Commémoration de l’abolition de l’esclavage : noirs et blancs, comme deux gouttes d’eau
La commémoration de l’abolition de l’esclavage dans les colonies et de la traite en 1848 fut un événement considérable comme progrès des libertés de tous les hommes. C’était la fin de l’enchaînement des noirs et de leur exploitation forcée qui les maintenait dans un état de sujétion totale envers un maître ou un Etat, et en fait, à la condition inique de sous-homme. Ce fut l’un des grands pas dans l’abolition de la traite transatlantique menée par les européens.
Cet événement n’est pas dissociable d’une révolution d’un type nouveau qui va bouleverser l’ordre des choses. Un Printemps des peuples embrasse alors toute l’Europe comme réponse à l’exploitation industrielle de ses prolétaires qui demandaient partout la liberté. Ce mouvement historique donna le jour en France à la Seconde République. Elle se propose d’établir non seulement l’égalité politique des citoyens, mais aussi l’égalité sociale des hommes. C’est celle de Lamartine et surtout de Louis Blanc, ces initiateurs de la première république sociale de l’histoire humaine, qui ne pouvait s’édifier sans prendre comme l’un de ses premiers actes de portée universelle (27 avril 1848), en reflet de ses idéaux humanistes, l’acte d’abolition dont se chargea Victor Schœlcher (1) (1804-1893) député de la Martinique et de la Guadeloupe, sous-secrétaire d’Etat à la Marine, dont la dépouille repose au Panthéon.
Commémorer uniquement pour redonner de la fierté aux noirs d’aujourd’hui : une fausse route identitaire
Aujourd’hui, la commémoration de cet acte essentiel dans l’ordre de la civilisation et de la modernité, est largement entrée dans la réalité. Ce n’est plus l’oubli sur lequel le risque porte mais peut-être plutôt sur la façon de se remémorer. Lors de cette semaine de commémoration consacrée à l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage dans les colonies, j’ai assisté à un spectacle qui reflétait bien l’état d’esprit dans lequel on croit devoir se rappeler l’histoire au risque de se tromper de but.
Que nous explique-t-on ? Que, sans renier l’œuvre de Victor Schœlcher, il est question de mettre en lumière prioritairement les actes d’héroïsme et de résistance des nègres marrons, pour proclamer leur courage et leur détermination. Le thème principal de l’œuvre étant le suivant : « Vous pouvez être fiers d’avoir enfin levé la tête… » Si la valorisation de l’héroïsme des esclaves peut jouer son rôle en regard d‘une histoire de domination qui y fait peu de place, il ne faut pas pour autant en rester à ces bons sentiments pour faire fausse route. Précisément, le spectacle nous montre la violence des aristocrates blancs avec leurs hommes de mains de la même couleur en face de la douleur violente des noirs soumis à l’esclavage sur la scène, poussant plus loin à la jubilation les spectateurs, spécialement ceux de couleur, lorsque les rôles s’inversent au moment de la révolte pour crier vengeance. Il y a ici confusion malheureusement par omission, à négliger de prendre l’histoire dans toute sa dimension, alors que le sort des blancs et des noirs issus du peuple, de la révolution sur le continent à celle des colonies, fut étroitement mêlé, ce qui dans l’histoire que l’on nous compte à cet endroit n’apparaît plus.
Ceci n’est pas simplement dommage, cela nuit tout simplement à la conscience d’un acquis commun par lequel tous les hommes se sont alors élevés, des prolétaires se libérant sur le continent aux esclaves dans les colonies. On prend ainsi le risque, sans même s’en rendre compte, de produire un malentendu regrettable, de part et d’autre, si ce n’est d’entretenir du ressentiment à travers les raccourcis que certains font entre l’esclavage, le colonialisme, et les exclusions d’aujourd’hui. C’est ne pas aider à voir que le problème fut moins entre noirs et blancs qu’entre exploiteurs et exploités, ici comme là-bas, hier comme aujourd’hui. Le Code noir de Colbert (1685 sous Louis XIV) fut créé au service d’un roi et c’est bien une République qui en France le supprima tout en abolissant l’esclavage et la traite définitivement.
