Columbo, moraliste sans moraline

"Voyez-vous, M'dame, vous n'avez pas de conscience et vous pensez que tout le monde est comme vous ; ça limite votre imagination (Ransom For A Dead Man)
L'inspecteur Columbo est un homme sans prétention, qui se moque des grandeurs d'établissement et de passer pour un plouc, mais d'une clairvoyance redoutable.
Il apparaît dans Les ailes du désir de Wim Wenders, l'histoire de deux anges qui demandent à devenir des hommes.
Auprès de lui, les autres personnages semblent tantôt insignifiants, tantôt trop signifiants : ils sont "inauthentiques", il n'y a pas chez eux de distance entre le signifiant et le signifié, l'essence et l'existence, comme chez le garçon de café de Sartre, aussi bien chez les riches et les puissants arrogants dont il venge "ceux qui ne sont rien", que les chez les autres enquêteurs, quand il y en a (dans Ransom For A Dead Man par exemple).
Son principal atout est qu'il n'a pas l'air d'un policier américain. On retrouve le même décalage dans le personnage d'Hercule Poirot qui n'a pas l'air d'un anglais.
Il voit toujours immédiatement, sans l'aide des techniques scientifiques, le détail qu'il faut voir (un journal, une bague, une boîte de cigares...).
C'est l'étranger, le "bon sauvage" qui porte sur la société un regard d'autant plus lucide qu'il n'en fait pas tout à fait partie et qu'il n'en partage pas les préjugés.
Il ressemble à l'Idiot de Dostoïevski. C'est pourquoi les gens ne se méfient pas et il amuse tout le monde, y compris les criminels, mais contrairement à l'Idiot, il réussit toujours et sa maladresse est à la fois réelle et calculée (il est vraiment comme ça et il en joue, c'est d'ailleurs toute la difficulté du rôle). La suprême habileté est de ne pas passer pour habile.
Il faut que le spectateur se demande jusqu'à quel point pour que le personnage reste sympathique - sauf dans les épisodes à mon avis un peu moins réussis de la saison 1 comme Prescription : Murder où il a trop l'air d'un "tough guy", d'un dur à cuire, mais il faut dire aussi qu'il a affaire à forte partie - , alors qu'on est sûr que la maladresse du prince Muychkine qui ne réussit jamais est involontaire.
L'un cherche adroitement et obstinément à démasquer des criminels et l'autre, maladroitement, à en sauver un (ainsi que sa future victime, mais sans succès), mais tous deux voient d'emblée le détail essentiel ("Le diable se cache dans les détails", dit Goethe) et semblent lire dans les âmes.
"Pourvu qu'elle soit bonne, s'écrie Muychkine devant le portrait de Nastasia Philipovna qu'il n'a pas encore rencontrée, et tout serait sauvé !"... Columbo : "Voyez vous, M'sieur, j'ai tout de suite su que c'était vous."
Il y a des exceptions, par exemple dans l'épisode avec une femme névrosée qui tue son frère (Lady In Waiting) et dans celui avec le psychanalyste pervers narcissique (Prescription : Murder), dans lesquels Columbo semble partager le souci du prince Muychkine de sauver les gens contre eux-mêmes. Il ne parvient pas à "sauver" le médecin meurtrier de sa femme, mais il "sauve" sa complice.
Il y a une dimension psychologique, morale et métaphysique souvent profonde dans un genre que l'on qualifie un peu trop vite de superficiel.
Columbo et Poirot ont tous les deux reçu une éducation catholiques, comme le père Brown de Chesterton (et soit dit en passant comme Alfred Hitchcock, ce qui explique beaucoup de choses dans son oeuvre). Tous trois se soucient de l'âme des criminels et les interrogatoires ressemblent tantôt à des confessions, tantôt à des séances d'Inquisition (Columbo peut se montrer très dur), mais sans tortures physiques, l'enjeu étant non seulement d’obtenir des aveux, mais aussi de réaliser une "catharsis" (purgation des passions).
Car où irait, "M'sieur", une société dont les membres, riches ou pauvres, puissants ou misérables, ne seraient pas égaux devant la loi, où une sœur aurait le droit de supprimer son frère pour prendre sa place à la tête de l'Entreprise familiale (Lady In Waiting), où un général pourrait assassiner impunément un subordonné pour l'empêcher de révéler des secrets compromettants (Dead Weight) ?
Dans un monde dominé par le relativisme des valeurs, aussi bien l'inspecteur Columbo qu'Hercule Poirot ou le Père Brown ont une idée claire de la différence entre le "bien" et le "mal" et des fondements éthiques et politiques sur lesquels repose une société démocratique digne de ce nom.
Ce sont des moralistes sans "moraline", car ils ne font jamais la morale et ne se préoccupent que des "péchés mortels" qui sont aussi des "péchés contre l'esprit".
L'inspecteur au vieil imper beige et à l'éternel cigare n'est jamais violent. Ce n'est pas lui qui étoufferait un suspect en lui écrasant le thorax avec ses genoux.
Fasse le ciel qu'il y ait davantage d'inspecteurs Columbo dans la "vraie police" et que les valeurs dont dépendent la survie de la société soient aussi bien défendues dans la "vraie vie".
23 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON