Clip : Justice ou la défaite de la pensée
Censuré. Le verdict est tombé, sans appel : le nouveau clip de Justice, réalisé par Romain Gavras, ne sera pas diffusé sur les chaînes de télévisions françaises. Chronique d’une défaite de la pensée.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L296xH227/justice-9-87784.jpg)
Si le nom de scène de Gaspard Augé et Xavier de Rosnay ne vous dit rien, vous devez probablement être l’un des seuls en France a avoir échappé au formidable buzz médiatique qui a suivi la sortie de leur premier album l’année dernière. Auréolé du succès des deux premiers singles (D.A.N.C.E. et DVNO), le groupe nous présente aujourd’hui le clip de Stress, morceau bien moins grand public que le précédent et, somme toute, assez original.
Pour ceux qui n’auraient pas encore eu l’occasion de visionner le clip celui-ci est visible sur l’ensemble des plateformes habituelles comme Dailymotion ou Youtube. Tout d’abord, artistiquement parlant, le clip est une perle, un petit bijoux de réalisation signé Romain Gavras, un des deux fondateurs en 1994 du collectif Kourtrajme avec Kim Chapiron. Apre, violent, agressif, ce clip colle magnifiquement bien à l’atmosphère frénétique du morceau.
Mais quel est le contenu de ce clip ? Une bande de jeunes banlieusards, tous vêtus du même manteau noir flanqué du symbole de toujours du groupe parisien, la croix, parcourent les rues de la capitale, agressant avec une brutalité extrême des passants, détruisant tour à tour guitare, bar, rétroviseurs pour finir en apothéose avec une voiture brûlée qui nous rappelle aux mauvais souvenirs de 2005. Malaise, gêne, embarras : voici les sentiments qui ont envahi les différentes personnes de mon entourage à qui j’ai fait découvrir ce clip fort heureusement interdit d’antenne.
Que l’on soit bien clair, j’éprouve depuis toujours une grande sympathie pour les productions du duo mais ici je ne peux les suivre. Chez les irréductibles qui s’attaquent dans leurs commentaires à ceux qui se sont prononcés en faveur de la censure, deux types d’accusation : les censeurs seraient des "bien-pensants" qui brideraient depuis des années la création artistique en ne parvenant pas à apprécier le caractère subversif de certaines oeuvres ou seraient animés d’une volonté de voir à tout prix une signification derrière un clip qui n’en aurait aucune.
La première, assez classique, ne peut vraiment être soutenue tellement le clip accumule les clichés au point de devenir intolérable. Premièrement, on ne peut que s’étonner du choix des "justiciers" : des adolescents noirs et des arabes, pas un seul blanc du côté des agresseurs ce qui n’est pas sans nous rappeler les idées nauséabondes d’un certain parti qui joue depuis des dizaines d’années de ce cliché détestable. Deuxièmement, les agressés, qui sont, hormis durant les premières secondes, tous des blancs : jeunes musiciens sympathiques ou barman âgé qui n’avaient rien demandé à personne et qui se retrouvent au sol, roués de coups par cette bande de chiens enragés en provenance directe de la banlieue. De quoi foutre sérieusement les jetons à la mamie qui va faire ses courses chaque matin.
Mais non, je ne comprends rien à rien me dit-on, et refuse au nom de ma bien-pensance ce clip subversif. Or, en quoi ce clip tend à menacer, à provoquer ou à renverser l’ordre établi ? N’est-ce pas le front national qui est arrivé au deuxième tour en 2002 grâce à ces clichés ? N’existe-t-il pas une chaîne qui, chaque jour, nous distribue notre dose de violence "made in banlieues" ? Ne nous parle-t-on pas à chaque instant du fameux désir de sécurité des Français ou encore de "racailles" qu’il faudrait enfermer plus jeune et plus longtemps ? Ce clip est le comble du conformisme actuel, être subversif aujourd’hui aurait été de nous montrer une banlieue où tout le monde s’aime et s’entraide, où il fait bon vivre.
Vaste plan médiatique destiné à faire parler du groupe (ce qui, soit dit en passant, est plutôt réussi vu que c’est précisément ce que je m’attèle à faire), à redorer le côté "underground" du duo, ce clip est dangereux car il conduit une fois encore à une starification des agresseurs : si je frappe assez fort, j’aurais mon quart d’heure de gloire en prime-time à 20h. Peut-être même que l’on fera une loi à partir de mon agression, de mon viol, de ma mise à feu. Ce sont les agresseurs qui portent l’insigne de Justice sur leur manteau, pas les victimes de cette forme extrême de happy slapping réalisée par Romain Gavras.
D’autres, enfin, avancent l’idée qu’il ne faudrait pas tenter de décrypter le message que le groupe a tenu à faire passer à travers ce clip dont la beauté artistique se suffirait à elle-même. Ceux-là n’ont donc toujours rien retenu de l’Histoire. N’est-ce pas en effet Lénine qui disait que l’Art neutre n’existe pas ? Désolé, j’ai oublié le temps d’un instant que citer Lénine risquerait de choquer les véritables conformistes, je vais donc préférer Hegel pour qui toute oeuvre d’art est "la manifestation sensible d’une idée". Nul besoin de s’interroger longuement pour parvenir à déceler de quelle idée il s’agit dans le cas présent, et comment ce clip pourrait être utilisé à des fins détestables.
Renoncer à interpréter, voilà la véritable défaite de la pensée que nous proposent les partisans de ce clip nauséabond sur lequel, je le souhaite, Romain Gavras et les deux justiciers vont devoir s’expliquer.
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