent un peu turbulent comme il devait l’être, il me semble qu’un simple coup de coude énergique, en passant, aurait pu avoir raison d’une pareille saloperie.

        On lui prête ce mot : « La révolution est un bloc dont on ne peut rien distraire », qui m’avait toujours fortement déplu. Les Etats-Généraux de 89, l’abolition des privilèges, c’était bien, parce que la France était depuis longtemps sortie du monde médiéval et que des changements devenaient nécessaires. A partir des massacres de septembre 92, en revanche, c’est le comble de l’abomination et cela ouvre une des périodes les plus abjectes de l’histoire humaine.

        Clémenceau serait revenu plus tard sur cette formule à l’emporte-pièce, qui rendait la Terreur nécessaire. C’est du moins ce que je crois avoir lu sans avoir un souvenir bien précis de l’endroit. Je m’en étais tenu à cette idée consolante, probablement illusoire.

        Merci quand même pour cet article des plus instructifs, même s’il faut en sortir un peu attristé.

         


        • Franck ABED Franck ABED 10 janvier 2018 06:26

          A Chambre des députés, le 29 janvier 1891, Clemenceau à propos de l’interdiction d’une pièce de Victorien Sardou, Thermidor, qui avait été jouée au Théâtre français et jugée antirépublicaine, déclare :

          « J’approuve tout de la Révolution. J’approuve les massacres de Septembre où pour s’éclairer, la nuit venue, les travailleurs plantaient des chandelles dans les yeux des morts. J’approuve les noyades de Nantes, les mariages républicains où les vierges accouplées à des hommes, par une imagination néronnienne, avant d’être jetées dans la Loire, avaient à la foi l’angoisse de la mort et la souffrance de la pudeur outragée. J’approuve les horreurs de Lyon où on attachait des enfants à la gueule des canons, et les égorgements de vieillards de quatre-vingt-dix ans et de jeunes filles à peine nubiles. Tout cela forme un bloc glorieux et je défends qu’on y touche. Je défends que, sur un théâtre qui dépend de l’État, un dramaturge illustre vienne après plus de cent ans révolus, prononcer une parole de pitié qui serait un outrage aux mânes augustes de Robespierre et de Marat. »


          • Christian Labrune Christian Labrune 10 janvier 2018 09:16

            J’approuve les massacres de Septembre (Clémenceau)
            ...................................................................... ...............................
            @Franck ABED

            Comme il se trouvera bien sur ce site quelques sans-culottes mélenchébertistes pour oser encore approuver, après les travaux de François Furet, cette déclaration ignominieuse du bonhomme à la Chambre, je recopie pour leur édification ce passage de l’article consacré dans Wikipedia à la princesse de Lamballe. Les pages que Michelet, qui se considérait pourtant comme un héritier de la révolution, a pu écrire sur cette période atroce, sont aussi des plus instructives.

            ....................................................

            Le Dictionnaire historique des rues de Paris de Jacques Hillairet donne une version sensiblement différente de la mort de la princesse de Lamballe ; en voici un bref extrait : « Un perruquier du nom de Charlat, tambour des volontaires, lui ôta son bonnet du bout de sa pique et la blessa légèrement, tandis qu’un autre égorgeur lui jetait une bûche dans les reins. La princesse tomba et fut criblée de coups. On lui ôta ses vêtements ; elle resta ainsi près de deux heures exposée, nue, à la risée lubrique de la foule. On la traîna ensuite jusqu’à la borne située à l’angle des rues du Roi-de-Sicile et des Ballets, sur laquelle on appuya sa tête qu’un nommé Grison scia avec son couteau et mit au bout de sa pique. Le perruquier Charlat lui ouvrit la poitrine, lui arracha le cœur qu’il plaça au bout de son sabre, tandis que suivirent d’autres mutilations obscènes et sanguinaires »7.

            Tandis que sa tête était promenée au bout d’une pique jusqu’à la tour du Temple où elle fut agitée devant les fenêtres de l’appartement de Marie-Antoinette qui s’évanouit, Adam Pitt raconte que son corps fut transporté sur des kilomètres, profané, jusqu’au comité civil de la section des Quinze-Vingts. Enfin, la tête fut portée à son tour par un garçon boucher nommé Allaigre au comité, à sept heures du soir, après avoir été repoudrée, afin d’être « inhumée auprès du corps » dans une tombe du cimetière des Enfants-Trouvés8. Quelques heures plus tard, le duc de Penthièvre dépêcha son fidèle valet Fortaire pour retrouver sa dépouille, en vain.

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