Au début des années 60, la France n’en finissait pas de se reconstruire.
De nos jours, il semblerait que nous ayons à repenser quelque peu le monde de demain, si nous voulons perdurer et y vivre ensemble de la manière la plus agréable possible. D’hier à aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé, se sont améliorées, de la misère et des interrogations perdurent ou réapparaissent, c’est pour le meilleur ou pour le pire, c’est selon ce que chacun en décidera.
Pas d’avenir sans passé dit-on.
Et vous, votre enfance, c’était comment ?. Peux-t-on rêver à l’enfance d’un nouveau monde ?...
Paris, début des années 60...
L’appartement familial se situait au dernier étage d’un petit immeuble vétuste, perché sur les hauteurs de Belleville. Tout le secteur croulait littéralement sous l’abondance des visions pittoresques voire saugrenues. Formé d’un amas de bâtisses agglutinées les unes aux autres de manière parfois cocasse, avec ses silhouettes bancales et ses allures de guingois, le quartier semblait avoir concocté un soufflé de maisons cubistes surréalistes qui serait retombé sans crier gare, à la va comme je te pousse, dans le temps concret de la capitale moderne. Certains murs étaient délabrés, flambés, zébrés de couleurs gerçures, tout parsemés d’affiches qui parfois se superposaient, tandis qu’à côté, des immeubles trônaient en voisins presque dédaigneux, du haut de leurs façades étonnamment lissées, fraîchement ré-enduites, peut-être pour mieux braver l’idée qu’on peut se faire de la misère. Des boutiques alignaient des devantures de bois peintes à l’huile, d’étroites portes à bec de canne en corne polie qui luisait au soleil. Les nombreuses petites habitations des coteaux de Belleville avaient remplacé les vignes qui y poussaient jadis et le vin qu’on venait y boire dédouané de l’octroi, mais il perdurait ça et là des enclos sauvages, d’étonnants jardins potagers parfois plantés de cerisiers, nichés au fond des cours où calés au coin des rues, que protégeaient tant bien que mal des palissades branlantes couvertes de mots griffonnés d’amour, délirants ou obscènes. Maison du mauvais temps, on s’y souvenait de la dernière guerre, on se rappelait qu’on avait eu faim, on n’avait pas encore tout à fait reconstruit le monde, on semblait vivre sur la réserve, au loin, en Algérie, d’autres combats se poursuivaient. Les artères escarpées étaient sillonnées par une population exubérante d’ouvriers, de commerçants, d’étudiants, d’artisans qui vivaient le plus souvent en dehors de chez eux, sur le pas des portes, du fait de l’exiguïté des logis. On en connaissait certains qui sortaient très tard dans la nuit et vivaient, autant que faire se peut, dans les bars, couchant sous des porches quand ils n’avaient plus retrouvé l’ami charitable et compréhensif qui partageait volontiers, ou à contre-cœur, sa chambre pour une nuit. Nombre d’entre eux étaient venus de tant de contrées différentes, proches et lointaines qu’on ne savait plus vraiment bien les situer au premier abord.
Tout cela se mêlait comme les couleurs dans un kaléidoscope, il y avait quand même une véritable organisation qui transparaissait, des sortes de quartiers sous-jacents, imbriqués plus où moins bien les uns aux autres, il y avait des lieux privilégiés où l’on était assuré de se retrouver entre compatriotes…
L’été, le plus souvent, on vivait les fenêtres ouvertes. On pouvait respirer d’incroyables effluves, les odeurs de toutes les cuisines se mélangeaient : françaises, italiennes, espagnoles, arabes, africaines, portugaises, juives.... Il y avait les parfums des légumes qui s’achetaient à tous vents aux charrettes des marchandes de quatre saisons, disséminées dans les ruelles en pente, et dont les grandes roues cerclées de fer restaient bloquées par de gros pavés. Chaque détail comptait. Il arrivait que les escaliers de bois des immeubles sentent la lessive, les odeurs rances de cuisines, l’encaustique tout à la fois, les poignées de portes en laiton brillaient, les éléments de bronze se patinaient d’étranges marbrures, à l’intérieur, les meubles fleuraient la cire. A l’extérieur un peu partout dans les recoins plus sombres, le plus souvent, cela empestait l’urine et le grésil. Au mois de mai, les acacias ensauvagés des jardins en palissadés répandaient leurs éphémères effluves de miel à pointe de vanille.
On se régalait de chocolats glacés dans les cinémas du quartier, implantés en d’anciens théâtres de stucs. Par habitude, le soir, on écoutait la radio, en ces temps-là, il est vrai, on n’ignorait pas l’ennui. Rares étaient ceux qui prenaient la télévision.
A lui seul le quartier de Belleville offrait par les vestiges historiques qu’il abritait, le résumé d’un chemin en pente, qui mène du berceau à la tombe. Des hauteurs du cimetière du Père-Lachaise, on pouvait voir tout Paris. Si on rencontrait parmi les habitants, autant de visages expressifs, assez plaisants à observer au quotidien, on avait aussi la possibilité de méditer, déambulant sous les ombrages de l’immense jardin des morts, sur la cohorte toujours plus grandissante chaque jour des figures disparues. Au détour des promenades dans ces allées, des divisions de fantômes surgissaient au gré de l’avancement dans le dédale, des foules de têtes en pierre ornant les tombeaux biscornus, enchâssées parmi les frondaisons, apparaissaient toujours plus troublantes, peut-être parce qu’au loin, on entendait vrombir les moteurs des voitures qui partaient à l’assaut des montées particulièrement raides de certaines rues étroites, klaxonner et s’époumoner les conducteurs immobilisés par les encombrements des vivants. Les enfants s’ébattaient en plein milieu des artères désertées, parce qu’ils en avaient décidé ainsi, dans leurs jeux, et il y avait présente en eux cette chose très importante : le monde de ces quelques mètres carrés de pavés leur appartenait !. Les murs étaient couverts d’affiches où les publicités pour des marques de produits alimentaires ou encore de lessives bon marché qui lavent toujours plus blanc, voisinaient avec des placards relatifs à des séances de cours du soir dans une école parisienne réputée ou à la guerre en cours qui sévissait dans quelques lointains départements d’Afrique du Nord.