Au lieu de valoriser la France, pionnière en la matière qui a été inspiratrice de toutes les émancipations modernes dont l’abolition de l’esclavage, on prend le risque de faire de cette commémoration une démarche identitaire, de culpabilisation, de litige entre noirs et blancs. N’est-on pas plus ici à chercher à redonner à travers cette commémoration une revalorisation aux noirs, dont on a faussement l’impression qu’elle leur manque dans un contexte où le thème des discriminations sur un mode très victimaire envahi l’espace, par défaut d’une analyse qui pose le problème des exclusions en regard d’enjeux entre dominés et dominants, entre possédants et exploités, entre des classes sociales ?
« On ne peut rien construire sur l’oubli » dit J.N’Diaye. Si on ne peut que respecter cet homme qui est le gardien de la maison des esclaves de Gorée, on peut malgré tout s’interroger : Mais pour se remémorer quoi ? On voit bien que la citation ne se suffit pas à elle-même et pourrait même être bien mal interprétée, car comme à toute chose, il faut lui donner du sens sans oublier précisément l’histoire, pas celle uniquement des noirs, mais comment celle-ci s’inscrit dans une histoire plus large, celle de tous.
Se remémorer en se rappelant d’où l’on vient, noirs et blancs.
En 1848, c’est effectivement sur les barricades et dans les esprits nouveaux de quelques penseurs qui ont foi dans les valeurs de la république qu’une révolution sans précédent va se faire jour en posant une dimension de plus à l’édifice républicain. Le combat pour la liberté et l’émancipation convergea entre ici et là-bas, ce qui donna à l’abolition son caractère universel dans les faits, mais aussi parce que les idées qui y poussèrent étaient bien avant à l’œuvre dans un mouvement qui partit des penseurs des Lumières. Ces hommes caractérisés par l’idée de progrès, la défiance de la tradition et de l’autorité, la foi dans la raison, la science et l’instruction, qui étaient pénétrés de la certitude d’un sens de l’histoire s’écrivant à l’aune de l’individu à la conquête de la liberté.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) voit la conservation de la liberté placée au cœur du contrat social ainsi que la condition égale pour tous à l’image des parties d’un corps dont va naître une nation de citoyens. Si les penseurs des Lumières n’y voyaient pas toujours la place de la femme émancipée ou de l’esclave rendu libre, quoi que Condorcet (1743-1794) su le revendiquer, ce fut l’étape nécessaire qui préfigura la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’abolition des privilèges, la Révolution de 1789.
C’est à partir d’elle que pour la première fois on énonça l’idée et la volonté de l’abolition. Si le soulèvement des esclaves du nord de Saint-Dominique, le 22 août 1791, poussa dans le sens d’une extension des droits humains aux esclaves concourant à l’abolition, on oublie souvent que c’est Robespierre qui en pris l’initiative et en fixa l’esprit. Il intervient sur « les droits politiques des hommes de couleur » tirant ainsi les conséquences de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, ouvrant la voie à une nouvelle forme de conscience qu’il n’existe qu’une seule race humaine.
A l’Assemblée Constituante du 24 septembre 1791 : « Qu’est-ce qu’un homme privé des droits de citoyen actif dans les colonies, sous la domination des blancs ? C’est un homme qui ne peut délibérer en aucune manière, qui ne peut influer ni directement, ni indirectement sur les intérêts les plus touchants, les plus sacrés de la société dont il fait partie. (…) C’est un homme avili, dont la destinée est abandonnée aux caprices, aux passions, aux intérêts d’une caste supérieure. (…) Mais moi, dont la liberté sera l’idole, moi qui ne connaît ni bonheur, ni prospérité, ni moralité pour les hommes, ni pour les nations sans liberté ; je déclare que j’abhorre de pareils systèmes, et que je réclame votre justice, l’humanité, la justice et l’intérêt national en faveur des hommes libres de couleur. » Robespierre. L’abolition de l’esclavage interviendra trois ans plus tard : Loi du 16 pluviôse an II (4 février 1794). On voit ici les convergences d’une nécessité de l’histoire lorsqu’elle objective par l’action des peuples le principe d’égalité !
Mais par la loi du 20 mai 1802, le Premier Consul Napoléon Bonaparte annule ces dispositions, autorisant à nouveau l'esclavage dans les territoires français d'outre-mer. En 1815 après la défaite de Napoléon, au moment de la liquidation du contentieux créé par la Révolution et l'Empire, est adopté par les nations européenne le principe de l'abolition de la traite. Une déclaration commune est signée le 8 février, elle laisse aux pays concernés toute latitude pour l'organisation de la répression d'un commerce désormais considéré comme « répugnant aux principes d'humanité et de morale universelle » Pour autant, l’application en sera repoussé jusqu’en 1848, même si on met plus l’accent sur « l’amélioration » de la condition matérielle des esclaves.
A ceux des barricades des journées de février 1848 où moururent nombre d’ouvriers pour la liberté, répondirent les révoltes d’esclaves noirs des colonies qui prirent leur part dans leur propre libération. Le marronnage fut cette forme de contestation de l'esclavage par l'esclave, contre les brimades, les mauvais traitements, le fouet, les tortures. Les Marrons fuyaient de la propriété de leur maître pour se réfugier dans des lieux inaccessibles. Ils pouvaient y former des groupes organisés, ce qui fut tout particulièrement le cas dans le contexte des rumeurs d’abolition venues de France, pour agir de façon concertée et ainsi porter l’estocade qui imposa le décret locale d’abolition le 22 mai 1848.
Prendre conscience de ce qui nous a uni hier et doit nous unir pour la même liberté aujourd’hui
Il ne faut pas que cette commémoration désunisse plus qu’elle n’unit, à se poser en forme d’excuse, de façon anachronique autant du point de vue du temps, comme si il y avait encore une responsabilité des blancs envers les autres aujourd’hui, que de l’histoire, en regard de ce que noirs et blancs ont en réalité mis en commun et qu’il faut porter au grand jour. Il faut plutôt en faire la fête, celle de ce que l’on a conquis en s’élevant ensemble par là où l’égalité s’est élargie à tous, à l’ouvrier comme à l’esclave émancipée.
On sent bien ce qu’il y a de malentendus sous-jacents à la situation actuelle et que l’enjeu en est une certaine lecture de l’histoire et de la réalité qui rassemble plutôt qu’elle oppose artificiellement et de façon contraire aux intérêts de tous.
Le risque est bien là, en reflet de la loi Taubira de 2001 qui fait de l’esclavage transatlantique un « crime contre l’humanité », oubliant que d’autres esclavages mériteraient le même sort. Mais comme le rappel l’historien Marc Ferro « « Pour la tradition anticolonialiste, devenue tiers-mondiste, évoquer les excès commis par les victimes de la colonisation est en quelque sorte un tabou. Autant elle stigmatise le racisme, des Européens, la manière dont ils ont pratiqué la traite et l’esclavage, autant elle demeure discrète sur ces mêmes pratiques commises aussi par les Arabes. » (2) et avant eux par les tribus concurrentes elles-mêmes, futures pourvoyeuses d’esclaves pour les occidentaux, sans oublier Sumer, Athènes et Rome.
La fin de l’esclavage comme première liberté, fut le préalable à la conquête de l’égalité, conditions de la fraternité. C’est par-là que nous nous sommes tous élevés, en dépassant historiquement une contradiction existant entre les hommes en raison de leur origine et de leur couleur, voire de leurs religions, qui était sans objet à bien y regarder, mais il fallait l’expérience de l’histoire pour en prendre conscience. Ne la perdons pas de vue, c’est un bien précieux pour demain, mener ensemble d’autres révolutions.
« Un jour nous serons fiers d’avoir ensemble enfin levé la tête… »
1 : le décret de février 1848 d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. « An nom du peuple français, le Gouvernement provisoire, considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; Qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; Qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : liberté, égalité, fraternité ; Considérant que, si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l’abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres :
DÉCRÈTE : ART. IER.
L’esclavage sera aboli dans toutes les colonies et possessions françaises deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles. A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres seront absolument interdits. »
Première abolition de l’esclavage par la Ier République en 1794. Mais Bonaparte, sous le Consulat, rétablit l’esclavage en 1802. La Seconde République abolit définitivement l’esclavage en février 1848. Un mouvement qui indique combien l’abolition était en quelque sorte par nature inscrite dans le sens qu’imprimait à l’histoire la conquête de la République. »
2 : Marc Ferro, « Le livre noir du colonialisme » Hachette, 2003, p 136.
Guylain Chevrier
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