Clodo
- " Clodo "... Clodo c'est ainsi que j'ai appelé ce samedi une personne installée sous le porche de la cathédrale d'Orléans.
C'est à cet endroit et sous le vent glacial qui soufflait ce jour-là que venait de se dérouler la parodie de l'élection des Miss et Mister Précaire. Journée de lutte contre le chômage et la précarité oblige. Et puis pour couronner le tout, puisque nous sommes en ces temps incertains où il faut décerner couronne, un concours de Miss prendrait la place le soir même au Zénith d'Orléans. Une élection de Miss Objet en lieu et place de femme sujet.
Mais c'est dans la joie et la bonne humeur que s'était déroulée la nôtre. L'ironique et caustique pastiche dénonçait fort bien, la réalité du rôle dans lequel l'élection du soir allait continuer à conforter et enfermer les femmes, celui d'aimables et souriantes potiches.
Cependant, avant de partir, il nous fallait déposer les accessoires et autres objets, pancartes, présents lors de la représentation, mais qui n'avaient pas leur place dans la manifestation, alors qu'il n'y avait aucune voiture de militant à proximité...
C'est là que m'adressant à une amie, j'avais lâché : " On va demander au clodo là-bas de nous les garder. Chose dite, chose faite, et je le gratifiais de 5 euros. D'autres m'emboîtant le pas et faisant le même geste, c'est avec un grand sourire qu'il nous rassura : nos affaires seraient bien gardées !
J'avais repéré l'homme dès notre arrivée. Il nous avait aidé à installer notre matériel. Il avait un beau regard rieur et un sourire bienveillant. Et il n'avait pas manqué de rire des facéties des intermittent-e-s du spectacle qui avaient orchestré cette élection, avec un divin Patrick Truel, plus vrai que le vrai.
Clodo... Clodo et pas SDF.
Me voici ramenée en enfance. Ce temps béni de l'été, où je passais les trois mois de cette saison en vacances chez mes grands-parents qui habitaient un petit village rural, où les paysans formaient le gros des âmes du bourg.
Un bourg rythmé par les saisons et les travaux des champs. Et ils ne manquaient pas. Notamment en été, que ce soit dans les jardins, les vergers et bien entendu dans les champs : coupe et ensilage de la luzerne, moissons d'orge et de colza, d'avoine, de seigle et de blé, puis en fin de saison récolte du maïs, des tournesols et enfin ramassage des betteraves.
Entretemps cueillette des fruits, des haricots verts qui lorsqu'ils donnent sont un véritable enfer, tomates, cornichons à essuyer, écossage des petits pois, mise en bocaux...Bref tout le monde était mis à contribution, même les enfants que nous étions.
Il y avait à cette époque des journaliers qui venaient de villages alentours, ou bien d'autres régions. " J'ai soif" était de ceux-là.
" J'ai soif " était le surnom de ce personnage. Il arrivait pour les travaux des champs et repartait à l'automne. C'était un manouvrier dur à la tâche, peu liant, taiseux, préférant le manteau étoilé de la nuit comme ciel de lit, que le toit même d'une métairie.
Il acceptait toutefois, en cas de fortes pluies, d'être hébergé dans une grange et d'y dormir à l'abri des bottes de foin, pour mieux repartir dès le beau temps revenu.
"J'ai soif" avait le teint tanné, buriné, d'une belle carnation sombre, couleur miel pain d'épices. Son surnom il le devait à un immense tatouage, une véritable œuvre d'art qui occupait tout son dos. Celui-ci représentait une magnifique goélette qui piquait de l'avant, naufrageait et était déjà à demi engloutie par les flots rageurs. Au dessus de la scène, un bandeau, tel un oriflamme claquant au vent proclamait : " J'ai soif " en lettres gothiques.
Et tout le monde dans le village l'appelait ainsi.
Généralement, le matin, "J'ai soif", venait dans notre cour pour faire un brin de toilette au baquet qui trônait ainsi que la pompe à eau en son milieu. Il avait pour se faire, obtenu l'autorisation de ma grand-mère. Autorisation tacite depuis maintenant des années. Puis il filait au café du coin pour son premier ballon de rouge de la journée, avant de s'approvisionner en litrons de rouquin qu'il consommerait tout au long de la journée.
Le café dans le village faisait aussi office de bar-tabac et d'épicerie. Et lorsque nous allions à l'épicerie, nous les enfants, pour faire une course ou autre, et que nous y croisions " J'ai soif ", celui-ci nous criait du bar de nous servir en bonbons. Comme à chaque fois, il nous les offrait de loin, mais c'était un rituel accepté de tous dans le village.
Nous avions pourtant consigne de ne pas l'approcher en fin de journée. Car avec les travaux des champs sous la chaleur de l'après-midi, et l'effet conjugué du mauvais picrate qu'il descendait goulument, l'ivresse le prenait, et le faisait délirer. Il était alors entre pleurs et rage, sanglots et jurons. Les adultes respectaient aussi ce temps où la solitude était son alliée revendiquée, et où il affrontait les démons d'un passé que nul ne connaissait.
Pendant de nombreuses années, "J'ai soif" a été l'un des témoins de mes vacances estivales, jusqu'au jour où, malgré son arrivée depuis déjà quelques semaines, il n'a pas été au rendez-vous de la fontaine.
Certains s'en sont inquiétés, et sont allés sans grand succès, marauder dans les lieux où il aimait passer ses nuits. " J'ai soif " pour une raison inconnue était reparti.
C'est quelques jours plus tard que " J'ai soif" a été retrouvé, allongé au beau milieu d'un champ de blé par une belle journée ensoleillée. La camarde avait fait son œuvre destructrice, tandis que les corbeaux avaient déjà attaqué ses yeux.
" J'ai soif " a été enterré au carré des indigents du petit cimetière de la commune. Un livret de circulation avait été retrouvé, et le maire d'alors avait fait quelques recherches quant à une éventuelle famille de " J'ai soif ".
C'est quelques semaines plus tard que nous avons appris que " J'ai soif " s'appelait dans une autre vie Michel. Qu'il avait été professeur de mathématiques émérite. Qu'il s'apprêtait à intégrer un centre de recherche lorsque sa femme et son jeune fils avaient été fauchés par la course folle d'une automobile dont le conducteur avait perdu le contrôle.
Michel, lui, avait perdu les boussoles de sa vie, avait troqué sa vie de professeur contre celle de "J'ai soif", le clodo.
Il est toujours présent dans mes souvenirs.
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