Commémoration du 10 MAI : Le devoir d’oubli
Voici venu le « 10 Mai », journée des mémoires de la traite négrière, des esclavages et de leurs abolitions, et aussi anniversaire de la « Loi Taubira ».
« C’est pourquoi je viens réclamer le corps de mon frère que l’on nous a arraché, parce que son absence a brisé cette proximité qui nous permet de nous tenir chaud ; parce que, même mort, nous avons besoin de sa chaleur pour nous réchauffer, et il a besoin de la nôtre pour lui garder la sienne. » Bernard-Marie Koltès (Combat de nègre et de chiens)
« Le bourreau tue une deuxième fois par le silence. » Elie Wiesel
A James Baldwin...
Voici venu le « 10 Mai », journée des mémoires de la traite négrière, des esclavages et de leurs abolitions, et aussi anniversaire de la « Loi Taubira ».
J’aurais aimé pouvoir en parler à mots doux, consensuels, et ravaler mon malaise, ma violence, ma peine, mais je ne peux pas, je sais que j’en serai incapable, tant la justice-vérité me cherche, que la passion, la rage, la colère m’habitent, me soulèvent, une colère incommensurable, inépuisée, qui me dessert je le sais, une colère séculaire, atavique, marmoréenne, ravivée au gras du quotidien, de la bêtise, au silex des préjugés, des haines, des cris et de mes morts et de cette noria de fantômes spéculaires qui hantent mes nuits et mon sang et la chair de mes Chers qui sans cesse me réclament, tourmentés, et me questionnent, me demandent : Pourquoi ? « Et si c’était un homme ? »
Que répondre ? Que leur répondre pour apaiser mon sommeil, leur ultime sommeil, et mon futur ? Alors je vais les jambes roides, anesthésiées, titubant de toutes parts, au fil des eaux, des névroses, disparate, ivre d’aucune langue, sans mémoire, essayant de rassembler quelques morceaux d’or fin entre les doigts, mais rien, rien que cette sueur froide et cette chape de silence... à en devenir fou. Non, je ne peux pas. J’aimerais tant pouvoir ne pas voir, ne pas entendre, ne pas ressentir, ne pas me souvenir, mais je ne le peux pas ; je suis immense, j’embrasse le temps et l’espace à grandes enjambées, du sud au sud et de la nuit à la nuit, et mon corps aux quatre vents n’est tout entier que grenier et lèvres retournées. Pourtant j’aimerais pouvoir me blinder d’acier et croire, me montrer dupe, et encore, un immense sommeil de dupes, d’arrangements, m’immerger, et m’abreuver, comme le commun, et d’illusions, de discours, m’enivrer, et de mots : « Ah, qu’est-ce qu’ils sont beaux, qu’est-ce qu’ils sont bons, le sable chaud, généreux et nobles magnanimes mes bourreaux, mes tortionnaires, mes assassins, mes tueurs chéris ! »
Mais non, je ne peux pas. J’aimerais pouvoir applaudir à ce traité me libérant de quatre siècles de fers, d’ignominies, de fouets, de chaînes, de servitudes, d’arrachements, où les bêtes furent mes seuls compagnons d’armes et de cœur alors que j’ai toujours cru appartenir à la tribu des humains, ce traité mettant fin à mes blessures et souffrances de nègre, à la traite des Noirs, au viol, à l’exploitation, à l’oppression, au génocide de tout un peuple, à l’assassinat légal de millions d’êtres humains, mes enfants, mes frères, mes sœurs, mes parents, mes aïeux... à l’entreprise industrielle et criminelle la plus abjecte et codifiée que l’histoire ait connue, oui... j’aimerais applaudir à ce traité m’accordant enfin le statut et la dignité d’homme... Mais je ne le peux pas.
J’aimerais pouvoir baiser de mes lèvres tuméfiées, de mon museau gonflé de sang noir ce divin traité, puis le réchauffer au cuir de mon bas-ventre cent fois visité et parfois de semences de bêtes, avec ma peau fouaillée à l’infini, à l’envi, cornée, qui aura tant fasciné de sa couleur érigée des générations et des générations d’amants ; j’aimerais le bercer ce traité, le bercer de ces bras qui ont coltiné, noueux, d’une rive à l’autre, de cales en continents, de routes en plantations, des sommes et des sommes de fines marchandises qui enflent aujourd’hui les bourses de scalp et les suaves demeures aux façades réconciliées des pays de Loire, de France et d’ailleurs. Et applaudir ? Non, je ne le peux pas.
J’aimerais pouvoir penser comme tout le monde, d’une seule voix, d’un même élan, avec toute la France réunie, unie autour des grands idéaux confettis, en ces jours de commémoration, de célébration, d’une unique célébration, celle de la République abolitionniste, tresser encore des louanges à la « supériorité », à la sagesse, à la grandeur d’esprit et de cœur de l’Occident, rendre hommage à sa mansuétude, par une réversibilité étourdissante, passe-passe de rôles - qui est qui, qui a fait quoi, on ne sait plus - où seul le grand abolitionniste est estampillé en lettres de feu, et chanté, applaudi... et danser, danser de joie, danser d’un même pied, danser au rythme des majuscules, et majuscules avides, majuscules à mort, majuscules de sang, majuscules de dupes, majuscules d’amnésie, et danser, et encore danser sous la raison de cette seule et unique majuscule, celle de l’abolition et des abolitionnistes, celle de la République et des droits régaliens de l’homme blanc, boire à sa coupe, avec mes lambeaux de mains encore frais écharpées par les lanières d’un fouet ocre - moi esclave au grand jour je suis pourtant là, encore, poitrail en avant, muscles saillants, moteur rutilant, enfant adultérin, Oliver Twist, me demandant où sont passés les esclavagistes d’antan d’aujourd’hui ? Suis-je donc devenu un esclave sans maître à la dialectique brisée ? Je veux mon esclavagiste. Je me sens si seul. Qu’on me le rende, tout nu je le veux, je veux mon maître, je veux mon père, mon tuteur, mon amour, ma lumière, tout contre moi - me manquent. Où sont-ils passés ? Je les sens pourtant ; je les vis pourtant ; je les meurs pourtant. Voyez comme je les désire, les renifle. Mais disparus, jamais existé les esclavagistes, les polygamistes, que théories et flonflon d’abolitionnistes, tous spontanés, récurés, fleuris, et sans l’ombre d’un seul nègre dedans, encore moins marrons, pas même un Toussaint Louverture ou un Delgrès, un Nkrumah, un Patrice Lumumba et tant d’autres qui ont combattu pour la liberté, pour leurs terres et pour le simple droit d’être des humains, morts pour l’abolition, pour l’indépendance, égorgés tels des pourceaux, jetés aux chiens et aux requins et revus nulle part - je me trouvais là. Je vois tout. J’aspire le temps et l’espace par le trou de ce derme « maudit », et je vois tout. Je suis là, j’étais là et je serai encore là. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas...
Et toujours esclave tant que n’apparaîtra pas mon esclavagiste devant l’autel de la rédemption, mon sauveur, mon Messie... Comment dans ces conditions aller m’incliner sans faillir devant la statue, le courage et l’obstination de cet homme illustre, Victor Schoelcher* ? Victor Schoelcher, oui...peut-être. Mais qu’en est-il des autres ? Qu’en est-il de la France ? Qu’en est-il de cette France, « reine des nations civilisées » ? Qu’en est-il de ce grand peuple de France, tous pères de La Déclaration des Droits de l’Homme, tous enfants de la démocratie et des Lumières, tous fils de la Raison, d’Hellène, de Montesquieu et de Rousseau, hérauts de Dieu et de la Charité chrétienne, tous signataires de l’Edit de Nantes ? Non, je ne peux pas.
J’aimerais pouvoir me plier au devoir d’aveuglement, au devoir d’irresponsabilité, au devoir d’oubli, mais je ne peux pas, je n’y arrive pas ; et je ne peux pas m’empêcher de le ressentir comme un blasphème, un absolu mépris, une insulte de plus et de voir qu’il y a du viol, du rapt et de l’indécence à s’auto absoudre ainsi et par la grâce d’un seul arbre, Victor Schoelcher. Car enfin, qui est donc légitimement fondé à célébrer une libération, une résurrection ? Le prisonnier ou le geôlier ? Le bourreau ou la victime ? La plaie ou le couteau ? Pilate ou le Christ ? A moins que l’un et l’autre ne fussent qu’une seule et même personne. Et quand même les geôliers deviendraient libérateurs, et pourquoi pas, formant ainsi une trinité mystérieuse, ne devraient-ils pas s’écarter un peu, avoir le triomphe modeste, et faire une plus grande place à ceux qui ont arraché leur liberté, à ceux qui ont le plus crûment manqué d’air et de vie, de chaleur et de terres, de baume et de lait, d’amour et de joie ? Mais non, toute l’onction semble aller aux bourreaux, aux geôliers-libérateurs, et quant à la place accordée aux victimes, aux prisonniers, aux résistants, jugez-en : si peu de traces au détour d’une page d’écolier rappelant à mes enfants noirs et blancs la vie qui fut la mienne des siècles durant, si peu de larmes d’amour et bien peu de mots où poser ma joue endeuillée par tant de silence ; et pas une seule statue de nègre, ni même seulement une petite pierre de leur douleur ou de leur courage sur tout le territoire français, à Nantes, Bordeaux, La Rochelle... Paris, tous ces lieux hautement emblématiques de la Traite, de l’ignominie, rien... pas une stèle, un monument officiel, un mémorial, quelque chose de fixe, une plaque, un œil, une tranchée, un obel, un obélisque à soi, un doigt, le moindre élément commémoratif, rien !... Mais si. Un mémorial… de l’abolition de l’esclavage à Nantes, dit-on, vous avez bien lu, pour y célébrer les abolitionnistes, encore. Un Mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, allez-y voir, et vous y serez accueillis par le mantra d’une Afrique collaborationniste qui aurait livré ses enfants à la lame rougissante et par une France assimilationniste en robe d’hermine maçonnique. Voilà cependant quelque chose de donné après la loi sur la criminalisation de l’esclavage et de la traite, un début, pour rompre enfin cette longue muselière de cristal. Mais alors un « 10 Mai » à la hauteur, rien !... Un « 10 Mai » férié, rien !... Le vide, l’oubli, l’inexistence d’une négraille « nés en 1848 » ainsi perpétuellement signalée, sauf à la bourse du Profit, à l’ombre des lambris et derrière les façades en pierres taillées où sa dépouille continue à reluire. Alors qu’il n’est pas une seule ville en Afrique et aux Caraïbes où ne se dressent quelques monuments et statues en hommage à la France des missionnaires, des explorateurs, des médecins, des colons, des généraux et autres hommes d’état et puissances, assez ! Non, je ne peux pas. Cet effacement... ce blanc... ce mépris... et nulle parole de regret, d’excuses, rien que dilution, dévoiement, révisionnisme, falsification, mascarade et imposture. Pourtant le général Bonaparte - esclavagiste s’il en est - s’est bien incliné devant le Sphinx d’Egypte, à défaut d’Haïti ; il n’en coûtera guère plus à l’Etat français de demander pardon au peuple noir pour toutes les atrocités commises et de s’incliner devant un Mémorial de la Réparation et de la Réconciliation. Réconciliation de la France avec son histoire, de la République avec sa mémoire et de tous ses enfants illégitimes avec la patrie. Il suffirait, pour ce faire, de pas grand-chose, d’un grain d’humanité, d’un retour de lumière, d’une vision... d’une connivence avec l’impur, le rêve, le sens, le sens de l’Histoire, d’une connivence par-delà les urnes, le sang, le sens de la bête. Alors, et seulement alors, ainsi face à face, l’œil dans l’œil, côte à côte au grand jour et dans le même lit, sinon dans le même bateau, esclave et esclavagiste, amant et amante, connu et inconnu, peut-être me sentirai-je libéré des tourments du passé, du futur, d’une aliénation et d’une discrimination tant de fois déniées et des griffes de l’oubli et de mes fers, moi l’Africain, l’Antillais, le Noir… le Blanc. En paix. Rendu enfin aux miens, au présent. A nos morts. A nos dieux. A notre mémoire. Ensemble pour le rythme. Pour la vie.
Marcel Zang
* Homme politique français, né à Paris (1804-1893), député de la Martinique et de la Guadeloupe, Victor Schœlcher prépara le décret d’abolition de l’esclavage - qui conduisit à la deuxième abolition de l’esclavage et de la traite négrière, le 27 avril 1848.
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