On y voyait tant de choses surprenantes, les grues et les camions de chantiers au milieu des cours, les grandes vitrines de verre panoramiques, remplacer les façades de bois des anciennes échoppes. On fixait avec intensité, rivés à la fenêtre, la boule de métal suspendue à son filin qui venait frapper de sa mécanique régulière et précise, attaquant sans faiblir les vieux immeubles d’en face, on s’étonnait de la rapidité avec laquelle elle parvenait à les démolir, la gorge sèche de la poussière, on ne pensait qu’à aller jouer à cache-cache dans les fabuleux décombres, faisant ainsi feu de tout bois. Le quartier prenait des allures de décors de cinéma et de chevauchées fantastiques. À la maison, on vivait en plein néoréalisme, ma mère se plaignait que l’immeuble n’avait ni l’eau ni l’écoulement, selon la formule de l’époque. Je me souviens de l’odeur de la lessiveuse et du linge qui bouillait sur le réchaud à gaz, de ses mains pleines de mousse de lessive, du battoir à linge s’agitant dans le soleil de la cour, tandis que coulait l’eau froide et claire du robinet dans la bassine de zinc. Je me souviens que mon père racontait qu’étant enfant, il avait bu le lait des chèvres d’un antique vieux de Menilmontant qui continuait contre-vents et marées à maintenir le dernier cheptel parisien, juste pour dire merde à sa façon, à un monde qui ne le reconnaissait plus.
Je sais, vous allez bien me dire que cela fait cliché, mais que voulez-vous, si on ne choisit pas son enfance, on peut bien, en comparaison rêver à la naissance d’un monde plus fraternel, où chacun redeviendrait l’enfant plein d’espoirs qu’il n’aurait jamais du cesser d’ être…
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Merci à l’auteur pour cette superbe évocation d’enfance dans un quartier que j’ai beaucoup aimé mais qui a, malheureusement, été largement défiguré. Le passage de la Duée lui-même a disparu. Reste la Bellevilloise !
Superbe texte , Noisy-le sec dans le 93 à bercé ma jeunesse avec à peu près le même décor et votre article à réveillé en moi des souvenirs d’un passé dont je garde la nostalgie , j’y retourne environ une fois par an depuis 1979 , j’y ai encore de la famille.
Cette banlieue je l’ai donc vu se transformer au fil des ans , cette ville n’as plus rien à voir avec l’époque des sixties.
Tout à une fin et on ne peut pas "être et avoir été" .
Et dans l’ordre d’apparition à l’écran, grand merci à... HAL9000, fergus, maharadh, foufouille...
pour leurs commentaires emplis de chaleur amicale, de témoignages personnels et de fraternelles pensées...
Merci pour votre commentaire, ...
comme le jeune enfant, puissions nous encore parvenir à rêver en dehors des mots,
comme l’adulte et le vieillard, puissions nous encore et toujours, nous émerveiller du pouvoir évocateur de certains mots...
" Puis parler, vite, des mots, comme l’enfant qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, dans la nuit."
Merci pour votre commentaire témoignage...
Pour quelques uns, le même godillot des premiers pas dans la vie, les mêmes espoirs, et la vie des souvenirs en rappel à la fin de la pièce, les mêmes attentes et questions,
et le tout dans ce rien, à l’instar de Godot qui...
des jours de poésie intercalaires, parmi des journées de vide intersidéral,
pour faire constraste ou pour mieux penser à l’après ?
"Que ferais-je sans ce monde sans visage
sans questions
où être ne dure qu’un instant, où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent ?
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l’amour
sans ce ciel qui s’élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je ?
je ferais comme hier comme aujourd’hui
Pour moi qui ait connu l’époque et le quartier, votre article, c’est un peu "Oh les beaux jours". Sans les poubelles. ( Quoique j’ai un doute sur le fait que les poubelles soient dans "Oh les beaux jours" ou dans "Fin de partie".)
Je suis très sensible à cette évocation d’autant que c’est mon quartier et c’est celui de mon itinérance d’enfant. Le photographe Henri Guerard raconte et rend compte à merveille de cette tranche de vie des années 60 à 80. Pour mémoire, j’avais présenté son travail dans un article il y a quelques mois : http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=40430
Mon père est l’auteur de cette photo, prise avec un Foca de l’époque, appareil qui représentait un beau résumé de ses économies d’alors ...
quelle émouvante et superbe chanson que celle des Vieux Copains de Léo Ferré, merci de la faire revivre ici ...
Bonjour Yohan,
Merci pour l’envoi de votre lien et la découverte, pour ce qui me concerne, des magnifiques clichés d’Henri Guerard,
Merci à tous pour votre présence, vos encouragements, vos apports et témoignages personnels, qui sont autant de découvertes vitales, autant de bouffées d’oxygène parmi certaines suffocations du monde...
Cela me fait penser à Jacques Brel, un poème de jeunesse,
que j’écoutais le coeur battant, chanter dans le poste de radio posé sur le buffet en bois blanc de la cuisine...