Coke en stock (XXXVIII) : le très étrange documentaire du commandant Cousteau
Et puis il y a parfois, au détour d'une longue enquête, ce qu'on appelle une perle. En voici une : c'est au départ un ouvrage trouvé par hasard dans une vieille librairie, ayant pour sujet la cocaïne, et dont la préface a été signée par le commandant Cousteau. Que venait faire l'homme de la mer dans cette galère, c'est là toute la question et l'une des surprises de l'enquête. L'ouvrage est devenu en réalité un épisode des aventures de Cousteau. Une de celles qui se passe en Amazonie, et où apparaît brusquement une enquête sur la cocaïne menée au pas de charge par le fils Cousteau, Jean-Michel, reparti en 2009 en Amazonie pour combattre les trafiquants de bois. Or cette enquête va nous entraîner sur une pente bien glissante... l'homme au bonnet rouge avait trouvé un moyen plutôt radical de combattre l'addiction à la cocaïne... je vous laisse la découvrir, avant de visiter les pays dont il parle, justement, dans ce trafic décrit en 1984...
C'est à bord de son hydravion Cessna et de son petit hélicoptère Hughes jaune, attaché aux croisières du Calypso, que le Commandant Cousteau fera un excellent reportage sur la... cocaïne. En France, on ne trouve plus sur le net son épisode de ses aventures en Amazonie. Pourquoi, je n'en sais trop rien : seuls ceux qui possèdent la collection complète de ses aventures ont l'exemplaire, le 19 eme de la série. En cherchant un peu, on trouve la version US sur You Tube (Cousteau était en contrat avec Ted Turner, le magnat des médias, qui produisait ces émissions outre-atlantique). Cet épisode devenu rare est consultable ici. L'homme qui avait convaincu Cousteau de s'intéresser de plus près au problème s'appelle Gabriel Nahas, un homme plutôt controversé, qui a rédigé en 1992 un ouvrage sur la question, intitulé "La peste blanche du XXe siècle, les guerres de la cocaïne" que Cousteau a préfacé. C'est sa redécouverte par hasard qui m'a mené à Cousteau, les préparatifs de l'épisode étant décrit dans le détail dans l'ouvrage. Dans la série des aventures de l'homme au bonnet rouge, le sujet détonne, mais il demeure très pédagogique, du moins au début, comme tout ce à quoi a pu toucher Cousteau, et que l'on peut difficilement critiquer.. A vrai dire, c'est le titre, déjà qui avait surpris : "Tempête de neige sur la Jungle", en français, "Snowstorm in the Jungle", en anglais.
Il commence par une saisie de cabane de production de cocaïne qui semble clairement mise en scène, mais bon, on ne va pas chipoter sur la méthode : parfois, pour faire plus grand public, etc, etc, on ne va pas s'étendre sur la question. Le tableau présenté ensuite par le fils Jean-Michel insiste sur l'omniprésence de la drogue dans la presse. La carte qu'il dessine à gros traits de feutre à bord de la Calypso est resté d'une étonnante modernité : depuis 1984, les centres de production n'ont pas changé... d'emplacement : c'est toujours le Pérou, la Bolivie et la Colombie, comme aujourd'hui encore. L'interview qui suit du neurologie Paul Jeri, qui ouvre véritablement l'enquête filmée, décrit parfaitement toutes les opérations de production et les effets sur les utilisateurs, Jean-Michel Cousteau continuant son enquête un peu plus loin avec l'interview d'un drogué. Arrive alors Nahas, ancien résistant décoré par DeGaulle, qui explique avec aplomb que les singes de la région s'administrent depuis toujours eux-même la coca comme plante médicinale, ce que reprend au vol dans le plan suivant le docteur Fernando Cabieses, qui lui évoque l'usage de la feuille de coca en haute altitude par les populations, un phénomène décrit comme culturel. C'est aujourd'hui encore ce que défend le président actuel, Evo Morales (dont on sera amené à parler très bientôt), comme argument pour le maintien de la culture de la plante. "C'est le droit des gens pauvres", conclut Cabieses. Le débat dérivant vite sur le critère d'abrutissement provoqué par la consommation de coca, la partie "magique" et symbolique n'étant pas ignorée non plus, toujours comme phénomène social (et religieux) des tribus indiennes d'Amazonie. Une séance filmée de consommation de breuvage à base de coca par des indigènes évoque ce phénomène, pour passer au chapitre suivant : le glissement "moderne" vers la production de coca en quantité pour la fabrication de drogue à vendre à l'étranger. Très clairement, Cousteau indique que c'est pour une consommation essentiellement américaine, et que c'est "la mafia" qui se charge des transports, le reportage montrant même plusieurs pistes clandestines amazoniennes : "il n'y a pas de mystère à ce propos, tout le monde le sait" ajoute le commentateur ! il y a 27 ans, c'était déjà comme aujourd'hui ! Rien n'a changé ! Strictement rien ! Même la corruption de la police est évoquée !
Plus loin encore ; l'enquête revenait sur les méthodes employées pour charger les "petits avions" en drogue : des statuettes-souvenirs archéologiques, ou même un disque 78 tours où la coque avait été pressée entre deux surfaces de vinyl. Le fief des trafiquants étant alors TIngo Maria ; au Pérou, selon Jean-Michel Cousteau, la ville surnommée la "ville tranquille" ou la "belle endormie", par les trafiquants. L'enquête montrera une raffinerie, découverte dans la jungle et détruite, qui servira à expliquer le procédé de raffinage, de la pâte à la poudre proprement dite, via de l'essence, le procédé classique. Cousteau s'attachant au cas des trafiquants arrêtés, la plupart des lampistes alors que les plus gros échappaient à la prison. La vision un peu plus loin de drogués bien accrochés finissant un tableau assez apocalyptique de la région, sur les ravages de la cocaïne dans la jeunesse .
Jusqu'ici, rien de très spécial. Mais hélas, le document va dériver sur une thèse plus que controversée : le docteur Teobaldo Llosa, psychiatre, explique devant la caméra de Cousteau que face à l'insuccès, selon lui, des cures de désintoxication, il s'était résolu à un moyen plus radical : la chirurgie du cerveau ! Une lobotomie, n'ayons pas peur des mots, censée résoudre l'addiction à la cocaïne, à laquelle va même assister en direct le fils Cousteau ! Ce dernier revenant un an après pour constater la "guérison" du lobotomisé, appelé "patient N°25"... On comprend mieux pourquoi on trouve plus difficilement le document en français... dont le commentaire avait été signé... Yves Montand (qui avait joué dans État de siège de Costa-Gavras, voilà qui ne manque pas de sel...). En 2006, âgé de 66 ans, ce même Teobaldo ira pourtant clamer que la coca est un excellent stimulant... ce qu'on retrouve dans les publicités sur le "maté de coca" : "Le docteur Teobaldo Llosa, chercheur et médecin psiquiatra (sic) , utilise du maté de coca ou infusion de coca dans des traitements thérapeutiques depuis plus de 15 ans comme thérapie substitutive dans le contrôle de la dépendance à la cocaïne inhalé et fumé avec de bons résultats".
Nahas avait soutenu ce genre de traitement, c'est clairement évoqué dans le reportage de Cousteau. Or bien avant, il avait déjà semble-t-il été trop loin dans une dénonciation des ravages dans le cerveau, selon lui, dus au cannabis, et non à la cocaïne cette fois. Nahas avait établi sa théorie à partir d'une expérimentation fort douteuse : "Dans cette expérience, on a appliqué sur le visage de malheureux singes de laboratoire un masque à gaz, afin de leur faire respirer de la fumée de cannabis. Puis les singes ont été sacrifiés et l'on a constaté sur eux des dommages cérébraux. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Mais elle a une suite édifiante : des chercheurs indépendants, intrigués par ces résultats qui ne concordent pas avec la masse des recherches, se sont acharnés des années durant pour connaître la procédure de cette expérience. Et ils ont ainsi découvert que les singes en question n'avaient eu pour tout air à respirer pendant cinq minutes que la fumée équivalant à la combustion de soixante-trois joints ! Si bien que les animaux étaient en réalité victimes d'asphyxie... et que la fumée de bois aurait entraîné les mêmes dommages cérébraux". Et c'est là où ça devient tout aussi inquiétant : nulle envie ici de parler du cannabis, de ses effets et de ses dégâts sociaux chez les conducteurs, notamment, mais il faut bien reconnaître qu'en plusieurs occasions le chantre français de l'anti-drogue est allé trop loin. Parti de " Freud, la cocaïne et le cerveau. Essai sur la physiologie de la liberté"... le voilà qui avait accepté la lobotomisation commme remède !
Très loin, même, puisqu'on est tombé là sur des expérimentations sur l'être humain dignes de périodes fort sombres de notre histoire. Sur le net, un commentateur ajoute : "pour mémoire, les travaux de Nahas sont cités outre la scientologie et l'opus dei, par Lydon Larouche, leader des néo-fascistes américains..." Et entraîné avec un Cousteau dont la famille n'a jamais caché ses goûts pour les régimes forts (son propre frère, Pierre-Antoine Cousteau, ouvertement fasciste, avait collaboré à Je suis partout avec Lucien Rebatet et de Robert Brasillach et avait même écrit que "l'Allemagne représentait la dernière chance de l'homme blanc" avant d'être condamné à mort pour collaboration, puis gracié par le président Auriol)... c'est l'une des découvertes historiques par hasard de cette chasse à la cocaïne débutée il y a quelques mois : en 1984, le tableau établi par Nahas était déjà fort sombre, mais les remèdes qu'il proposait bien étranges... et fort peu adéquats. Qu'était donc venu faire Cousteau dans cette galère, cela demeure un mystère. Au moins, il avait cité la Bolivie, le Pérou et la Colombie comme sources principales du trafic. Comme je le disais, rien n'a changé depuis, à part le nombre affolant d'avions qui s'écrasent régulièrement dans ces trois pays. Au Pérou, ou la coca fait un "comeback", paraît-il (à Tingo Maria !), et la Bolivie, plutôt, pour commencer... notre prochaine étape.
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